V
« Je te réveille ? »
Les téléphones portables ont un son déplorable lorsqu'il s'agit d'annoncer une rupture ou d'avouer à mots murmurés un amour timide. Les mots sont avalés, diminués, recouverts. Et, à la fin d'une conversation, n'ont été échangés que des frustrations, et reste toujours un doute sur ce qui a été compris ou non, et l'envie de rappeler pour expliquer les mots disparus, ceux qui sont mort-nés.
Pourtant Rikki perçut très distinctement ce moment précis où Ewan souffla en se passant la main sur le visage. Elle ignorait pourquoi les gens faisaient ce geste. Etait-ce pour se démaquiller du sommeil, ou revêtir le même masque social qu'un acteur de la Grèce antique ?
Elle se remit à ronger ses cuticules. Bien sûr qu'elle appelait trop tôt. Encore un mécompte téléphonique à mettre à son passif.
« Non, non... Je... »
Rikki devina qu'il se redressait sur son lit, conférant à la communication un caractère soudain officiel : on reste allongé pour un appel intime.
Rikki se mordait à présent la peau de sa lèvre inférieure.
« En fait, si. Mais ce n'est pas grave », finit-il par dire.
« Tu n'es pas avec quelqu'un ? »
Au moment même de prononcer ces mots, elle fit rouler ses yeux vers le haut en maudissant son sens de l'à-propos.
« Je voulais dire », reprend-elle, « tu peux parler librement ? »
« Oui, oui, pas de problème. Je suis seul. Qu'est-ce qu'il y a ? »
L'appel devenait franchement professionnel. Elle se détendit.
« Je voulais savoir si tu as réussi à avoir des informations supplémentaires. Je vois Bernard après-demain. Et je voudrais lui amener quelque chose. Un truc que je pourrais creuser, pour ne pas me retrouver comme l'année dernière à couvrir les tournois de course en sac de tous les centres de loisirs de la ville.
Ewan émit un soupir.
« Je vois de quoi tu parles. Tu le feras sans doute quand même. Mais si je peux t'aider pour ton prix Albert-Londres...»
Rikki attendit quelques secondes. Il devait rassembler ses esprits. Il en avait toujours besoin.
« J'ai appris une chose qui avait l'air importante. Il y a un nouveau programme de sauvegarde du littoral. Ils ont du avoir une subvention européenne ou quelque chose comme ça. Tu peux demander à la mairie comment ils ont fait pour l'obtenir et faire accepter le projet, vu que le maire n'est pas franchement écolo. Ça a du venir de la région. Il doit y avoir beaucoup d'argent en jeu. Et pas seulement pour protéger les plages. »
Rikki prenait des notes très vite, par mots-clé. Elle en ferait des phrases immédiatement après. Elle avait besoin des phrases. Elle songea aussi -et le nota- à contacter au plus vite l'adjoint à l'environnement.
« Ensuite, la musique était pas mal mais leur bière artisanale avait un goût de carton ».
Rikki sourit à peine.
« Rien d'autre ? Rien de spectaculaire, comme des manifs ? »
« Pas que je sache. Mais on doit se revoir. Enfin, je crois. Si je n'ai pas loupé mon coup. J'ai joué le mec distant, mais intéressé par la cause, comme tu m'as dit. »
« Et tu penses que ça a marché ? »
Ewan sourit et faillit lui répondre de ne pas s'énerver.
« Je ne sais pas, Rikki. Je te dirai ça dans un jour ou deux. »
Il marqua une pause. Elle entendit son souffle. Et se rendit compte qu'elle pressait un peu trop le téléphone sur son oreille.
« D'ailleurs je ne sais presque rien, reprit-il. Si tu m'en disais un peu plus sur ton idée, je pourrai peut-être orienter mes questions la prochaine fois. »
« Disons que je voulais me fier à ta première impression et à ton jugement, savoir si toi aussi tu avais l'intuition que quelque chose se préparait. »
Elle l'entendit rire.
« Je suis flatté que tu penses que mon jugement est resté intact en présence d'une jolie fille et de plusieurs bières. »
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