Félicien
Écrire ce satané rapport lui avait pris deux heures, et quand enfin il put quitter les bureaux déserts, ce fut au son des douze coups de minuit. Félicien était accoutumé à partir le dernier, aux échos de ses pas, à la douce lueur dorée que procuraient les lampes à gaz, bientôt éteintes par le gardien de nuit.
D’habitude, il aimait cette paix environnante, brisée seulement par le claquement de rares sabots sur les pavés et les murmures d’amis sous le clair de lune. Mais cette nuit, le ciel était aussi sombre que ses pensées dans ce silence oppressant, et il se surprit à hâter sa marche. Cette jeune fille, ce mercier inquiétant, cette journée en général - le jeune détective en était épuisé. Pas de la première, en revanche…
Non, il s’inquiétait seulement pour elle. Si petite, si jeune, si effrayée. Avec le recul, Félicien se trouvait ridicule de l’avoir même considérée comme l’Artiste. Et ce Loup ! Il portait bien son nom, c’était certain. Il serra les dents en songeant à ce qu’il pouvait faire en ce moment même.
Pourquoi donc déformer ainsi ses victimes ?
Il n’était même pas certain de vouloir la réponse.
Plus vite qu’il ne l’avait escompté, le jeune homme se retrouva devant le cimetière de Montmartre, son raccourci ordinaire vers son petit appartement rue Marcadet. Cette fois pourtant, il le contourna et s’enfonça dans son long manteau, préférant les discrètes allées éclairées aux muettes pierres tombales. Elles n’auraient fait qu’aggraver sa lassitude - non, son angoisse - quant à cette enquête qui continuait de le surprendre.
Et Félicien avait horreur de ce sentiment qui vous prenait aux tripes, n’en finissait pas de vous faire suer. Il monta les marches jusqu’au cinquième étage en s’accrochant presque à la rampe, et oublia de ramasser sa pelletée de charbon pour le chauffage.
***
Il s’était réveillé dispos et de nouveau maître de ses pensées. Face à cette épreuve à surmonter, il y avait du réconfort dans la routine ; il s’était lavé le visage, rasé soigneusement, rafraîchi avant de revêtir une chemise propre et de descendre au café d’en bas pour le petit-déjeuner.
C’était une petite pièce austèrement meublée de bois où Félicien avait ses habitudes - un bol de café noir et un croissant peu coûteux pour bien commencer la journée, avec un journal apporté par le garçon contre une piécette.
- Alors, monsieur Leroy ? demanda joyeusement ce dernier. Comment avancent vos affaires ?
- Lucien ! Tu sais bien qu’on ne demande pas ça aux policiers, grogna le patron d’un air sévère.
- Ce n’est pas bien grave, répondit l'inspecteur en lui adressant un sourire. Je ne peux pas te dire grand-chose, excepté que je fais de mon mieux.
Le garçon, âgé d’à peine treize ans, lui rappelait un peu lui-même à cet âge - en plus gai. Roux et efflanqué, les oreilles décollées et la mine malicieuse, il était vivace et énergique, très intéressé par les aventures de l'enquêteur. Une partie de lui s’en méfiait, la faute à son métier et à la facilité d’acheter les services d’un jeune en manque d’argent. Cependant une part de lui ne pouvait s’empêcher d’éprouver un attendrissement tout fraternel face à sa curiosité encore enfantine.
- Tu pourras en savoir plus si tu deviens policier un jour ! Qui sait, peut-être travaillerons-nous ensemble, souligna-t-il avec un clin d’œil.
La mine renfrognée du vieux patron le fit regretter ses paroles - il le connaissait suffisamment pour savoir qu’il comptait sur son fils cadet afin de reprendre les affaires plus tard.
Il s’essuya délicatement les lèvres de son mouchoir et se leva après avoir payé, le journal encore non lu à la main.
- Passez une bonne journée ! s’écria Lucien, et Félicien sentit son cœur s’alléger quelque peu.
Dès son arrivée avenue Niel, la silhouette trapue et imposante du commissariat lui remit en tête ses responsabilités. La mine grave, il gravit les escaliers et ne put s’empêcher de songer à la petite apprentie, à ses traits anxieux tandis qu’ils avaient franchi ce même perron de marbre et de brique ensemble la veille au soir. Allait-elle bien ? Il espérait sincèrement qu’elle serait en sécurité chez ses parents, mais le croire serait faire preuve d'un excès de naïveté.
- Toujours en grande réflexion à ce que je vois, lança le réceptionniste d’un air amusé. C’est pour voir monsieur le commissaire Dumont ?
- Absolument.
- Il sera disponible dans une dizaine de minutes. Il est en réunion.
Leroy pinça les lèvres et se dirigea vers son bureau afin d’y lire le quotidien. Il passa en revue les gros titres - des spéculations sur ce que ferait la nouvelle coqueluche de tout journal de Paris, l’Artiste. Ce n’était pas surprenant qu’il soit mercier, se surprit-il à songer ; au contraire, cela justifiait son habileté, sa précision dans les prélèvements sinistres qu’il faisait dans les corps des victimes.
Seulement, il craignait fort qu’il ne s’en prenne à l’ancienne apprentie une fois la supercherie révélée… Le temps était donc compté, et voilà qu’il se retrouvait à devoir en perdre pour une question de politesse. Il jeta un coup d’œil impatient à sa montre de gousset : huit heures et quart. Le commissaire devait bien être disponible à présent ! Il ne lui restait plus qu’à l’informer de ce qu’il s’apprêtait à faire.
***
Camoufler une partie de la vérité à son supérieur avait été compliqué, mais enfin, il y était parvenu. Cet étrange pressentiment ne semblait pas avoir lieu d’être pour l'instant : cinq heures et demie qu’il gardait le sieur d’Airauld à l’œil, et il n’avait pas bougé de la petite mercerie.
Quelle chance tout de même que la devanture soit toute de verre ! On pouvait aisément voir l’homme blond vaquer à ses occupations quand il travaillait. Leroy ne put s’empêcher de penser qu’il lui rappelait une abeille diligente dans son labeur ; il allait, venait, enfilait perles et décorations sur de riches habits, brodait sur des fourreaux d’épées décoratives, ne s’absentait que le temps de manger dans l’arrière-boutique invisible. A chaque fois qu’il s’éloignait, le jeune détective sentait ses muscles se crisper en attendant le pire… mais enfin il revenait, recommençait, son air pensif laissant place à un sourire quand un éventuel client le forçait à s’arrêter.
Avec son visage fin et ses façons nobles et raffinées, le mercier ne donnait guère l’impression d’un tueur, et encore moins de posséder la force nécessaire à maîtriser des ouvriers… les jeunes femmes des précédents jours, cela pouvait être crédible ; mais enfin des hommes plus grands et plus musclés… Quelque chose ne collait pas.
Non. Quelque chose lui échappait. Mais que pouvait-il faire d’autre à part observer celui qu’il savait être le coupable ? La moindre négligence de sa part aurait de lourdes conséquences pour une tierce personne, et il n’avait pas besoin de son instinct de détective pour le savoir.
Pourtant, il fallut attendre dix-neuf heures et demie, la fermeture de la boutique, pour que le mercier sorte enfin.
Leroy laissa derrière lui une énième tasse de café froide et un stylo oublié.
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