Nuit blanche
de Elora_Nipova
— Qu'est-ce que vous attendez pour m'éteindre ce foutu plateau ? beugla une voix nasillarde.
Un homme courtaud, engoncé dans un immonde costume rouge, s’agitait dans les coulisses. Déjà rouge de colère, avant même que l’émission ne commence, il interpelait tous les employés de la chaine.
— Où est Bérénice ? rugit-il.
Une des techniciennes de la chaîne traversa le couloir en courant, l'air paniquée, casque vissé sur la tête pour communiquer avec la régie. Elle bredouilla quelques mots à peine audibles et sursauta quand il haussa encore le ton. Ça n’allait pas assez vite à son goût. C’était le même cinéma tous les samedis soirs. Les projecteurs s’éteignirent enfin et plongèrent le studio dans la pénombre.
— Trouvez-moi Bérénice ! aboya-t-il à nouveau.
Les employés du studio se lancèrent quelques regards anxieux. Thierry Roquet avait toujours le don pour créer une ambiance de travail détestable, encore plus quand il se mettait à vociférer sur ses chroniqueurs et particulièrement sur Bérénice. Chaque semaine, la jeune femme s’enfermait dans sa loge à peine arrivée et n’en ressortait que quelques secondes avant le lancement du direct, ce qui le rendait fou. Il fulminait de ne pas la trouver et promettait de lui faire regretter sa désertion.
— Elle est où ? brailla-t-il.
— Dans sa loge, je pense, bafouilla le caméraman.
Le présentateur bouscula tout le monde dans le couloir et tambourina à la porte de la loge de Bérénice. Yeux clos face à son miroir, elle sursauta et reposa d’une main tremblante la flasque qu’elle venait de porter à sa bouche. Elle la cacha en hâte dans son sac-à-main et traîna les pieds jusqu’à ses escarpins. D’un geste frénétique, elle lissa sa jupe crayon. Elle prit une profonde inspiration et se risqua enfin à ouvrir à son immonde patron. Le visage cramoisi de colère et de dédain, Thierry Roquet pointa son doigt potelé sur elle et fronça les sourcils.
— Tu as bu ! vociféra-t-il.
L’odeur qui se dégageait d’elle ne laissait aucune place au doute. Roquet ne supportait pas l’idée que l’une de ses chroniqueuses soit ivre sur le plateau. Cela ne ferait que décrédibiliser ses propos.
— Non, je… juste une gorgée, admit-elle finalement.
À quoi bon mentir ? De toute façon, cela ne changerait rien qu’il le sache. Elle n’était plus à ça près. Sous son regard méprisant, elle attrapa ses feuilles et lui emboita le pas lorsqu’il glissa une main sur ses hanches. Un frisson lui parcourut l’échine, elle fut même prise de nausées. Elle aurait tant voulu s’échapper, mais la fuite n’était pas une option. Le brouhaha assourdissant du public résonnait déjà sur le plateau. Bientôt, elle devrait faire son entrée sous les hués de ses détracteurs.
— Tu as intérêt à lire ce qu’il y a sur le prompteur, gronda Roquet. Tu me démontes ce petit con.
La jolie rousse hocha la tête machinalement. De toute façon, elle n’avait pas d’autre choix que d’obéir. Il en allait de son emploi. De l’honneur de sa famille surtout. La boule au ventre, elle jeta un coup d'œil au public. De nombreux jeunes, tous admiratifs de l’invité principal, s’étaient pressés au premier rang. Sa chronique serait un véritable carnage. Thierry Roquet ne lui laissa pas plus le temps de réfléchir et la poussa dans les escaliers. Ses talons claquèrent sur le parquet, le générique criard de l’émission fut lancé et elle apparut devant la grande table rectangulaire, accompagnée de ses deux collègues. Jean, un vieux journaliste politique, prit place en premier. Aussitôt, il attrapa ses lunettes et les nettoya avec sa cravate, c’était une vieille manie qu’il avait depuis toujours. Il fut suivi de Catherine, une femme un peu excentrique adorée du public. Elle leur adressa un petit signe de main et s’installa sur son tabouret. Puis, ce fut au tour de Bérénice de traverser le plateau pour s’asseoir entre ses collègues. L’ambiance changea du tout au tout. Si des acclamations avaient empli dans le studio quelques secondes plus tôt, il résonnait désormais de cris et de sifflets haineux. Cela ne faisait que quelques mois que la jeune femme avait rejoint l’équipe du talk-show, mais ça avait suffi à en faire l’ennemie publique numéro un de tout le paysage audiovisuel.
— Bonsoir ! s’exclama Thierry Roquet, en s’avançant au milieu de l’estrade.
L’homme courtaud, étriqué dans un costume rouge vif qui rappelait la couleur ignoble de son visage bouffi, gesticula devant le grand écran. Il salua son public d’un sourire éclatant, puis serra le poing pour arrêter le générique. Chaque émission débutait de cette manière. Bérénice avait toujours trouvé cette mise en scène ridicule, mais mieux valait ne pas le lui faire remarquer. Le présentateur détestait se voir critiqué, encore plus par la jeune journaliste qu’il méprisait plus que tout.
L’atmosphère était déjà électrique dans le grand studio du service public. Et quand Thierry Roquet dévala les escaliers jusqu’à son fauteuil, la tension devint insoutenable. Tous savaient vers quoi se dirigerait cette édition : une nouvelle polémique qui diviserait l’opinion publique.
Bérénice ferma un court instant les yeux. Elle devait entrer dans la peau de son personnage avant de prendre la parole. Le silence se fit, seulement perturbé par quelques chuchotements. La jeune femme entendait presque son cœur battre dans ses tempes. Elle n’aurait pas refusé un bon verre de whisky, pour faire passer la sensation désagréable qui lui grattait la gorge, mais aussi pour se donner le courage d’affronter les regards lourds et dédaigneux du public et de ses collègues.
— Tiens-toi droite ! la réprimanda Jean, à ses côtés.
La jolie rousse esquissa un rictus crispé. La mâchoire serrée, elle se redressa, tira sur sa jupe et croisa les jambes. Ses doigts martelaient la table en verre lorsque son patron la présenta. Contrairement à ses deux collègues, connus du grand public, elle était nouvelle dans le milieu. C’était aussi pour cette raison qu’elle était prête à endurer leurs piques, les huées de l’assistance, la haine des Français. Elle tenait à sa place comme à la prunelle de ses yeux. Bérénice se l’était promis, rien ne l’arrêterait. Pas même les stupides exigences de Thierry Roquet. Depuis qu’elle avait été engagée, la journaliste n’avait pas écrit une seule de ses chroniques elle-même. Son patron les reprenait toujours pour leur donner un aspect plus piquant, moins politiquement correct. Elle avait très vite compris que son avis ne comptait pas. Il ne l’avait pas engagée pour ses fines analyses du paysage culturel français, mais pour sa beauté fatale. Alors, elle se faisait la porte-parole du jugement sans pitié du présentateur, même quand elle n’en pensait pas un mot.
— Ce soir, nous recevons la secrétaire d'État chargée de l’égalité entre les hommes et les femmes, Marianne Cacciaguerra, commença-t-il.
Les chauffeurs de salle s’agitèrent derrière les caméras pour faire réagir le public. Puis, de sa voix nasillarde, il écorcha le nom de scène du dernier courageux qui allait se confronter à l'équipe agressive de Roquet, et surtout à la verve piquante de Bérénice : Azriel, un rappeur en vogue. Dans les coulisses, le jeune homme fronça les sourcils. Ça commençait mal. Il se doutait de toute façon qu’il ne passerait pas un bon moment sur ce plateau, mais il n’avait pas le choix. IlMême s’il avait su s’émanciper de la pression des maisons de disque en rejoignant le label indépendant d’un ami, il devait tout de même assurer la promotion de son album Pourtant, quand il avait intégré Néhoduction, il avait espéré ne plus avoir assurer ce genre d’interview. Noé lui avait fait comprendre que c’était nécessaire. Alors, il se retrouvait là, face à l’équipe de Thierry Roquet, connue pour s’attaquer sans vergogne aux artistes dans son genre. D’autres rappeurs en avaient déjà fait les frais, il ne serait pas le premier à subir les remarques désobligeantes de Bérénice de Laquert.
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