Avec Léonie
Lorsqu’elle ouvrit les yeux et fit face au vieux papier peint fleuri de son enfance, Melinda se sentit, l’espace d’un moment, perdue. Il lui fallut quelques secondes pour se remémorer son aventure de la veille et s'étirer, avant de grimacer en apercevant ses poignets tuméfiés. Elle aurait à cacher ces marques avant d’aller rejoindre sa petite sœur qui devait déjeuner, si elle se fiait au raclement d’un couteau contre l’assiette.
Ce bruit lui était affreusement familier…
« Plus de beurre, génial. Léonie a encore pris le reste. »
Après s'être habillée avec la tenue de la veille, elle se dirigea, affamée, vers la petite cuisine illuminée par le jour.
- Baye et maman sont déjà partis à l’usine ?
Le nez pratiquement plongé dans son bol de lait chaud, Léonie sursauta en entendant sa sœur arriver.
- Lili !
Melinda ne put retenir un petit rire tandis qu’elle recevait dans ses bras une véritable boule d’énergie.
- Coucou, Léonie ! Désolée de ne pas t’avoir saluée d’abord, j’étais… attends. Tu ne devrais pas être à l’école ?
La fillette secoua la tête, ses courtes boucles acajou suivant le mouvement.
- On est jeudi et j’fais pas catéchisme, au cas où tu t’en souviendrais pas. Et toi alors, pourquoi t’es pas à la mercerie ?
- Euh… C’est une longue histoire, hésita-t-elle. Je pourrais prendre mon déjeuner d’abord ?
- Ah, oui, bien sûr !
Aussitôt dit, aussitôt fait, sa cadette s’empressa de lui tendre un bol ébréché, une bouteille de lait à moitié entamée et les restes d’une miche de pain encore frais.
- Y avait du beurre aussi mais je l’ai terminé… Tu aurais dû te lever plus tôt, on devra en racheter.
- On va faire les courses ? s’étonna l’ancienne apprentie.
- Bah oui, tu as pas vu le mot qu’a laissé maman ? Je croyais que t’étais censée avoir de bons yeux avec ton futur métier, se moqua-t-elle gentiment.
- Léonie !
- Quoi ? C’est vrai...
Narquoise, elle lui tendit un petit papier recouvert de l’écriture fruste et serrée si caractéristique des anciens écoliers d'établissements publics. Elle ne put s'empêcher de penser qu'elles différaient grandement des belles courbes raffinées que dessinait Loup.
- Du pain, grande surprise, du beurre, des topinambours, de la salade - la moins chère, des carottes, des pommes de terre, des pommes…, énuméra-t-elle, son regard parcourant la liste. On a un franc et demi pour tout ça, on pourra peut-être prendre des caramels à un sou si on fait attention.
Il n’en fallait pas plus pour réveiller la gourmandise légendaire de sa petite sœur… et pour elle, de repousser les explications à plus tard.
- Bon, t’as fini de manger ? s'impatienta l'écolière. C’est que je les veux, ces caramels !
***
C’était étrange, ne pouvait-elle s'empêcher de penser. La veille au soir, ses parents s’étaient montrés catégoriques : pas de sorties en vue. Enfin, interdiction de travailler ; pour elle, cela revenait au même. Mais les courses n’étaient pas exactement quelque chose qu’ils pouvaient éviter.
- Melinda, tu m’écoutes même pas !
Surprise, la jeune fille tourna la tête vers la mine renfrognée de sa petite sœur et sentit ses propres traits se détendre sous l’attendrissement. Avec sa coiffure moderne dépassant à peine les oreilles, son teint plus foncé et ses grands yeux noisette, elles n’avaient peut-être pas grand-chose en commun... mais bon sang, ce qu’elle lui avait manqué.
- Désolée, Lélé, tu veux bien répéter ? Je promets de faire attention, cette fois.
- T'es pas possible, tu sais !
Son audace lui arracha un sourire. Si certains la trouvaient irritante, Melinda, elle, percevait son effronterie comme d'autant plus attachante - enfin, cela dépendait des situations.
- Je sais, répondit-elle gentiment. Donc ?
- Donc je parlais de mes cours. T’en as raté, des trucs ! Depuis ta dernière visite, on a disséqué un poisson en sciences naturelles. Il était minuscule et c'est l'instituteur qui l'a fait, mais c'était génial ! Oh, et Marcelle a…
Le reste du trajet se fit bien rapidement, au rythme des pépiements enthousiastes de Léonie et de ses ragots. En l’écoutant, elle oubliait jusqu’à sa peur de la veille, jusqu’aux paniers d'osier tressés qu’elle tenait et les pièces alourdissant la poche de sa capeline usée.
La terre battue des petites rues ouvrières céda aux pavés, et Melinda interrompit sa cadette le temps d’un coup d’œil. Autour d’elles, le trottoir s’était encombré progressivement par le ballet matinal des Parisiennes, par les lavandières et leurs baquets d'eaux parfumées, les mères de famille vêtues de loques et leurs enfants désœuvrés, presque toutes se dirigeant Place de la République où les maraîchers du bord de la ville s’étaient regroupés.
- On y est déjà, s’exclama Léonie.
- Ne t’éloigne pas de moi ! On va commencer par les fruits, prends ma main. Je ne voudrais pas que tu te fasses emporter par la foule.
- D’accord...
Elle devait être habituée à ce genre de demandes de la part de leur mère, elle qui était toujours si prudente, songea Melinda tout en glissant sa main dans celle de sa cadette. Elle fronça brusquement les sourcils :
- Et ne roule pas des yeux comme ça, ce n'est pas poli.
- D'accord, maman, fit la fillette en lui tirant discrètement la langue.
Un soupir lui échappa. Au moins sa petite sœur n'avait rien perdu de son énergie en grandissant, se réconforta-t-elle.
- Allez, viens. On devra se ramener avec les pires morceaux si on ne commence pas nos achats maintenant.
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