Le Croqueur

10 minutes de lecture

    Il devait être dans les deux ou trois heures du matin. La grande horloge ouvragée qui jetait les reflets d'or de ses aiguilles à côté de la porte était déréglée depuis longtemps, et nul ne se souciait de ce qu'elle pouvait afficher. D'innombrables étagères, pliées sous le poids d’antiques volumes, étaient modestement éclairées par quelques lampes de chevet dispersées dans la bibliothèque. Cinq silhouettes, disposées en cercle sur des fauteuils molletonnés, affectaient apparemment l'immobile morgue des gens de bien. Les quelques lumières du feu mourant ajoutait au tout une touche pittoresque et surnaturelle. Sur la table, au centre de la petite assemblée, un curieux sablier trônait sur un napperon mauve. Le sable, fin et doré, descendait d'une poche vers l'autre au moyen d'un petit tube de verre entortillé, à la manière d'une colonne de verrerie chimique. Un compte à rebours s'achevait sans doute, car l'un des scrutateurs —un grand homme aux cheveux immaculés— rompit le silence. « Chers amis, le délai imparti est écoulé. Livrons-nous nos réflexions.

— Je me suis souvenu d'une édifiante anecdote martiale, narrée jadis par mon regretté grand-père, le général Haudimont, dit une petite femme bien en chair engoncée dans une robe à mousseline bleuâtre. »


    À ces mots, un concert de soupirs s'éleva. Un autre des convives se pencha et osa lancer d'une voix grise « Ne vous méprenez pas. Ces histoires sont formidables, mais vous nous avez déjà narré ce soir toute la campagne des Marches de l'Est. Et je crois parler au nom de tous quand j'évoque une certaine lassitude.

— Très bien ! rétorqua l'élégante éconduite d'un ton renfrogné. Que proposez-vous ?

— J'ai en tête, dit l'homme au visage carré —presque trop pour être naturel—, une cocasse mésaventure qui arriva il y a quelques années à un mien cousin, habitant des Vosges.

— Celui avec qui nous passâmes le Réveillon de l'an passé ? s'enquit l'épouse du narrateur, une longue femme enveloppée d'écharpes colorées.

— Celui-là même, ma douce.

— De grâce, épargnez-nous ses histoires d'alpages et de randonnées ! J'en ai eu mon content pour le reste de mon existence. »


    L'hôte regardait ses invités non sans une certaine irritation. « Dois-je comprendre que vous n'ayez plus aucune histoire digne d'être entendue pour animer notre réunion mensuelle. Même pas la moindre petite anecdote croustillante, ou mieux, effrayante ?

— J'en ai bien peur, se morfondit la jolie femme en mousseline, dont le chapeau haut de forme assorti à sa robe lui jetait une ombre insolite sur le visage. »


    Sur le dernier fauteuil, le plus proche de la cheminée, une cinquième personne restait muette. Au coin de ses prunelles se reflétaient les petites flammes qui dansaient encore dans l'âtre. « J'ai bien, se risqua-t-elle, souvenir d'une histoire étrange à votre goût. » Un silence avide et déjà ravi se fit immédiatement. La maigre dame étira sa carcasse et se redressa dans son fauteuil. Les flammes quittèrent ses yeux, et elle regarda ses camarades.


    « Avant tout, sachez bien que je ne suis —et n'ai jamais été— superstitieuse, ni crédule. Cependant, mon récit pourra vous amener à le croire. J'aimerais que vous gardiez à l'esprit que je suis aussi rationnelle et lucide que vous, et (elle jeta un regard à sa voisine qui se trémoussait d'impatience dans sa robe bleue) peut-être même plus que certains.

— Je vous en prie, ma chère ! Nous n'allons pas mettre en doute votre discernement !

— Ma chère Aude, ne m'interrompez pas je vous prie. Mon histoire est déjà suffisamment absconse. »


    Madame de Haudimont-Leclôt, figure mondaine connue malgré elle sous le diminutif d' Aude, plaque une main sur sa bouche avec un air coupable, en ponctuant son geste d'un hochement de tête appuyé. Sélina Mréjant reprit, de sa lente voix de femme usée.


« Ainsi, j'étais encore toute enfant. Nous allions chaque été, mes sœurs et moi, en vacances quelques semaines chez mon oncle maternel. Un homme gros comme grand, imberbe mais à la chevelure épaisse, et le monocle vissé à la paupière. Et un de ces nez… à la Cyrano pourrait-on dire. Un sympathique personnage du reste, avant que… mais j'y viendrai.

    L'homme vivait près d'une plage quelconque du Finistère, dans une grande chaumière réaménagée pour le confort et restaurée pour la vue. Nous passions notre temps là-bas à pêcher sur la grève ou à courir dans les sentier muletiers qui striaient les campagnes environnantes. Notre oncle, quant à lui, vaquait à ses occupations. Son fils était parfois là en même temps que nous. Il devint plus tard conservateur de musée Philibert, et il me semble qu'il y a connu votre père, monsieur Browsky. »


    L'intéressé, en l’occurrence l'homme aux cheveux blancs, eut un petit geste d'affirmation. « En effet. Votre cousin a même été le compagnon d'études de mon père lors de ses premières années au service d'expertise.

— C'est bien possible. À l'époque, il n'en était pas encore là. Il étudiait sans cesse des volumes épais et coûteux, qu’il ramenait à la maison de son père par cartons entiers pour les y entreposer. Les enfants que nous étions restaient fascinées devant ces reliures massives et ternies. Notre cousin n'était pas distant avec nous, au contraire. Régulièrement il nous montrait tel ou tel livre, pétillant de joie. Il passait de longs moments à nous narrer ses recherches en des lieux insolites. Les vieux livres, les ouvrages oubliés au savoir unique, il les pêchait dans des églises abandonnées, des caves murées, des épaves. Partout où il était susceptible qu'un livre ait pu être oublié, il allait et furetait.

    Un jour, il nous appela, surexcité. Il déchargeait de la voiture une belle malle de bois cadenassée. C'était, disait-il, le stock d'une collectionneuse décédée récemment et dont les enfants avaient voulu se débarrasser. Il la déverrouilla et l'ouvrit, révélant des dizaines de livres poussiéreux, mais dans un état remarquable. Nous étions nous aussi excitées. C'était comme un trésor de pirate. Nous fouinions de concert avec lui, ouvrant les livres au hasard.

    Notre oncle s'approcha alors, demandant sur un ton de reproche, mais dissimulant à grand-peine un sourire, où son fils comptait entreposer cette nouvelle fournée. Dans le même jeu, notre cousin se confondit en excuses serviles et suggéra qu'il restait peut-être de la place sous l'escalier de l'entrée. Alors que le père jetait un regard amusé sur la malle, il se figea brusquement, comme alarmé. Je me souviens encore de la manière dont il s'est penché, son prodigieux ventre débordant à l'intérieur de la malle, pour saisir un petit livre à la couverture souple et noir, en cuir sans doute. D'aspect extérieur, on aurait plutôt dit un agenda ou un carnet de notes. Il demanda à son fils s'il pouvait y jeter un œil, et l'autre acquiesça, naturellement. Il y avait déjà beaucoup à faire avec le reste de la cargaison ! »


    Mademoiselle Mréjant captivait littéralement son auditoire, non par la tension de son récit somme toute banal, mas par l'attente commune d'un élément remarquable. Elle s'interrompit pourtant, les yeux fixés sur les étagères de la pièce. Puis, juste avant que le charme de l'instant ne se rompe, elle reprit.


    « J'étais une enfant. Je n'imaginais touts les horreurs que peut receler ce monde. Le soir même, mon oncle est mort. On lui a diagnostiqué un arrêt cardiaque, sans doute dû à ses nombreux excès alimentaires. Encore aujourd'hui les membres de la famille citent son exemple pour pousser leurs enfants à la pondération. »


    Son regard se perdit de nouveau dans le feu.


    « C'est moi qui ai trouvé le corps. Affalé dans son cabinet de travail, sur son fauteuil vert, élimé. Le visage contre la surface du bureau maculée de sang. Et étrangement, sa tête était bien droite. Les yeux exorbités fixaient le bois marqueté en une parfaite perpendiculaire du regard. Comme si la surface de sa figure ait été toute plate. Je ne me fis cette remarque qu'après coup. Sur le moment, vous vous en doutez, j'étais paniquée. J'ai couru chercher mon cousin, qui a immédiatement contacté les pompiers. Lorsqu'il est allé voir le cadavre de son père, il affichait une expression indéfinissable. Je l'ai vu se pencher au pied du fauteuil, ramasser quelque chose et le poser sur le bureau. Il est en suite resté immobile jusqu'à l'arrivée de l'ambulance. J'étais terrifié, et mes sœurs me pressaient de questions pour savoir ce qui arrivait à notre oncle. Je n'avais pas le cœur de leur annoncer sa mort.


    J'ai appris bien plus tard que dans les jours qui suivirent le drame, mon cousin retourna chez ceux à qui il avait acheté la malle. Il y apprit que la collectionneuse qui en était l'ancienne propriétaire était décédée dans des circonstances similaires. Il lui fut même rapporté l'étrange scandale que voici : la fille de la défunte se présenta au cercueil un peu avant l'enterrement, et pressa les employés de lui laisser voir une dernière fois le visage de sa regrettée mère. Ceux-ci cédèrent devant son insistance et ôtèrent la partie haute du couvercle. La pleureuse poussa alors un cri perçant. Sous ses yeux, le visage de sa mère présentait une horrible mutilation. On lui avait tranché le nez. Comme emportés par une pince coupante, la peau, la chair et le cartilage, l'appendice avait disparu, laissant un trou béant dans le visage de la morte , ce qui lui donnait l'air comique et prématuré d'un squelette pourrissant. La fille a tempêté, s'est insurgée contre de telles pratiques, ignobles et barbares. Elle a menacé la morgue et les pompes funèbres d'une avalanche de procès, jusqu’à ce qu'on lui réponde que sa mère avait été trouvée dans cet état. Furieuse, persuadée qu'un maniaque officiait parmi les employés, elle ne disposait pourtant d'aucune preuve. Malgré une perquisition de la police, le nez n'avait été retrouvé nulle part. C'était si facile de cacher un petit objet comme celui-ci ! La femme avait conclu son histoire en supposant que le fou qui avait mutilé le cadavre avait peut-être mangé son trophée. On ne sait jamais, de nos jours.


    Je devais avoir vingt ans lorsque j'appris cela. J'en fus extrêmement troublé, et demeurais persuadée que mon oncle avait subi le même sort. Alors, était-ce un meurtrier psychopathe qui sévissait à l'époque ? Je n'en sais rien. Mais je pense que la possession de ce livre, que mon oncle tenait au moment de sa mort, n'y est pas étrangère. J'ai longtemps fait des cauchemars où j'entrais dans ma petite bibliothèque, m'approchais de ma table de lecture et y trouvais cet ouvrage. Je m'asseyais, l’ouvrais, et commençant à lire. Je ne peux jamais me rappeler au réveil de ce qui y est inscrit, mais je me souviens que ma lecture me soulève le cœur et me glace le sang. Puis, soudain, le livre m'échappe des mains, se jette à mon visage, et s'y referme avec un clappement sourd. Et je me réveille. »


    Les quatre auditeurs restèrent silencieux. Le frisson de leur soirée de discussion mensuelle avait dépassé de loin leur attentes cette fois-ci. Au-dehors, la nuit de novembre était toujours aussi opaque. Il était tard, et tous se sentaient perdus dans un lieu coupé de l'espace et du temps. Enfin, M. et Mme Dolème (l'homme aux traits durs et la femme aux châles multicolores) se levèrent. « Nous allons prendre congé. Il se fait vraiment tard et j'ai une course à superviser demain. Merci pour cette épouvantable histoire, Mademoiselle Mréjant.

— Je vous en prie, répondit-elle d'une voix éteinte. »


    Le couple salua ensuite la femme élégante, toujours bien calée dans son fauteuil comme une perle dans un écrin, et leur hôte Browsky, puis s'en fut. Un grand bruissement de tissus se fit entendre lorsque la robe bleue se détacha de son siège. « Je vais rentrer également. Lucky m'attend sans doute avec la voiture depuis un long moment.

— Mes respects, Madame de Haudimont-Leclôt, fit Browsky en se levant et en se courbant de façon très appuyée pour embrasser la main qu'elle lui offrait.

— Ma chère Sélina, votre histoire était absolument for-mi-dable ! Je suis curieuse : qu'est-il advenu de ce livre dont vous rêviez, et qui selon vous à un lien avec ces morts tragiques ?

— Je n'en sais rien, répondit-elle de la même voix blanche, je ne l'ai pas revu par la suite, excepté dans mes rêves. Et je n'ai jamais osé le demander à mon cousin. Je ne voulais pas lui rappeler ce terrible incident.

— Mais savez-vous si le nez de votre oncle a bien été... sectionné ?

— Non. On ne m'a pas laissé le voir à la morgue, et le cercueil ne fut pas ouvert pendant la cérémonie d'inhumation. Je ne fais qu’émettre des hypothèses à partir de souvenirs d'enfant. Et quelle importance cela a-t-il à présent ? Vous vouliez une histoire à frissons, je vous ai fournie une. »


    Elle se leva son tour. Son front arrivait à la hauteur des quelques gentianes ornant le sommet du chapeau bleu. « Je vais rentrer également. Bonne nuit.

— Voulez-vous que je vous dépose chez vous ? demanda d'en bas la bouche pulpeuse.

— Merci, Aude, mais je vais rentrer à pied. J'habite à quelques rues seulement, et les promenades nocturnes me font toujours du bien.

— Faites attention à vous dans ce cas. Bonne nuit ! »


    La petite femme sorti, la démarche quasi-princière. Mademoiselle Mréjant se tourna vers Browsky. « Bonne nuit, Monsieur le Conservateur. » L'autre eut un sourire. « Bonne nuit, Sélina Mréjan. » Elle referma la porte derrière elle.


    Resté seul, Browsky alla ranimer un peu le feu, y jeta quelques écorces sèches, et les regarda s'embraser. Saisi par un élan soudain, il se dirigea vers une étagère à droite de la grande fenêtre. Là, d'entre les reliures hors de prix et les iconographies médiévales, il dégagea un petit cahier à la couverture ce cuir noir. Il resta un moment indécis, la main sur la tranche, hésitant à l'ouvrir. Les craquements du feu qui venait d'attaquer les poches de sève coagulées dans les écorces le tirèrent de sa torpeur. Il retourna près de la cheminée, eut encore un moment d'hésitation, puis y jeta le petit livre. Il le regarda un moment se tordre lentement sous les effets de la chaleur, puis il rajouta du bois par-dessus, et sortit à son tour de la pièce. Dans la bibliothèque déserte, une brusque lumière s'éleva lorsque le papier coincé sous la bûche s'enflamma.


    Au matin, Huguet, le majordome, faisait sa tournée de ménage. Arrivée dans la bibliothèque, il entreprit de ramasser les verres et les bouteilles laissés là par les convives de la veille. Il ouvrit la fenêtre, brossa le précieux tapis glissé sous les fauteuils et vida les cendriers. Puis il nettoya la cheminée. En remuant les cendres, il trouva, au milieu de lambeaux de cuir calcinés, une vingtaine de cartilages triangulaires noircis, dont l'un était curieusement disproportionné.

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 1 versions.

Vous aimez lire Tristan Kopp (The old one) ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0