IX
La circulation était bloquée sur Princes Street. C'était inhabituel pour cet axe. Assez pour que Rikki ait un pressentiment très journalistique. Exacerbé par le système que le journal avait trouvé pour garder ses correspondants à l'affut : lorsqu'ils signalaient une alerte, c'est-à-dire un événement digne d'être relaté et publié, ils recevaient des points en rapport avec la longueur de l'article qui en résulterait, selon un barème précis. Et, à la fin du mois, les points étaient convertis en Livres.
Rikki sentit son rythme cardiaque s'accélérer légèrement. Elle connaissait les signes de la montée d'adrénaline. Il ne fallait pas trop réfléchir, et en même temps garder l'esprit clair.
Elle accéléra le pas, sortit son appareil photo de sa sacoche, en vérifia rapidement les réglages en marchant et repéra un attroupement le long d'un autobus. La scène était silencieuse, les témoins affligés et curieux. Ça se tenait debout, les mains dans les poches devant l'entrée de leur magasin, ça sautait sur place, ça se mettait sur la pointe des pieds, ça sortait son portable pour raconter ce que ça voyait mais que ça ne voyait rien, que ça ne savait rien, mais ça s'improvisait expert en accidentologie.
Un homme avait le visage rouge, passait sans cesse la main sur son crâne dégarni et soufflait fort. Son uniforme l’identifiait clairement comme le chauffeur de bus.
Un autre était à genoux et parlait au téléphone.
Il y avait un espace entre ce dernier et le premier cercle des badauds. Cet espace où poser le pied vous impliquait. S'en tenir à sa circonférence permettait de s'en échapper rapidement, de fuir à la première question, ou apparition d'un uniforme de police. Il permettait de rester un œil parmi les yeux, pas un objet de leurs regards.
Au sol, une forme immobile et presque grise. Des chaussures de cuir, un pantalon de toile, une sacoche non loin.
L'homme au téléphone cachait le haut du corps de la vue de Rikki.
Elle fit quelques photos générales de la scène, en prenant soin de ne pas cadrer en plan trop serré. Le journal ne publiait jamais les photos d'accidents où apparaissait clairement la victime.
Presque aussitôt elle perçut le son d'un sirène qui se répercutait contre les bâtiments des rues alentours et s'amplifiait.
Rikki pensait savoir de quelle caserne ils étaient partis. Elle recomposait mentalement leur cheminement depuis l'appel, et reconnectait les minutes entre elles. Les hommes qui s'équipaient, montaient dans le camion et attendaient le chef d'équipe qui prenait les dernières informations auprès de l'opérateur téléphonique, et ensuite le trajet qui mobilisait l'attention des deux hommes assis à l'avant.
En arrivant, ils se positionnèrent le long du trottoir et trois hommes descendirent du véhicule. Rikki se dit qu'elle avait déjà vu des interventions moins rapides.
L'homme au téléphone s'était relevé et s'avança vers eux. Rikki en profita pour jeter un œil à la victime. Et resta pétrifiée. L'espace d'un instant, elle ne voulut pas y croire. Puis son esprit rationnel prit le dessus. Elle cessa d'imaginer et prit quelques photos. Très vite. Sans réfléchir. L'appareil photo filtrait salutairement la réalité. Parce que, pour le moment, elle était un peu trop amère pour être absorbée. Rikki avait appris que, pour faire face à la peur irrationnelle de l'avion, il fallait écrire et ainsi faire fonctionner la partie cognitive du cerveau et l'empêchait d'échafauder toutes sortes d'idées funestes. Alors elle sortit son carnet et nota. D'abord un nom : Beauchamp, pour le relire plus tard, et vérifier ce fait, pour s'en convaincre elle-même.
La situation le rendait méconnaissable. La dernière fois que Rikki l'avait vu, c'était au Michael Swan Building du King's College pour un article. Elle se souvenait d'avoir vu arriver un homme de grande taille, désordonné mais sympathique et loquace. « Un nouveau bâtiment pour une nouvelle biologie », répétait-il. Elle avait reprit en chapô de son article ce slogan du département des sciences biologiques pour lequel il avait été bâti. Par un solipsisme une peu abusif, ils n'avaient estimé possible de parvenir à d'exceptionnels résultats que grâce à ce nouvel édifice, que sa taille pouvait facilement élever au titre de complexe. L'investissement s'était monté à cent quarante millions de Livres. Ils se targuaient d'un impact économique positif de cinquante millions dans l’économie d'Edinburgh, et pas moins de cent soixante millions au niveau national.
Le professeur Beauchamp était devenu l'interlocuteur privilégié de Rikki et son enthousiasme en faisait un précieux informateur sur les moindres détails du projet.
Et le voilà à présent, couché contre le rebord du trottoir, le visage tuméfié, couvert de sang, les cheveux inexplicablement souillés. L'angle d'une de ses chevilles n'était clairement pas naturel. Du sang s'échappait vraisemblablement de ses oreilles et coulait dans le caniveau. Rikki reculait à mesure que les secouristes se rapprochaient. Elle eut un frisson : leur démarche peu empressée laissait peu de doute quant à l'état de la victime.
Après que Rikki eut achevé son article et l'eut transmis au journal, elle ne voulut plus rien écrire ce jour-là.
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