Chat-pitre 1
Il était une fois, un chat sans pattes qui n'avait qu'un minuscule moignon arrière gauche avec deux doigts collés en forme d’éventail à l’allure d’un pied de canard, et qui, par mauvaise fortune n'avait pas non plus de belle queue en panache, mais un pauvre toupet.
Alors qu'il n'était encore qu'une petite boule de poil zébrée de gris et de blanc, d'où son nom « Chaussette-rayée », ses maîtres se souçiaient pour lui et s'interrogeaient sur son avenir. Rien ne prédisposait le petit dernier de Chausson-blanc et Miss-socquette à naître ainsi. Ses parents, des chats de Bengale à la fourrure tigrée, étaient tout à fait " normaux ". Ils avaient l'un et l'autre, deux paires de membres entiers et idéalement formés. Quant à ses six frères et sœurs nés de même portée ou de portées différentes, aucun n'avait de handicap et ne présentait d'anomalies physiques. Toute la famille de Chaussette-rayée et ce, depuis des générations, possédait deux pattes avant et deux pattes arrières complètes, ainsi qu'une physionomie de chat agile, joueur, bondissant et en pleine forme.
Chausson-blanc et Miss-socquette étaient consternés que leur benjamin soit ainsi fait. Ils craignaient qu'il ne survive pas aux dures lois de la nature. Pourtant, à leur grand étonnement, Chaussette-rayée se débrouilla fort bien. Après les premiers jours où ses maîtres étaient à son service, l'installant sous sa mère pour qu'il la tète ou l'amenant à son panier pour y dormir, le chaton acquit un peu d'autonomie. Âgé d'à peine quatre semaines, il roulait jusqu'aux tétines de sa mère qu'il happait goulûment, puis roulait se blottir sous les flancs de son père pour se tenir au chaud. Une fois sevré, grâce à une mangeoire et à une pipette placées à hauteur de museau, le minou apprit à se nourrir et étancher sa soif à la manière d'un petit oiseau en cage.
Malformé, privé de ses membres, le minou n'en était pas moins vif et adorable. Il était aimé de ses parents et de ses frères et sœurs, et chouchouté par ses propriétaires ; un couple de pasteurs engagés et consacrés qui voyaient cette infirmité comme une volonté divine donnée pour un dessein particulier.
À mesure qu'il grandissait, Chaussette-rayée s'adaptait à sa situation. C'était un chaton courageux et rusé qui trouvait mille astuces pour compenser ses incapacités. Enroulé sur lui-même, il sortait de son panier pour rejoindre sa gamelle de pâtée, puis atteignait son tapis absorbant pour y faire ses besoins. À l'heure du jeu, sous le regard attendri de ses maîtres, le matou qui aimait plaisanter, se recroquevillait en forme de balle afin de divertir ses frères et sœurs, ou se cachait dans des endroits improbables pour qu’on s’amuse à le chercher.
Ses premiers mois d'existence, Chaussette-rayée qui grandissait à l'abri d'un foyer aimant et protecteur, ne souffrait pas de son handicap. Il était câlin, ronronnant et plutôt heureux. Mais en prenant de l'âge, de la compréhension et de la réflexion, il s'attrista. Lorsque chaque jour, il observait par la fenêtre depuis les bras de ses maîtres, ses parents et toute sa fratrie qui couraient et cabriolaient dans le jardin, la tristesse l'envahissait. Quelquefois, on avait essayé de le mettre dehors avec les autres, mais en le voyant, des chats de gouttière passant par là avaient sauté le muret et s'étaient jetés sur lui. De plus, quelques adultes et des enfants du voisinage l'avaient pointé du doigt, l'insultant et le raillant méchamment, jusqu'à prononcer des menaces de mort contre lui.
— Eh ! Boule de poil ! Mon pied dans ton arrière-train t'expédierait sur la lune ! Ha ! Ha ! Ha !
— Eh l'affreux ! Un chat comme toi ça d'vrait pas exister ! Ç'aurait dû être noyé dès la naissance !
— Eh le champuté, comment tu fais pour retomber sur tes pattes ? Ha ! Ha ! Ha !
— Mais qu'il est laid ! Beurk ! Un monstre ! Une erreur de la nature à exterminer sans tarder !
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