un papy, une mule
Deux heures plus tard....
« Avance Anatolie, avance Anatolie. Allez ma grande; on y est prêt. Dès qu'on sera arrivé à la cabane, on pourra souffler. »
La surprise cloue sur place les quelques bouts de moi qui n'y étaient pas encore. Je suis toujours sur le sol, coincé près du chariot, le dos en compote, suite à l’accident. Non, c'est pas possible. Un petit bonhomme; épais comme une branche de noisetier, avec une barbe poivre et sel et un vieux chapeau mité traîne ses grolles en tirant derrière lui un animal tout aussi maigrichon. Une mule s'avance sur la piste, et son propriétaire lui parle. Et bien, je vais devoir mon salut à un guignol qui parle à une mule. Oh non, pitié. J'ai déjà un petit frère qui file du café à son cheval et la providence m'envoie un sauveur rachitique qui cause à sa mule. Mais, bon, vu le nombre de personnes qui passe par ici, je ne vais pas faire le difficile.
« Help, au secours, aidez-moi ! »
Évidemment, papy est sourd comme un pot. Je rassemble mes quelques forces et me tire de dessous le chariot. Je grimace, je serre les dents; j'ai quelques larmes qui me montent aux yeux.
« Help, s'il vous plaît... Aidez-moi...
- Oh Anatolie, on a besoin de nous.
- Oh oui monsieur, il faut m'aider....
- Tu entends ça, Anatolie. Cet homme a besoin de nous. On va l'aider, hein Anatolie.
- Je suis Adam Cartwright..
- Anatolie, ce pauvre garçon semble avoir un tas d'embêtements. Tu es d'accord qu'on l'aide à retrouver son petit frère ? Faut pas laisser les familles séparées; hein Anatolie. Tu sais ce que c'est toi d'être séparée, hein ma douce. Toi aussi tu as été privée de ta maman quand tu n'étais qu'un bébé.
- Hé, ça vous ferait rien de me répondre ? »
Je ne le crois pas; il fait la conversation à sa mule; comme si moi je n'existais pas.
« Je dois rejoindre Ponderosa....
-Rosa, c'est qui ? Oh oh oh Anatolie; on doit faire quelque chose pour ce jeune homme. Il a sûrement une petite amie qui l'attend quelque part. »
Oh non, c'est pas vrai. Il comprend tout de travers. Je n’ai pas le choix, j’insiste.
« C'est P O N D E R O S A.... C'est le nom du ranch dans lequel je vis.
- Oh les hanches; ça fait mal. Moi aussi je sens la mienne, quand il fait humide. Ah il fait pas bon vieillir, hein mon brave. Et pourtant vous êtes fringuant. »
Bon, je vais faire autrement. Je me retourne et essaie de mettre ma main dans la poche de mon gilet. Je dois bien avoir un bout de papier et un crayon qui traînent. Voilà ce qu'il me faut.
« Tenez mon brave ! Lisez... »
- Anatolie, quel dommage, comment faire ? Toi et moi on ne sait pas lire. Ah si, je connais bien mes lettres : voyons voir : -'-a- i- e à -o--e-o--a. »
Au secours; mais qu'est-ce-qu'il me fait. Oh non, c'est un cauchemar. Je ne peux pas bouger; et je me retrouve paumé en pleine cambrousse avec Papy qui n'entend rien et qui ne sait lire que les voyelles. Mais comment je vais m'en sortir ? Seigneur, vous m'avez vraiment abandonné ! C'est pas possible; ça fait beaucoup trop pour un seul homme !
« Anatolie; on va aider ce jeune homme. Tu vois je vais prendre cette corde, je vais l'attacher autour de lui et tu vas tirer. Mais tu me promets de faire doucement, Anatolie. Il ne faut pas faire de mouvement brusque sans quoi, il va avoir très mal. Tu ne veux pas le faire souffrir, hein Anatolie. Et quand tu auras bien travaillé, tu auras droit à une récompense. Papa te donnera une double ration de foin, hein mon Anatolie. »
Je tente une dernière fois.
« JE VOUS PROMETS UN BON REPAS POUR VOUS ET UNE LITIÈRE POUR ANATOLIE SI VOUS ME RAMENEZ AU RANCH... »
- Ah attention, jeune homme. Faut pas crier, l'ami. Brocks veut pas qu'on lui hurle dans les oreilles. »
Ah bon monsieur ne veut pas qu'on lui crie dans les oreilles. Au moins, il m'a entendu. Je sens qu'il me passe une corde autour de la taille. Je bascule un peu mon bassin pour l'aider. Un deux trois; je me sens tiré. Oh bon sang, je sens chaque caillou, chaque galet qui me roule sous l'estomac, sous les côtes. Quelle suée, oh la vache.
***Je mettrai deux heures pour rejoindre Ponderosa. Anatolie s'arrête tous les deux mètres, grignote deux brins d'herbe, arrache du bout des dents une fleur, lâche une pétarade et repart cahin-caha. Une véritable promenade de santé, en bref, que j'aurai appréciée si je n'étais pas perclus de douleurs. En plus, ma position ne me permet pas de savourer cette charmante randonnée. En effet, il m'a hissé, j'ai pu m'appuyer sur lui. Finalement, papy est plutôt costaud sous ses airs de gringalets. En moins de deux, il m'a ployé sur la selle de sa mule et je me suis retrouvé le ventre sur la selle; les jambes pendues d'un côté et les bras ballants de l'autre côté. Non mais je rêve, en fait, Papy a décidé de me ramener comme on ramène un cadavre. Je me suis pété les reins en coupant du bois, mais je ne suis pas mort.
Enfin j'arrive au-dessus de la colline de Ponderosa. Le ranch me tend les bras, maintenant, plus que quelques mètres. Mais je suis toujours dans la même position inconfortable, j’ai toujours cette même douleur qui me déchire le dos. Mais bon, tant que je sens la douleur; je n'ai pas de souci à me faire, cela veut dire que je n’ai rien de grave, les jambes répondent. Par contre la pollution sonore ne cesse pas : le vieux n'arrête pas de causer. Plus avec moi, étant donné qu'il ne saisit pas un mot sur trois. Il parle à la mule; sans arrêt. Mon dieu, gardez-moi de finir ainsi ! Le jour où je me mets à parler à Sport; achevez-moi, je vous en prie. C'est insupportable.
« Dites, l'ami, c'est-y là que vous habitez ?
- Oui, c'est là que je vis.
- Non, pas Davy; j'm'appelle Brocks... »
Et allez papy remet ça. Je ne réponds pas; sinon ça va encore durer des plombes. Et franchement, je n'y tiens pas.
« T'as vu-ty pas ce beau ranch, Anatolia. Pour sûr c'est une bien belle cabane... »
Cabane, il y va un peu fort, papy, dis donc. Il sera bien content de s'y poser à la cabane avec sa mule. Elle doit être triplement épuisée, la pauvre bête : elle me porte, elle transporte les sacs du vieux et elle supporte le bavardage incessant de son propriétaire. Cet animal mérite des décorations pour hauts actes de bravoure. Et moi aussi, j'en mérite des médailles; pour avoir enduré un tel supplice.
***Nous voilà enfin dans la cour du ranch. Anatolia s'arrête. Merci mon dieu; plus de trou, plus de caillou.
Hé; qu'est-ce qu'il me fait , papy ? Il se dirige vers la porte, comme si de rien n'était.
« Hey, attendez, revenez, vous n’allez pas me laisser ficelé sur la mule, quand même. HO, JE VOUS CAUSE !
- Comment ça une pause, mais oui, jeune homme; on fait une pause. Anatolia est épuisée et moi aussi. »
Et moi, je fais quoi ? J'attends de sécher sur place et quand je serai plus desséché qu'un pruneau, je n'aurai plus qu'à me secouer et à me laisser tomber de la mule ?
« DETACHEZ-MOI IMMEDIATEMENT »
Je suis à bout et mes nerfs se font la malle. Je crie de toutes mes forces. Espérant que papy va m'entendre. C'est pas gagné. A trente centimètres de moi, il avait du mal, alors là je vous dis pas.
***quelques secondes plus tard.
« AIEEEEEEEEEEE ! Non mais ça va pas la tête !
Papy vient de me mettre un de ces coups de bâton en travers des fesses. Vigoureux le coup. Oh la vache.
« Je vous ai dit, Brocks ne veut pas qu'on crie. Vous persistez à pas écouter, gamin, alors Brocks va vous faire comprendre autrement.
Ce type est fou; fou à lier. J'suis pas un môme; hé papy, faut t'acheter la panoplie : un cornet acoustique et des binocles. En plus d'être sourd, il a des yeux qui marchent pas. Non mais, je le crois pas; il me prend pour un gamin. J'ai passé l'âge de prendre des claques sur les fesses, il me semble. Non mais vous vous rendez compte. Papy vient de me mettre un coup de badine. Comme si j'avais pas assez mal.
« S'il vous plaît, détachez-moi... Je veux mon lit ! »
- Comment ça; malpoli, mais tu entends ça Anatolia. On lui sauve la vie et voilà comment il nous remercie. Le vieux Brock a changé ses plans pour lui venir en aide et ce malappris rouspète encore. Ah ces jeunes, aucun respect. Tu sais quoi, Anatolia, je crois que ce jeune freluquet a besoin d'une bonne leçon. Je vais le détacher et sitôt après je lui montrerai qu'on ne se moque pas impunément du vieux Brock.
****
Laura, mon épouse, se penche vers moi et m'embrasse sur le front.
« Oh oui, Laura chérie. Juste là. J'ai si mal. C'est le seul endroit qui ne soit pas abîmé. Tout le reste est fracassé. D’abord le tour de rein, puis la culbute quand l’essieu du chariot a cassé ; et enfin l'autre andouille qui m'a cassé son bâton sur les reins.
- Pauvre chou. »
- Ahahahah j'aurai bien voulu t'y voir, Hoss. Ce type est un malade, il a failli me rendre fou. Il était sourd comme un pot, il passait son temps à causer à sa mule. Et quand j'essayais de lui parler, il comprenait tout de travers, à tel point que j'ai finis par hurler. Non seulement je me suis égosillé, mais en plus, j'ai ramassé une de ces trempes. Il a crû que je lui manquai de respect. C'est un truc de dingue...
- Qu'est-ce que tu dis, Adam ? Il t'a frappé ?
- Oui pa... »
Mon père et mon frère sont autour de mon lit. Laura est tout près de moi, sa main tendrement posée sur mon épaule. Avec la piqûre que Paul Martin, le docteur, m'a faite, je supporte la position semi-couchée. C'est déjà ça; je n'ai presque plus mal.
- Chéri, tu es dans un tel état. Il te faudra quelques jours pour te remettre, c'est certain.
*****************Epilogue de cette folle aventure
Je me suis retrouvé seul dans un lit; dans la pièce principale, à côté de la cheminée, avec un bouillon de poule et trois carottes au fond du bol. Et mon dos a continué de me faire souffrir, à chaque respiration, la douleur me vrillait les tempes et me coupait le souffle. Seules les piqûres me soulageaient. Et vous savez quoi : j'ai eu l'immense surprise de découvrir que ma femme avait un don caché : elle manie la seringue avec habileté. Et oui. Et croyez-moi; elle fait cela très différemment que le doc. Elle a une façon bien à elle de faire descendre mon pantalon le long de mes jambes. Elle prend son temps, remonte lentement ma chemise, me roule sur le côté, avec précaution. Puis; elle me flatte la cuisse pour en repérer l'endroit le plus gras et vas-y que je te plante la seringue. L'avantage; je suis tellement troublé que je ne sens même pas la douleur. L'inconvénient, c'est qu'elle me tourne ensuite le dos; en me regardant et elle me lance, d'un air coquin :
« non non monsieur Adam; il vous faut du repos. Je dors dans notre chambre à l’étage ! »
Attends ma jolie que je sois rétabli.
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