Sur ses traces
Suivre Loup d’Airauld s’avérait une tâche ardue. Pister quelqu’un sans se faire apercevoir, passe encore ; le jeune enquêteur excellait à se fondre dans la masse, traquer quelqu’un à l’ouïe, repérer sa cible au travers des vitres marchandes renvoyant leurs reflets, pour éviter un regard trop fixe. Leroy le prit en filature prudemment de la rue Lemercier jusqu’au boulevard des Batignolles, où il l’aperçut s’engouffrer dans un omnibus, et réprima un grognement : garder cet anonymat se compliquait quand ladite cible usait des transports en commun. À en croire l’inscription sur le bois sombre de la voiture, celle-ci les amenait place de l’Étoile. Un mauvais pressentiment lui serra le cœur tandis qu’il lui emboîtait le pas, les sens en alerte.
Si ses suspicions s’avéraient, d’Airauld s’orientait vers le dixième arrondissement, là où habitait la famille de l’apprentie – ce qui n'était pas difficile via la place de l'Étoile. Bien sûr, sa cible pouvait sortir pour une multitude d'autres raisons : faire des courses, se mettre en chasse des meilleures fournitures pour Les Mains de Fée...
Mais le marché des Fantaisies, connu dans toute la capitale pour faire le bonheur des tailleurs, couturiers, raccommodeurs et merciers en tous genres, n'était accessible qu'avec la Ligne d’Argent du métro aérien. Or, elle l’aurait amené dans le premier arrondissement plutôt que le cinquième. S’il sortait pour des courses ordinaires, il ne possédait aucune raison pour s’éloigner ainsi de son quartier. Ne lui restait comme éventualité qu’une rencontre avec quelqu’un – mais quelque chose clochait avec cette théorie.
Comment diable pouvait-il savoir que l’apprentie était toujours en liberté ?
Nous aurait-il suivis hier ? Ce n’était pas impossible. Tandis qu'il grimpait à bord, il enfonça son chapeau sur sa tête et régla prestement une pièce au contrôleur. Passé le minuscule escalier de fer, le jeune inspecteur s’accapara de justesse une des dernières places assises sur le toit de l'impériale et s’autorisa un soupir.
Encore heureux que les nouveaux modèles aient deux étages, sinon il m’aurait aperçu à coup sûr. Perché ainsi, il saurait quand le mercier descendrait tout en se tenant hors de son champ de vision. L’omnibus démarra sur les chapeaux de roue et Leroy se raccrocha en pestant aux rebords de fer de la voiture : l’habitacle de bois tressautait affreusement sur les pavés irréguliers du boulevard.
***
Comme escompté, le trajet mystérieux ne s’acheva pas place de l’ Étoile. À peine descendu, un attroupement de personnes en toilettes de soirée se pressa entre lui et l’homme blond ; pire encore, ce dernier s’enfonçait avenue des Champs- Élysées, où la masse de couples élégants et de bourgeois endimanchés semblait s’épaissir, ralentissant toute progression. Sourcils froncés, Leroy accéléra résolument la cadence en redressant les épaules, poussant quelques badauds hors de son chemin. Il bifurqua en resserrant sa prise sur sa montre à gousset et l’aperçut traversant les larges allées au niveau du rond-point pour atteindre l’autre trottoir.
M’aurait-il remarqué après tout ? Il tenterait de me semer qu’il ne ferait pas autrement...
Il louvoya entre les cabriolets et les voitures à vapeur, rejoignit de l'autre côté, les tempes en sueur, quelques courageux inconscients en costumes trois-pièces. Malgré la beauté des lieux bordés d’arbres et la foule parfumée, l’avenue empestait la fumée et le fumier – ce qui n’aidait aucunement à se concentrer.
L’ai-je perdu ? Bon sang !
Le cœur battant, Leroy finit par retrouver la silhouette fine et gracile de sa cible au loin, place de la Concorde. Lorsqu’il réussit à le rattraper, d’Airauld s’était déjà engouffré dans l'une des automotrices, direction cimetière du Père-Lachaise. Le dernier car rutilant quittait à peine le quai dans un lourd nuage de vapeur lorsque le jeune homme y parvint, et il jura dans sa barbe. Ses pires craintes commençaient à se confirmer : le mercier se rapprochait bel et bien de la rue Ramponneau.
Arrivé au terminus, le suspect était introuvable. Du calme, il ne peut être qu’à quelques minutes de là tout au plus… Une angoisse sourde lui fit consulter sa montre : vingt heures et sept minutes, soit six après l'arrivée présumée de sa cible. Des souvenirs de son entraînement affluèrent : le contact visuel perdu, il valait mieux commencer les recherches par les rues les plus fréquentées. En règle générale, elles bénéficiaient d’un plus grand nombre de points d’entrées et sorties, rendant les rencontres plus probables, et aidaient à conserver un certain anonymat. Leroy remonta l’avenue de la République, les sens aux aguets.
Pas de traces du loup. Les mains dans les poches, il tourna plus lentement rue de Pelleport. Les quelques passants ici, vêtus bien plus modestement de chemises en coton rêche et de pantalons de toile grossiers, marchaient d’une allure empressée, têtes basses. Des ouvriers qui se dépêchaient de rentrer pour la soupe, mais pas de silhouette familière ou d'événements sortant de l’ordinaire. L'enquêteur soupira. Où irais-je à sa place ? Pour atteindre au plus vite la rue Ramponneau, il devait bien pouvoir trouver un autre omnibus quelque part. Il allongea ses foulées, oreilles tendues, avant de s’arrêter : à sa droite, des cris lointains.
« Un quoi ?
— Un corps, monsieur ! »
Ce n'est pas vrai. Comment aurait-il pu sévir en seulement un quart d'heure hors de sa vue ? Il accourut.
— Inspecteur Leroy, apostropha-t-il d'une voix forte. Montrez-moi.
Sans laisser davantage de temps aux politesses habituelles, le jeune homme devança les deux gardiens de la paix en capelines sombres, éberlués, et suivit l’ouvrier les ayant alertés le long de la petite rue piétonne des Tourelles. Son mauvais pressentiment avait pris un goût de bile dans sa gorge.
Au sol gisait un homme noir dans la quarantaine, la gorge mutilée. Le sang avait coagulé sur la terre battue, entremêlant des nuances de brun nauséabondes. Leroy ferma les yeux. Il arrivait trop tard une fois de plus… S’agenouillant avec précaution auprès du cadavre, il se retourna en direction de ses collègues.
— Je reste faire le constat. Messieurs, bouclez le périmètre. Et que l’un d’entre vous envoie un pneumatique au commissaire Dumont.
— Oui, monsieur !
Reprends-toi, Félicien. Le regard froid, il palpa lentement les bras, inspecta sa peau ; la mort semblait dater de plus d’une demi-heure, s’il se fiait aux taches violacées de ses extrémités et au teint jauni de son visage. Les reins et le foie ont lâché.
Plus d’une demi-heure ? Il regarda sa montre. Vingt heures trente-trois. Impossible. Loup était arrivé cimetière du Père-Lachaise supposément une minute après le meurtre – et c'était sans compter sur le fait qu'il n'avait quitté la mercerie qu'à dix-neuf heures trente, et sous sa supervision. Se pouvait-il que l’homme eût été assassiné par un tout autre meurtrier que l’Artiste, que la victime n’était pas le père de la demoiselle M’Baku ? Il est vrai qu’il ne lui a rien retiré… Saisi d’un doute, Leroy fouilla la veste du cadavre. Une bosse. Il en retira un passeport américain, l’ouvrit en retenant son souffle.
La victime s'appelait William M’Baku. Il expira longuement, se passa une main lasse sur le visage avant de refermer les paupières du mort. Cette fois il en était sûr, il s'agissait bien de l'Artiste. Mais il était impossible pour le mercier d'avoir tué cette victime-là. Un complice, alors ?
— Inspecteur Leroy, le message a bien été transmis au commissaire, l'interrompit un des policiers, hors d'haleine en raison de sa course.
L'enquêteur se releva, épousseta mécaniquement ses genoux. Sa mâchoire, crispée, ne laissait transparaître aucune émotion.
— Bien. Fouillez les registres municipaux et avertissez sa famille, finit-il par répondre.
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