Mars
Assise au coin du feu dans la tour Serdaigle, Rose rédigeait une lettre en imitant l'écriture tortueuse de son père. A côté d'elle, Emily demeurait plongée dans ses pensées, un évènement suffisamment rare pour être mentionné.
- Il ne m'a pas embrassée, dit la jeune fille brune au bout d'un moment.
- Tu pensais qu'il le ferait ?
- Je n'en sais rien... Je l'espérais, je crois.
Rose secoua la tête sans lever les yeux de son parchemin :
- Albus est un idiot.
- Arrête, s'il te plait. Tu sais que ce n'est pas vrai. C'est tout sauf un idiot, et c'est justement ça qui m'inquiète. On joue au chat et à la souris depuis des mois. Depuis notre troisième année, en fait. On s'est pris la main, engueulés, enlacés, taquinés... Mais rien. Jamais rien. Il n'a jamais fait un seul pas décisif vers moi.
- Alors pourquoi tu ne le fais pas ?
Emily soupira, visiblement furieuse contre elle-même, et contre Rose qui lui disait ce qu'elle ne voulait pas entendre :
- J'ai besoin d'être sûre, répondit-elle. Quand nous sommes seuls, il peut être adorable. Mais dès que ses amis arrivent, c'est comme si on ne se connaissait plus. Je ne veux pas prendre de risque s'il a honte de moi.
Rose en tomba des nues :
- Honte de toi ? Qui pourrait avoir honte de toi ?
- Albus est populaire, Rose. Ne fais pas comme si tu l'ignorais. Et moi, je reste une Serdaigle. Les Gryffondors populaires ne sortent pas avec les Serdaigles intellos.
- C'est complètement stupide.
- Je me demande ce qui n'apparait pas stupide à tes yeux.
Il y eut un silence, puis les deux jeunes filles échangèrent un sourire.
- Je parlerai à Albus, si tu veux, proposa Rose.
- Je ne crois pas que ce soit une bonne idée...
- Pourquoi ?
- Il saura que ça vient de moi. Et je doute qu'il se laisse fléchir par l'avis des autres, particulièrement par le tien.
- C'est sans doute vrai.
Lassée par ces intrigues, Emily jeta un coup d'œil au parchemin de Rose :
- Tu écris toujours à ton oncle ?
Rose écarta inconsciemment le papier de sa vue :
- Harry a besoin de nouvelles de temps en temps, déclara-t-elle. Son travail d'Auror le fait beaucoup voyager, mais... Je ne peux pas prendre le risque qu'il débarque chez mon père pendant que je suis à Poudlard.
- D'où est-ce qu'il croit que ton père lui écrit, cette fois ?
- Du Népal. L'Everest, c'est pas mal, non ? Ça fait plusieurs années que je lui fais croire que mon père s'est pris de passion pour l'alpinisme. A ce stade de ses aventures, mon père vient enfin d'obtenir son permis pour monter sur le toit du monde, et il vient d'atteindre le camp de base.
Emily la regarda écrire pendant encore quelques minutes, sa plume courant avec agilité sur le papier pour reproduire une écriture qu'elle avait apprise par cœur avec les années.
- Tu es toujours sûre que c'est la meilleure chose à faire ? demanda-t-elle, comme à chaque fois qu'elle la voyait écrire ainsi. Harry pourrait aider ton père. Vous aider tous les trois, toi, lui et Hugo. Il ne laisserait pas les services sociaux lui retirer la garde.
Comme toujours lorsque ce sujet était abordé, Rose sentit son cœur s'alourdir brusquement. Son ventre se noua des problèmes qu'elle avait cru fuir pendant un temps. Ils finissaient toujours par la rattraper :
- Harry est dans une situation difficile, répondit-elle. Il ne l'a jamais dit, mais je le sais. En lui-même, il soutient Malefoy et ma mère. Il n'a pas approuvé la façon dont mon père a géré son divorce, ni les années qui ont suivi. Il comprend, certes, et il est rempli de compassion, mais... Il n'empêche que le cœur n'y est pas. Les choses vont mieux depuis qu'il croit que mon père est passé autre chose. Depuis qu'il reçoit des lettres de son tour du monde... Ses lettres à lui sont devenues plus amicales, plus sincères, pleines de soulagement. S'il apprend qu'en fait, mon père a rechuté... Il tentera d'être présent pour lui. Mais sa présence ne fera que le blesser. Mon père sait qu'il n'a pas l'appui d'Harry. Si je l'avertis, Harry l'inscrira sans doute à un énième programme de désintoxication, avec une armée de psychologues sur le pied de guerre. Mais au final, j'ai peur qu'il décide de faire passer Hugo et moi avant lui. Il pourrait estimer que cette fois mon père est devenu néfaste pour nous, et qu'il vaut mieux confier la garde à ma mère le temps qu'il aille se faire soigner. Ce serait ce qu'il y a de mieux pour tout le monde, selon lui.
- Il n'a peut-être pas tort...
Rose dévisagea longuement Emily, qui soutint son regard. Il avait dû falloir beaucoup de courage à son amie pour lui déclarer cela. Rose le savait, et c'est pour cela qu'elle ne se mit pas en colère :
- C'est une question de loyauté, répondit-elle. Mon père ne peut pas perdre ses enfants. C'est la dernière part de dignité qu'il lui reste.
- Mais s'il lui arrivait quelque chose ? Si son état empirait parce qu'il n'a pas reçu l'aide qu'il lui fallait ? Est-ce que tu pourrais te le pardonner ?
Rose fit son possible pour fermer ses traits :
- L'état de mon père empirerait s'il nous perdait Hugo et moi. Nous sommes sa dernière raison d'exister. Je ne peux pas le trahir.
Emily n'insista pas. Elle avait conscience d'avoir alourdi l'atmosphère, et pendant un moment, elle se perdit dans la contemplation de la salle commune, baignée par la lueur des flammes.
- Tu as vu qu'ils ont affiché les résultats du trimestre ? demanda-t-elle soudain, retrouvant son air léger.
- Oui, j'ai vu ça, marmonna Rose sans parvenir à cacher son énervement.
Emily sauta sur l'occasion tel un chat déployant ses griffes :
- Le prince de Gryffondor t'a battue ! jubila-t-elle.
- Ne l'appelle pas comme ça.
- Oh, allons... Sois bonne joueuse, Rose. Scorpius a toujours été bon élève, mais cette fois, il t'a battue. Toi. C'est un record historique, non ?
- Il ne tiendra pas jusqu'au prochain trimestre.
- Voilà qui ressemble à un défi... Il faudrait songer à le mettre au courant, non ?
- Non merci. Pourquoi faciliter la tâche à mes concurrents ?
- Impitoyable petite Rose...
Emily éclata de rire, et malgré elle, Rose la suivit.
Elle devait admettre qu'elle avait été surprise en regardant le tableau d'affichage, ce matin-là, dans la Grande Salle. Elle avait cherché son nom à la première place, là où il s'était toujours trouvé depuis son entrée à Poudlard. Mais en face du titre de numéro 1, c'était Scorpius qu'elle avait vu. Scorpius Malefoy, dont le nom s'étirait en lettres calligraphiées juste au-dessus du sien. Pendant de brèves secondes, son image avait envahi son esprit, comme s'il s'était tenu là devant elle, oblitérant tout le reste. Puis elle l'avait aperçu qui franchissait le seuil de la Grande Salle pour observer le tableau à son tour, et elle s'était enfuie, espérant qu'il ne l'avait pas vue.
Plus tard, en cours, elle avait eu le temps de réfléchir à tête reposée à cette énormité des résultats, et avait dû se rendre à l'évidence : d'aussi loin qu'elle s'en souvenait, Scorpius avait toujours compté parmi les dix meilleurs élèves de Poudlard. Ses résultats contrebalançaient les siens à la perfection : si Rose avait un don pour l'Arithmancie (comme sa mère), les enchantements, la Métamorphose, Scorpius excellait en Histoire de la Magie, Potions et Astronomie. Leurs scores s'équilibraient dans les matières secondaires comme la Botanique ou la Divination, et tous deux manifestaient un désintérêt certain pour la Défense Contre les Forces du Mal, tout en se maintenant malgré tout à la tête de leurs maisons respectives. Si elle avait dû analyser leurs résultats, Rose en aurait déduit qu'ils correspondaient à deux esprits très différents, deux profils aux intérêts contraires, contraints de partager le même champ de bataille.
Par un hasard du calendrier, le sort avait voulu qu'ils aient une note de plus en Potions ce trimestre, et c'était sans doute ce qui avait donné l'avantage à Scorpius. Ça, et ses performances au Quidditch. Scorpius était l'attrapeur des Gryffondors, discret auprès de son cousin Albus, poursuiveur et capitaine de l'équipe, et de son demi-frère Hugo, surprenant dans son efficacité de batteur. Pourtant, c'était bien Scorpius l'atout de l'équipe, et tous en étaient conscients. Cela avait sans aucun doute contribué à l'intégration de Scorpius dans la maison des rouges et or.
Rose, elle, se tenait aussi éloignée que possible de tout ce qui ressemblait de près ou de loin à un balai, même s'il lui était déjà arrivé d'aller frapper quelques Cognards avec son frère, histoire de se défouler.
Pointant l'horloge du doigt, Emily lui fit signe d'y aller :
- C'est l'heure, annonça-t-elle sobrement.
Rose rangea ses affaires et la suivit avec les autres élèves dans les escaliers.
A partir du mois de novembre, une fois le solstice d'hiver passé, les élèves de Poudlard devaient assister une fois par semaine à un cours d'Astronomie nocturne, véritable veillée du vendredi soir qui les laissait le samedi au matin, épuisés, mais le cœur rempli d'étoiles. Comme beaucoup d'élèves, particulièrement chez les Serdaigles, Rose appréciait ces cours à l'atmosphère étrange, suspendus entre ciel et terre, où l'on oubliait son statut d'être humain pendant quelques heures le temps de se plonger dans l'immensité de l'éternité. Il y avait quelque chose de vaguement effrayant et en même temps, de profondément vrai dans le spectacle de ces astres tournant au-dessus de leurs têtes, poursuivant leurs trajectoires infinies, indifférents aux destinées des hommes. Rose y trouvait une forme de réconfort, doublée d'une tristesse qu'elle ne cherchait pas à expliquer. Le sentiment de se sentir petite et seule, peut-être, dans un univers si grand que tout soudain semblait vain. Et en même temps, tellement beau... Elle ne se coupait pas de ces accès de lyrisme qui excitaient la poète en elle.
Arrivés en haut de la tour d'Astronomie, leur professeur, Aurora Sinistra, les accueillit de son regard pénétrant :
- Pour votre dernière année, nous allons dessiner une carte du ciel, déclara-t-elle sans le moindre préambule. Le cours du vendredi soir est commun aux Gryffondors et aux Serdaigles, le cours du samedi soir aux Poufsouffles et aux Serpentards. Je tiens à vous prévenir, il s'agit d'un travail long, conséquent, et extrêmement rigoureux. Faites des groupes de trois.
Emily et Rose s'entreregardèrent, mais Sinistra les retint sur place :
- Miss Weasley, lança-t-elle.
Puis, se tournant vers un point derrière elles :
- Monsieur Malefoy. Le nombre veut qu'il y ait un groupe de deux. Vous devriez vous en sortir si je vous mets ensemble, n'est-ce pas ?
Rose se sentit littéralement changer de couleur, ce qui eut l'air d'amuser Emily, mais Scorpius les rejoignit sans protester. Il avait revêtu un épais pull de laine blanche aux motifs bleu foncé pour se protéger du froid, ce qui contrastait avec ses tenues habituelles. Cela lui donnait l'air étonnamment... décontracté, tout en préservant son détachement ordinaire. Rose ignorait pourquoi, mais son regard se perdit dans les mèches blondes rebelles qui s'étaient prises à l'arrière de son col, et elle fut prise d'une irrésistible envie de les dégager. Elle profita de ce que Sinistra leur confiait leur matériel pour effacer cette pensée.
Tous deux installèrent leur télescope en silence, puis Rose déploya papier millimétré et compas sur le bord du rempart et installa leurs chaises à distance respectable.
Pendant plusieurs minutes, ils échangèrent quelques détails techniques tout en réglant le télescope, leurs voisins de droite les observant comme s'ils parlaient une langue étrangère, puis tous deux se mirent d'accord sur la tâche qui leur revenait et alors, ils plongèrent dans un silence concentré.
Rose ne pouvait expulser la gêne de son esprit. C'était stupide, vraiment. Sinistra ne les avait mis ensemble que parce qu'ils étaient premiers de leurs maisons. Mais elle n'arrêtait pas de penser à son attitude pendant la fête, à ce qu'elle avait surpris, et à la curiosité que cela suscitait en elle, encore aujourd'hui. Elle n'arrivait pas à l'assumer. Une part d'elle-même se disait que la vie sentimentale de Scorpius n'était pas son problème, et qu'elle ne devrait même pas s'en préoccuper. Une autre part lui criait que c'était son problème si Lily était impliquée, et qu'elle devait en savoir plus.
Coincée entre deux feux, trahie par ses propres désirs, Rose avait toutes les peines du monde à se concentrer sur la carte. Elle fuyait le regard de Scorpius et préférait recourir à toute l'ingéniosité de ses cellules grises plutôt que de lui demander de l'aide.
Une demie heure s'était écoulée peut-être, lorsque Scorpius reporta soudain sur la carte un point qu'il venait d'observer, et annota son nom du bout de sa plume. Son écriture attira le regard de Rose, comme elle l'avait déjà fait sur les documents aperçus sur son bureau. Scorpius s'interrompit, surpris par son attention qu'il sentait soudain tournée vers lui.
- Tu écris très bien, baragouina Rose avant de s'enfouir dans ses notes.
Scorpius resta là à la dévisager, la plume en l'air, sans vraiment savoir comment réagir. Et pour cause : c'était sans doute la première chose sympathique que Rose lui ait jamais dite, et il devait encore se demander ce qu'il avait fait pour la mériter.
- Merci, répondit-il au bout d'un moment.
Puis après une brève hésitation, il reprit :
- J'ai toujours admiré les écritures déliées du XIXe siècle. Mon père avait une édition limitée de Nathaniel Hawthorne dans sa bibliothèque, quand j'étais petit. Il y avait des facsimilés de son écriture. Quand j'ai commencé à apprendre à écrire, j'ai exigé d'apprendre à écrire comme lui...
Il sourit :
- Inutile de te dire que ça n'a pas été une partie de plaisir.
Rose acquiesça sans répondre, sans le regarder. Elle se sentait mortifiée par ce qui ressemblait fort à un début de discussion, entre deux étudiants du même âge, sans rancœur ni a priori. Elle n'avait pas l'habitude d'un tel contact, et son instinct tout entier lui criait de retourner à ses anciens usages.
Il était impossible que Scorpius n'ait pas remarqué son malaise, et pourtant, il ne la quitta pas des yeux. Pendant les minutes qui suivirent, il s'obstina à lui parler de mille et un détails astronomiques, lui posant des questions dont Rose était certaine qu'il connaissait déjà les réponses. Au final, elle se mura dans un mutisme total, et il abandonna la partie.
Rose se retint de soupirer. Malgré elle, elle était exaspérée. Comment avait-elle pu songer une seule seconde qu'elle s'était trompée ? Scorpius venait une fois de plus de lui démontrer son absence de considération, son mépris des humeurs des autres, son incapacité totale à se placer en retrait vis-à-vis d'elle. Il devait pourtant savoir comment elle se sentait, non ? Il choisissait simplement de ne pas en tenir compte.
Pendant plus d'une heure, ils restèrent silencieux, si studieux qu'ils parvinrent au bout de leur travail de la nuit bien avant l'aube. Regardant autour d'eux, Rose vit les autres groupes en train de s'afférer, embrouillés au milieu de leurs données mal répertoriées, et elle se demanda un instant si Sinistra l'autoriserait à aller les aider. Puis elle entendit Scorpius modifier les réglages du télescope. Ecartant leurs affaires, il s'assit sur le muret, retroussa les manches de son pull et passa plusieurs minutes l'œil collé à la lentille, à la recherche d'un point bien précis. Lorsqu'il l'eut trouvé, Rose vit un fin sourire éclairer son visage, et elle ne put s'empêcher de lui demander :
- Qu'est-ce que tu cherches ?
- Mars, répondit-il en lui concédant un regard.
- Mars ? On ne doit pas l'observer avant la séance prochaine.
- Je sais. C'est ma planète préférée.
Rose haussa les épaules :
- Pourquoi ? demanda-t-elle, plus par convenance qu'autre chose.
- Parce que j'ai l'espoir qu'on ira s'y poser un jour. Et que je serai là pour y assister, répondit-il le plus sérieusement du monde.
Rose dissimula sa surprise dans un silence brut, mais Scorpius ne s'en formalisa pas. Il observa sa planète pendant encore quelques minutes, silhouette diaphane sous la lumière de la Lune, baignée dans l'aura surréaliste de cette nuit claire. Avant de pouvoir s'en rendre compte, Rose détaillait le moindre de ses gestes, sa posture assurée, agilement perchée sur le rempart, ses mains fermes et précises sur les commandes du télescope. Elle voyait son père en lui, plus que jamais, et pourtant, il y avait dans les traits de Scorpius Malefoy quelque chose de plus doux, de plus féminin, et cette pellicule de glace qui dissimulait ses émotions mieux que Drago Malefoy n'avait jamais su le faire.
Si elle avait dû émettre une opinion, en tant que parfaite inconnue, Rose aurait estimé que Scorpius affichait son désir de ne blesser personne, tant que ses barrières n'étaient pas forcées. Il y avait en lui un mélange de sympathie et de défense qui évoquait irrésistiblement son attitude vis-à-vis de Lily, lors du bal. Pour la première fois, Rose se dit soudain que Scorpius utilisait peut-être la courtoisie comme sa meilleure arme : une manière de se faire apprécier sans pour autant se laisser approcher. Et ce constat la laissait dubitative, car une fois encore, elle ne comprenait pas les émotions qui l'animaient.
Néanmoins, en cette belle nuit d'hiver, le teint et les cheveux pâles sous l'éclat de la Lune, Scorpius lui apparaissait plus complexe et sophistiqué qu'elle n'avait jamais voulu le reconnaître. Et cela lui faisait mal de l'admettre.
- Tu connais l'histoire de Mars et Vénus ? demanda soudain Scorpius, la surprenant en flagrant délit d'observation.
- Euh... non, répondit-elle par réflexe.
Il sourit, avec une chaleur surprenante, comme si le silence n'avait jamais existé entre eux et que rien ne lui faisait peur :
- Ce sont des dieux que les Romains ont emprunté aux Grecs, sourit-il. Vénus était la déesse de l'Amour. La plus belle déesse du Panthéon. Mais elle était marié à Vulcain, le dieu forgeron et, évidemment, le dieu le plus laid du Panthéon. Très vite, la belle déesse entama une liaison avec Mars, dieu de la guerre, et frère de Vulcain. Mars craignait d'être découvert. Aussi, toutes les nuits, avant de rejoindre Vénus, il postait en sentinelle son favori, Alectryon, afin que celui-ci les préviennent du lever du jour. Une nuit, Alectryon s'assoupit. Il ne vit pas Hélios, le Soleil, arriver sur son char au matin. Hélios surprit Vénus et Mars, et immédiatement, courut prévenir Vulcain, qui punit les deux amants en les révélant à la vue de tous. Pour châtier Alectryon, Mars le transforma alors en coq. Et depuis ce jour, on raconte qu'Alectryon tente de racheter sa faute, en chantant pour annoncer le lever du jour.
Scorpius se fendit d'un nouveau sourire, d'une désarmante simplicité :
- C'est pour cela que les coqs chantent lorsque le Soleil se lève, murmura-t-il.
- C'est très poétique, répondit Rose.
Elle n'avait pas réfléchi. Elle avait simplement donné le sentiment qui lui passait par l'esprit, à cet instant précis :
- Je ne connais pas grand-chose à la mythologie, continua-t-elle sans trop savoir pourquoi. Je me rappelle que ma mère me racontait certaines de ces histoires quand j'étais petite... Mais je les ai effacées de ma mémoire.
Elle garda le silence quelques instants, sous le regard patient de Scorpius que cela ne gênait pas :
- Il y en a une dont je me souviens, ceci dit, reprit-elle. La boîte de Pandore.
Elle inspira à fond, puis rassembla ses souvenirs :
- Pandore était la première femme. Elle fut créée par les dieux pour se venger de Prométhée, le mortel qui avait osé leur dérober le feu. Zeus offrit Pandore en mariage au frère de Prométhée, et lui confia avec elle une jarre qu'elle ne devait ouvrir sous aucun prétexte. Mais Pandore céda à la curiosité que les dieux avaient placée en elle, et elle ouvrit la jarre, d'où s'échappèrent tous les maux de l'humanité. Elle tenta de refermer la jarre, mais... c'était trop tard.
Elle fit une pause, dévisageant Scorpius comme une élève anxieuse devant son professeur :
- C'est ça ?
- Pas tout à fait, objecta Scorpius. Il restait quelque chose dans la jarre lorsque Pandore réussit enfin à la refermer.
- Quoi donc ?
Scorpius sourit, avec une troublante gravité dans ses yeux d'opale :
- L'espoir, répondit-il.
Rose ne dit rien. Elle se sentait happée par une discussion dont elle n'avait pas soupçonné la profondeur :
- Tu aimes la mythologie ? demanda-t-elle.
- J'aime ce qui est loin de nous, dit Scorpius en plongeant son regard dans la voûte étoilée. Dans le temps et l'espace.
Rose haussa les épaules :
- Pourquoi ?
Il se tourna vers elle, la clouant soudain sur place :
- Parce que cela remet les choses en perspective, répondit-il. Comment appréhender la vie si on ne considère jamais les choses dans leur ensemble ? Si l'on ne se concentre que sur un fragment du tableau ? J'aime l'idée qu'une éternité s'est écoulée avant nous et qu'il s'en écoulera mille autres après nous. Que peut-être, au sein de tout ceci, nous accomplirons quelque chose de grand. Quelque chose qui vaille la peine que l'on s'en souvienne.
- On ne peut pas toujours garder l'œil sur l'infini, rétorqua Rose sans trop savoir dans quel débat elle s'engageait. C'est aussi une vision fausse. Il n'y a pas de vision juste, en fait. Il n'y a qu'une infinité de points de vue différents.
- Précisément.
- Et il est impossible de tous les prendre en compte !
- Non, sourit Scorpius. Il faut simplement savoir déceler l'infini en chaque chose.
Et tandis qu'il disait ceci, en plantant à nouveau ses yeux dans les siens comme il l'avait fait lorsqu'elle s'était excusée, Rose eut le sentiment étrange qu'il disait cela pour elle. Qu'il la regardait comme personne ne l'avait jamais regardée, capable de voir en elle des choses qu'elle n'avait jamais perçues. Elle comprenait désormais la fascination sur le visage de Lily, et combien il était facile de se laisser subjuguer par les paroles de Scorpius Malefoy.
- Et toi, qu'est-ce que tu aimes ? demanda-t-il soudain, peut-être pour briser leur silence.
Rose fut prise de court, mais elle n'eut pas à chercher ses mots bien longtemps :
- La poésie, répondit-elle. Les Romantiques, surtout.
- Pourquoi ?
Il s'autorisa un air malicieux, conscient qu'il lui renvoyait ses propres questions. Rose chercha le meilleur moyen d'exprimer son sentiment :
- Parce que les poètes savent me faire voir de la beauté là où je n'en voyais pas auparavant, dit-elle enfin. Un peu comme maintenant.
Cette dernière remarque, échappée de ses lèvres avant que son esprit ne l'ait formée, éclata dans la nuit lunaire. Scorpius la dévisagea. Elle lut sur son visage qu'il ne savait pas comment interpréter ses mots, qu'il avait peur de le faire. Pourquoi ? Elle-même ne comprenait pas. Le sang lui montait au visage, et elle ne voulait pas analyser ce qu'elle avait dit. Alors, pour s'échapper d'une situation qu'elle ignorait comment désamorcer, Rose posa la question qui briserait leur instant de magie :
- Qu'est-ce qui s'est passé entre toi et Lily ?
Scorpius se ferma. Physiquement et intérieurement, il recula comme si elle l'avait giflé :
- Qu'est-ce que tu veux dire ? demanda-t-il, immédiatement sur la réserve.
- Je vous ai vus à la fête de l'Union, répondit Rose avec une vague nuance d'excuse. Cela avait l'air... plutôt intense.
Il se crispa. Pourtant, il ne fuit pas son regard. Cette fois, en cette nuit si étrange, Rose discerna en lui ce courage, cette force de caractère qui avait bien fait de lui un Gryffondor, en fin de compte. Il lui répondit, franchement et sans détour, ce qui, malgré l'angoisse que cela lui inspirait, apparut aux yeux de Rose comme une profonde décence. Elle se sentait déjà ignoble d'avoir posé la question :
- Nous sommes sortis ensemble, dit-il froidement. Pendant quelques temps.
Rose accusa le coup. Dissimulant le tremblement dans sa voix, elle murmura :
- Quand ça ?
- L'année dernière. Mais cela n'a pas duré longtemps.
- Pourquoi ?
En jouant cette dernière carte, Rose avait conscience de pousser Scorpius au-delà de ses limites. Au-delà de tout ce qu'elle avait jamais vécu avec lui. Pourtant, même s'il semblait en souffrir dans sa chair, Scorpius demeura droit, et il répondit :
- On ne peut pas toujours avoir ce qu'on veut.
Le Soleil se leva sur ces mots. Comme Vénus et Mars, l'aube les surprit en pleine lumière, et Rose n'était pas certaine d'aimer ce qu'elle voyait. Toute la soirée de l'Union, Lily, les commérages d'Emily, tout repassait dans sa tête au filtre de ce que Scorpius lui avait révélé. Alors qu'il se levait pour prendre ses affaires et partir, elle le retint par la manche :
- Attends ! dit-elle.
Elle n'était pas sûre de ce qu'elle allait dire, mais il fallait que ce soit dit :
- Je suis désolée d'avoir posé cette question. Ça ne me regardait pas, je regrette.
Scorpius fit non de la tête :
- Tu n'as rien à regretter.
- Tu es tellement... honnête.
- Tu crois ? Je ne suis pas sûr que Lily trouverait mes confidences honnêtes.
Rose n'avait pas envisagé ce point de vue, mais déjà, elle rejetait sa cousine au fond de son esprit :
- Pourquoi tu ne t'es jamais excusé ? demanda-t-elle, consciente de changer de sujet. Pour le kiosque. Pourquoi tu ne t'es jamais excusé ?
Scorpius demeura immobile un long moment, debout dans la lueur de l'aurore, dans son pull trop grand, sans la regarder. Une fois encore, Rose avait l'impression de lui arracher des réponses avec les dents. Pourtant, lorsqu'il se tourna vers elle pour la regarder, il avait de nouveau cette expression sur le visage, cette douceur douloureuse qu'elle avait perçue pendant la soirée de l'Union :
- J'essayais de t'aider, répondit-il. Tu restais toujours toute seule. Isolée, sans personne. Je me suis dit que ça devait être difficile, alors j'ai essayé de t'aider. Je ne vais pas m'excuser pour ça.
Puis il descendit les marches de la tour d'Astronomie, laissant Rose plus mortifiée que jamais. Son cœur battait fort dans sa poitrine, lui criant qu'elle était en vie, et chaque pulsation lui faisait mal. En l'espace de dix secondes, Scorpius avait disparu, et la réalité toute entière semblait s'être vidée tout à coup. Rose se sentit manquer d'air, étouffée à l'idée que cette nuit avait été, à bien des aspects, la plus intense de sa vie, et qu'elle ne pourrait supporter de revenir à une réalité sans lui. Scorpius l'avait entraînée dans une bulle, un monde à lui dont elle n'avait fait qu'entrevoir un fragment, mais qui avait suffi à la brûler, définitivement. Déjà, ses paroles résonnaient dans sa tête, tout ce qu'il avait dit : sur le kiosque, sur Lily, sur Mars... Il y avait tant de profondeur dans ses mots qu'elle les sentait fondre en écho en elle, accélérant sa respiration, l'obsédant pour en obtenir plus.
Cette nuit, Scorpius avait brillé à ses yeux plus que tous les astres réunis. Elle avait adoré sa façon douce et tendre d'expliquer les choses, de retenir les mots comme s'il risquait de les briser, d'attendre sans impatience ses réponses pour s'en saisir avec un infini respect. Elle avait aimé ses idées, la poésie naturelle dans sa manière de les exprimer, la ferveur assagie dans son regard. L'intelligence pure qui luisait dans ses yeux...
Et en même temps, elle souffrait de cette brûlure qu'il lui avait infligée. Car elle avait goûté à un nectar qui, elle le savait, ne pourrait jamais être le sien. Le fait même de l'envisager était une hérésie. Scorpius ne lui appartenait pas. Mais elle s'était tenue si près de lui qu'à présent, auprès des autres, elle tremblait dans le froid.
Annotations