Un serment difficile
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Une fois encore le vénérable facteur s’arrêta de parler. Il avait besoin de reprendre son souffle et la fatigue commençait à marquer profondément ses traits. Je lui laissais un moment de répit puis relançais la conversation.
- Puisqu’il était devenu votre ami, vous devez savoir ce que Joseph est devenu.
- Oui, je le sais, malheureusement… Au début 19, il pensait qu’il aurait le temps de la retrouver avant de retourner au lycée pour sa dernière année, en septembre. Alors il a cherché tout ce qu’il a pu. N’ayant pas de piste autour du village, ni du côté de Hazebrouck où elle avait travaillé, il a décidé de se rendre en Belgique là d’où venait sa famille. Il est donc parti, tout seul jusque du côté de Turnhout, à la frontière néerlandaise. Vous imaginez bien que juste après la guerre, c’était pas facile de se déplacer, c’était un gros bazar partout. Il a mis trois jours pour traverser la Belgique. Mais une fois là-bas, il a bien trouvé une partie de la famille de Louise, mais personne n'avait de nouvelles. Elle et ses parents s’étaient comme volatilisés. Au bout de quatre journées sur place, il est revenu bredouille.
- Il devait être sacrément démoralisé.
- Eh bien même pas, au contraire. On aurait dit que cette première recherche, même si elle n’a rien donné, l’avait regonflé. Alors, le gamin s’est mis à aller fouiner un peu partout pour la retrouver. Il partait trois à cinq jours et revenait. Il n’a jamais dit où il était allé. Mais à chaque fois, il revenait un peu plus convaincu qu’il allait la retrouver.
- Vu que le courrier n’a jamais atteint Louisette, Je suppose que sa quête est restée sans issue.
- Oui et non ! Non, parce que, et j’ai jamais su comment il avait fait, mais il avait trouvé des traces de son passage, et donc le début d’une piste. La première, il l’a dénichée du côté de Saint Omer. Une famille les avait hébergés durant une nuit. La dame se souvenait très bien de Louisette ; une belle jeune fille élancée avec de jolies tresses dorées et des yeux azur, mais surtout un grand sourire. Elle s’en souvenait particulièrement car elle l’avait aidé à soigner son fils de quatre ans qui s’était brisé la jambe dans un fossé. Le père de Louisette lui avait alors dit qu’ils descendaient vers Abbeville. Le second indice, il l’a dégoté lors d’un séjour d’une dizaine de jours qu’il a fait du côté de Hesdin, chez des paysans qui les avaient logés pour une autre nuit. Et puis, oui, puisqu’il n’a pas eu le temps de la retrouver.
A son air profondément triste, je pressentais qu’on touchait un drame qui marquerait la fin de l’histoire. Après un long soupir, le postier reprit son récit.
- Un jour qu’on jouait au foot, le Joseph, il s’est mis à tousser. Au début, pas trop fort, mais assez pour devoir arrêter de jouer. J’m’en souviens bien parce que, nous n’étions déjà pas assez sur le terrain, mais sans goal, ce n’était même plus la peine. Alors on a arrêté le match. J’ai ramené mon pote chez lui, mais il était tout faible, alors on l’a couché. Le lendemain, il se plaignait de mots de tête et rapidement, la fièvre est montée. A c’t’époque, c’était bien difficile de dénicher un vrai médecin. Ils n’étaient plus très nombreux et les creuvards c’était pas s’qui manquait. Donc en attendant on a essayé de faire ce qu’on croyait bien. L’aspirine, y’en avait plus. Même le rhum, il était introuvable, il était réquisitionné et pour en acheter il fallait aller en pharmacie ! Donc on lui a donné un peu de g’nièvre et une vieille du coin a concocté une potion à sa façon. Mais rien n’y a fait. Ses poumons avaient déjà trop souffert lors de son passage au Mont Kemmel, alors la faucheuse, elle a pas eu à trop forcer pour gagner la partie. Le lendemain, le pauvre il crachait du sang et il avait de plus en plus de mal à respirer. On a bien senti que c’était la fin. À un moment j’étais seul avec lui, à côté de son lit, il m’a pris le poignet qu’il a serré très fort et il m’a dit : "Louis, il faut absolument que tu la retrouves et que tu lui dises combien je l’aimais et que j’ai tout fait pour la retrouver."
A cet instant, je regardais sa main et il me semblait voir une trace de doigts s’imprégner dans son articulation. Il revivait ce moment jusque dans sa chair. Mais il continua.
- Alors, j’ai pas pu résister et j’ai craché le morceau : "Joseph, ta lettre pour la Louisette, avenue du Bel Espoir, c’est moi qui l’ai et j’te l’jure, je mourrai pas avant de l’avoir distribuée à sa destinatrice !". Et là, là … Il m’a regardé en souriant faiblement : "Je le savais, et je sais que tu vas le faire… Je peux partir tranquille… Merci mon ami". Et d’un coup ses yeux ont perdu leur éclat, il a émis une dernière toux et son bras est retombé. C’était fini pour lui.
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