Un soir d'éveil

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Les étoiles avaient à cœur de briller, ce soir là, malgré l'encre de la nuit qui débordait sur le monde.

Et la pierre, froide, impitoyable, renvoyait vers les cieux un petit peu de cette lumière. Aussi, silhouette noire, se dessinait-il - par contraste - sur les rebords de la falaise.

La nuit avait vécu. Et l'avait fait vieillir, sous la lueur des chandelles, un vin d'un rouge profond dans la main coulant d'abord dans sa gorge, cascadant jusque son esprit. Alors, se noyer dans la mer d'un simple regard, s'oublier un instant, rafraîchissait son âme autant que les embruns rafraîchissaient son corps. En contrebas, les vagues, s'écrasant. La violence inouïe d'une nature indomptée résonnant avec les tumultes de son jugement.

Il était sombre - ses pensées comme un voile sur son visage, respirant lourdement. Pensées goudronneuses. Au dessus de lui, les nuages cléments d'un été bucolique. En lui, l'orage.

Il fallut un temps, au monde, pour se remettre à tourner.

Et un, encore plus grand, à Bachelard, pour se remettre en marche.

Sur le petit chemin qui le vit redescendre, les lueurs tamisées des lucioles l'entouraient, comme les pétales d'une fleur lumineuse dans une brise impossible. Alors, silencieux, il observait, le regard plein, le visage terne, chaque chose. Chaque brin d'herbe, bataillant contre la mort, entre deux pierres. Chaque insecte de sa campagne, rampant entre les fleurs écarlates, coquelicots pompeux. Chacun de ses pas, il les posait sur une nouvelle terre, comme s'il existait dans un monde différent, étrange, qui n'était pas le sien. Plus radieux. Plus noir. Plus terrible.

Et les arbres, autour de lui, attrapaient les ombres d'une façon si belle, qu'il ne put plus ignorer chacun des détails de leur écorce.

Une beauté triste l'envahissant entier. Langoureuse embrassade.

Qu'il se sentait lourd. Chargé d'histoires, de joies et de colères, qui jusqu’à peu n'avaient pas été les siennes. Le récit d'une vie, interminable, lui ayant été donné. Il avait fallu un temps, immense, pour que les mots s'épuisent. Et plus longtemps encore pour qu'ils se déposent en lui.

Et puis, ce soir, le silence était venu.

Et dans les yeux du vieil homme qui partageait son vin depuis bientôt trois mois, qui le noyait d'amours ivres, de douces remontrances, d'histoires invraisemblables d'une jeunesse perdue, de tendresses nostalgiques d'un automne paisible, Bachelard avait vu se déposer un voile serein.

Le vieil homme avait doucement hoché la tête. Hésitant tout d'abord, puis enfin réalisant que tout avait été épuisé.

Et n'avait plus rien dit.

Alors, Bachelard s'était levé. Et comme ainsi le monde lui avait semblé lourd ! Une responsabilité immense lui tombant soudain sur les épaules. Chassant de son esprit l'ivresse du vin, et celle de cette tendresse étrange qui l'avait lié au vieil homme et aux fragments puissants qu'ils avaient, patiemment, extraits de sa mémoire défaillante par autant de discussions interminables.

Alors, Bachelard, triste biographe, réalisant qu'il avait achevé sa besogne, s'était levé.

Et, s'excusant gravement, il était sorti.

Il avait tenté de se noyer dans la nuit.

De se noyer dans la mer.

De se noyer dans l'oubli.

Mais, chargé du fardeau de deux vies, il ne parvenait plus à s'enfuir du monde. Il était éveillé. Comme jamais il ne l'avait été. Et, de fait, comme chaque homme qui s'éveille, Bachelard était terrifié. Terrifié par les promesses d'un autre temps qu'il avait faites. Encore endormi aux émotions si pures que le vieil homme avait depuis, patiemment, déposé en lui.

"M'aiderez-vous?" avait dit le vieil homme.

Et Bachelard, pensant contourner la terrible demande, la trouvant impossible, voulant gagner du temps, plein de l'espoir irrationnel des enfants, avait hoché la tête, sorti une bouteille, deux verres, et avait rétorqué :

"Oui. Si vous me racontez tout."

Et, dans chaque histoire, contée au clair de lune, quatre yeux perdus vers le feu de son âtre, il avait espéré raviver une flamme. Convaincre. Soulager. Faire le cadeau d'une tendresse, et par là faire un baume qui soignerait de tout. Et pourtant, c'était lui qui, rendu humble par la cascade des mots d'une vie plus longue et plus rouge, avait fini par recevoir, rendu coi par la beauté des petits riens mis dans des mots maladroits. Ému par le regard, terrible, de l'homme qui ne se souvient plus guère que d'un rire. Par l'émotion fébrile des injustices d'un hiver.

Bachelard, loin de convaincre, avait fini par être touché quelque part de si loin qu'il en était pantois.

Par changer, pincé près de son cœur.

Par comprendre.

Par aimer ce vieil homme. D'un amour immense. Catastrophique.

Et, en pressant sa paume contre la poignée de sa porte, laissant les vents froids entrer dans son chalet en même temps que lui, alors, quelque chose, en lui, cessa de tressaillir. Quelques pas.

Puis, il s'assit.

Avalant chaque détail du visage du vieil homme, prenant la pleine mesure de son être, comme faisant résonner dans chaque ride les échos d'un fragment d'histoire, et trouvant dans ses yeux tellement si ouverts l'immensité d'un océan. Au loin, il n'aurait pas du percevoir les bruissements étouffés des vagues s'écrasant sur la falaise. Et, pourtant, elles étaient là. Pour peu qu'on les écoute. Qu'on s'éveille au tumulte du monde. A la violence injuste des brisures d'une vie.

Le vieil homme, lui, ne dit rien. Mais il soutint son regard, un petit sourire sur ses lèvres plissées. Ayant plaidé sa cause, par un million d'images. Ayant fabriqué en Bachelard un miroir, qui l'avait ensorcelé. Ayant déposé en lui un héritage foutraque, fait de mots. Il ne restait rien d'autre à dire, que de résonner ensemble.

Ils le firent.

Alors, Bachelard, le premier, hocha doucement la tête, d'un dépit résigné. Une main, matraquée par les années, se posant doucement sur la sienne . Chaude, et froide à la fois.

"M'aiderez vous?"

Sans rien dire, Bachelard acquiesça, brisé.

Alors prit la main du vieil homme dans la sienne, comme le font les enfants perdus. Mais ce fut l'enfant perdu, cette fois, qui guida leurs pas mesurés. Autour d'eux, dans une ascension interminable, qui leur parut durer une vie, les lucioles tournoyèrent. Le vent caressa l'herbe tendre, frissonnant entre les feuilles comme un sifflement doux, charriant avec lui un peu des ombres mouvantes. Ils marchèrent au rythme du vieil homme, jusqu’à la falaise, et son horizon immense. En goûtant chaque instant comme un tableau grandiose. Cheminant ensemble, éveillés.

La ligne trouble de la mer comme seul mur séparant le ciel du monde. Et les vents du sommet, caressant leurs habits, les faisaient grelotter.

Ils ne se dirent rien.

S'étaient déjà tout dit.

Bachelard, alors, lâcha la main du vieil homme, et ils regardèrent la mer, un temps. Sous le sifflement du vent, le vieil homme murmura. Peut-être un merci. Peut être autre chose. Mais Bachelard tremblait, fuyant vers l'horizon, refusant de se laisser briser. Et, avant que le vieil homme qui avait oublié le prénom n'oublie la sensation des mains chaudes, les rires d'un amour perdu, la chaleur d'un corps contre le sien, et que le temps n'emporte le reste, Bachelard, doucement, posa sa main sur son dos.

Son cadeau, terrible.

Pour ne pas pouvoir reprendre son geste,

Pour ne plus hésiter, s'écorchant l'âme à vif,

Prenant le fardeau lourd sur lui,

Il le poussa d'un coup sec.

Il fallut un temps immense au monde, pour se remettre à tourner.

Et un plus grand encore pour Bachelard. Seul. Écoutant le bruit sourd de la mer. Le bruit des vagues, écrasant leur écume sous l'onde terrible. Roulant depuis le bord du bout du monde.

Encore et encore.

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