Le petit détournement

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L’espace temps était froissé, bousculé, brutalisé. La matière et les ondes franchissaient en un battement de cœur des centaines d’années lumières, générant une anomalie crépitante, la conséquence visible des milliards de particules qui dépassaient la vitesse de la lumière puis décéléraient abruptement au sortir du trou de ver dans un cycle perpétuel. Les engrenages titanesques des machineries du Commonwealth scrutaient le vide autour du portail, des outils de mesure vérifiant les flux, des milliers d’antennes relais réceptionnant les ondes de télécommunication pour les retransmettre aux autres trous de ver du système ou vers les deux planètes habitées qui vivotaient doucement à quelques centaines de millions de kilomètres de là. Le traffic de vaisseaux était réduit, les impératifs de la récente guerre contre les coalitions primitives sous la suzeraineté du Cartel pangalactique avaient mobilisé les forces militaires et les effectifs industriels du Commonwealth positiviste vers d’autres secteurs de sa sphère d’influence. Ici, tout était calme, le programme enregistrait à peine un vaisseau toutes les soixante douze heures, se dirigeant aussitôt vers les autres trous de ver du système pour disparaitre à plusieurs années lumière de là.

Le système nota une panne de l’une des antennes. Il lui fallut revoir ses protocoles de gestion des données télécommunicationnelles et rediriger le flux via d’autres antennes, pendant que des algorithmes de révision passaient en revue l’antenne défectueuse.

Cinquante six minutes après, un vaisseau franchit le trou de ver. Un cargo de transport spécialisé, accrédité et frappé des marquages réglementaires du Commonwealth. Une éloge positiviste émise en binaire s’échangea entre le commandement du vaisseau et l’IA du trou de ver, bientôt suivie par un message de requête relatif à une erreur possible d’affichage après le transfert. Le vaisseau ne détectait plus la présence de ses deux escorteurs de classe Voltaire, et demandait une confirmation des capteurs intégrés des machineries du trou de ver. Il ne reçut jamais de réponse à sa requête.

Deux minutes et vingt-six secondes après l’apparition du vaisseau, toutes les antennes des machineries du trou de ver connurent une avarie simultanée, le genre d’inconvénient qui allait retarder de plusieurs semaines les communications pour tout un pan de la sphère d’influence du Commonwealth et gêner des milliards de personnes. Les capteurs intégrés à la machine scannèrent en profondeur le cargo, puis ne laissèrent qu’un silence radio sans même chercher à se justifier de leurs actions. Une vague de signaux lumineux contradictoires fit frissonner les milliers de diodes de la structures, comme un tremblement lumineux dans le vide.

Par précaution, le capitaine du cargo ordonna l’activation des systèmes de défense électromagnétiques, et un scan intensif de la zone.

Quarante sept secondes plus tard, Davis, l’IA principale du vaisseau signala à son capitaine ne plus avoir le contrôle de leur trajectoire.

Dix secondes plus tard, neuf silhouettes se dessinèrent dans le vide. L’activation soudaine de leurs systèmes les fit se manifester sur les écrans des capteurs comme des apparitions fantomatiques. Leur trajectoire les fit passer entre le cargo et l’étoile la plus proche, dessinant des formes noires que les capteurs visuels identifièrent comme des vaisseaux civils de tourisme légèrement modifiés. Le capitaine du cargo fit sonner l’alerte.

Un nuage de micro-cellules explosives vola en direction du cargo. Les champs de force électromagnétiques détournèrent les nano-mines de leur trajectoire sans aucune difficulté, mais pendant que le système était saturé, les vaisseaux inconnus amorcèrent des manœuvres complexes, s’approchant subrepticement, chacun par une direction différente, en tournant autour du cargo selon des trajectoires insensées. Davis détecta une attaque informatique brutale qui se multipliait sur pas moins de quarante sept systèmes différents du vaisseau. Il les para toutes.

Le capitaine ordonna le déploiement des canonnières à propulsion électro-magnétiques. Il amorça un protocole de purge des mémoires numériques tandis qu’il ordonnait le tir tout à fait illégalement ; il aurait dû lancer trois messages successifs de sommation avant d’ouvrir le feu avec des armes aussi dangereuses, mais il préférait se rendre coupable de cette entorse aux règlements plutôt que de risquer de tomber entre les mains des pirates. Puis il ordonna à Davis de reprendre le contrôle sur leur trajectoire au plus vite, voyant bien qu’ils s’éloignaient dangereusement du trou de ver.

Les salves de canon partirent dans plusieurs directions, projetant de petites billes métalliques à des vitesses dangereusement élevées. Un vaisseau des assaillants fut frappé de plein fouet et vit toutes les couches successives de sa fragile coque être percée de par en par. La décompression laissa à ses occupants quelques minutes entières de calvaire avant de mourir dans d’atroces souffrances.

Quatre autres vaisseaux firent alors leur apparition, jaillissant du trou de ver derrière le cargo. À la grande déception du capitaine, aucun d’entre eux n’étaient des vaisseaux de son escorte. Ils lancèrent des projectiles de harpons parasites. Ceux-ci passèrent outre le champs électro-magnétique et vinrent se fixer à la coque, où ils s’animèrent pour courir jusqu’aux modules d’armes et les désactiver au moyen de pinces mécaniques et de charges explosives. En six minutes, les canonnières principales étaient toutes incapables de faire feu.

Une vague déferlante d’attaques informatiques fit vaciller une fois de plus toute la structure du vaisseau. Cette fois, Davis céda, préférant créer des copies suppléantes de ses propres programmes pour les sacrifier dans des tentatives de juguler l’attaque plutôt que de se risquer lui même, et sa propre vie, contre les programmes invasifs et meurtriers. L’équipage dût euthanasier certaines machines en les purgeant totalement de tout programme ou en les explosant à coup de fusil à pompe avant qu’elles ne puissent se retourner contre eux. Le secteur de la cafétéria dût être mis sous quarantaine et purifié à coup d’extincteur et de décharges successives d’ondes EMP après qu’un four ait explosé et que la ventilation se soit mise à volontairement propager les gaz de l’incendie.

Sept minutes plus tard, le capitaine entendait dans sa salle de commandement résonner les rires et les insultes des pirates, une partie de ses systèmes de communication étant passés au contrôle de l’ennemi.

À cet instant, les vaisseaux assaillants parvinrent à portée d’abordage. Les capsules d’abordage furent propulsées, remplies à ras bord de pirates cyborg surexcités. Certains projetaient devant eux des nuages d’ondes radio saturées d’insultes et de menaces. D’autres espéraient faciliter leur approche par un silence radio total et des écrans de camouflage visuels ou des brouillages de capteurs.

Le tout était brouillon et expérimental.

Quatorze capsules, des silos de métal projetés dans des détonations d’air comprimées, se dirigèrent selon des trajectoires parfaites vers les points faibles du cargo, dont les données avaient été savamment collectées préalablement grâce aux scanners détournés du trou de ver.

Le capitaine décida cette fois-ci d’envoyer, pour la forme, un message de sommation, accompagné d’une prière positiviste rappelant avec commisération que le trépas n’était pas à percevoir comme une fin mais comme une étape dans le grand cycle de l’Humanité.

Un crachat de plasma, bleu, brillant, brûlant comme un soleil sortit comme une éruption de plusieurs orifices du vaisseau au moment où les capsules les plus rapides étaient à portée. Leurs composants atteignirent instantanément leur température de fusion, et les cohortes à l’intérieur, qui fulminaient et scandaient des insultes l’instant d’avant, eurent un aperçu de ce que cela pouvait faire de se trouver dans le cœur d’une étoile avant de disparaitre en hurlant.

Sept capsules s’étaient volatilisées de la sorte, mais les autres avaient été plus prudentes, et n’augmentèrent leur allure qu’après avoir vu le vaisseau gaspiller ses dernières ressources de plasma. Parmi eux, le capitaine Helcius Damodar, envoya personnellement au capitaine du cargo un long discours dans lequel il promettait de le clouer vivant par dessus le tableau de bord une fois qu’il se serait emparé du vaisseau et de créer des programmes informatiques personnalisés rien que pour torturer Davis, son IA, pour l’éternité. Son discours fut interrompu lorsque les capteurs de la capsule détectèrent un niveau de radioactivité indicible. Lui et tous ses suivants commencèrent rapidement à fondre, leurs cellules s’autodétruisant les unes après les autres à une vitesse déconcertante. Son message se transforma en longues plaintes agonisantes que le capitaine du cargo utilisa comme indicateur pour régler la puissance de son rayon Ionisant. Puis, quand les plaintes se turent, il l’orienta vers une autre capsule, puis encore une autre.

Les quatre capsule restantes parvinrent à leur objectif. La première transperça une première couche de coque avec un laser perforateur, pénétra à l’intérieur, et s’accrocha à la deuxième couche de coque pour amorcer un abordage en évitant la décompression. Onze secondes plus tard, la seconde capsule heurta le cargo un peu trop puissamment, entrainant la décompression d’une section qui fut bien vite placée sous quarantaine. Les pirates devaient alors perdre de longues minutes à s’équiper du matériel pour traverser plusieurs coursives désormais sous vide. Quatorze et vingt et une secondes plus tard, les troisièmes et quatrième capsules parvinrent sans trop d’inconvénients à percer la première couche de coque et à s’agripper à la seconde, mais avec des secousses qui laissèrent leurs équipages sonnés quelques instants.

Les vaisseaux pirates s’éloignèrent pour être autant que possible hors de portée d’éventuelles armes, non sans avoir projeté une autre vague d’attaques informatiques. Davis, amorça l’autodestruction de plusieurs segments du vaisseau, et envoya une requête au capitaine suggérant la destruction de certaines technologies précieuses afin d’éviter que les pirates ne s’en emparent. Le capitaine rejeta la requête et fit ordonner l’alerte générale. Il s’équipa lui même d’un pistolet à tachyons, et fit mobiliser ses fusiliers marins pour contre-attaquer face à l’invasion du cargo.

Il fallut vingt minutes à la première équipe de pirates pour se sécuriser une tête de pont, un espace suffisant pour initier le déploiement de leur équipement. Dans un enthousiasme terrible à voir, les pirates connectaient leurs appareils à tous les systèmes qu’ils pouvaient atteindre pour y insuffler leurs programmes offensifs les plus ravageurs et les plus nocifs. Certains murmuraient presque religieusement des menaces personnelles à l’encontre de Davis, promettant de le soumettre, de le faire souffrir et de le dominer pour leur plaisir personnel. Ils débarquèrent une lance à particules OMG et une série d’explosifs plasma, et commencèrent à exploser les portes pour se frayer un chemin jusqu’à la salle de commandement, tout au centre du vaisseau.

Vingt minutes, c’est environ le temps qu’il avait fallu à la deuxième équipe pour s’équiper de ses scaphandres et commencer leur progression. Rapidement, ils activèrent des pièges laissés pour eux par Davis. Des coursives se désossèrent et s’effondrèrent dans le vide, entrainant avec elles quelques cosmonautes téméraires dans le néant sans espoir d’en réchapper. D’autres furent empoisonnés par des rayons ionisants, irradiés à mort en quelques minutes. Quand finalement ils parvinrent à franchir un sas et à retrouver l’atmosphère du vaisseau, ce fut pour tomber nez à nez sur une escouade de fusiliers du Commonwealth et une tourelle à particules OMG qui les bombarda avec violence. Les clignotements lumineux emplirent les coursives d’une atmosphère étrange pendant les longs instants que dura la fusillade, avant que les pirates n’arrachent une victoire à la Pyrus grâce à une charge audacieuse au corps à corps. La mêlée se conclut à coup de surins dans la gorge, et dans des vomissements d’hémoglobine, jusqu’à ce qu’enfin le silence se fasse dans la pièce. Les pirates firent une pause pour retirer leurs scaphandres, panser leurs blessures et passer en revue leurs prisonniers et l’équipement qu’il leur restait. Alors qu’ils se rassemblaient dans le centre de la salle, Davis bloqua soudainement les issues, et avant que les pirates ne puissent lui reprendre le contrôle des portes avec leurs programmes offensifs, il détacha tout le segment du vaisseau, expédiant les pirates, et les quelques fusiliers qu’ils avaient fait prisonniers, dans le vide.

Les troisièmes et quatrième équipes se frayèrent un chemin péniblement, salle après salle, en piratant tous les appareils qui avaient le malheur d’être sur leur passage. Finalement, les pirates parvinrent à prendre le contrôle de toutes les communications vocales à bord du cargo, en profitant pour narguer le capitaine et coordonner leurs actions. Les deux équipes convinrent d’une jonction non loin de la salle de repos des officiers, les deux meneuses pirates, Jarycen de Thulème et Ganymas Therion, désirant se rencontrer en personne pour décider de la suite des événements. Une fois l’une en face de l’autre, elles se disputèrent sur la marche à suivre, et décidèrent de régler ce différend dans un duel devant le regard de leurs troupes. La lame électro-kinétique de Jarycen de Thulème trancha le bras gauche de son adversaire, mais cette dernière répliqua avec un ceste à décharge, lui déchiquetant d’un coup les deux globes oculaires avant de lui voler son arme pour lui trancher la tête. Ganymas Therion fut proclamée meneuse des deux troupes, et se fit implanter un bras de remplacement sur le tas pendant que ses hommes lui communiquaient toutes les données récupérées sur la salle de commandement.

Davis, qui avait déjà, presque littéralement, enduré mille morts, fit comme dernier effort un rapport complet et précis de la situation à son capitaine avant de s’extraire des systèmes du vaisseau pour placer l’intégralité de son programme dans un cylindre de cryptage hermétique, à l’abris de toute tentatives de le pirater. Le capitaine le récupéra pour le placer dans un étui de titane avant de se préparer, lui et sa garde rapprochée, à combattre pour défendre la salle de commandement. Dans un effort désespéré pour réclamer des renforts, il propulsa un message radio en direction du trou de ver.

Il avait fallu une heure, vingt six minutes et une quarantaine de secondes à la première équipe de pirates pour parvenir jusqu’aux portes de la salle de commandement. Ils perdirent beaucoup de temps à essayer d’en forcer l’accès par le piratage, mais devant le système de cryptage qui se réécrivait de lui même à chaque seconde, ils résolurent d’employer leurs derniers explosifs. À peine les débris de l’explosion s’étaient-ils dispersés que la lance à particules OMG ouvrait le feu. La réplique fut tout à fait appropriée, puisque des tirs de carabines à tachyons et de fusils magnétiques eurent tôt fait de réduire en charpie ou en cendres la moitié des assaillants ainsi que la lance elle même.

Les pirates se lancèrent à l’assaut dans un grand bruissement de métal et de chair, les cyborgs cliquetant dans leur course frénétique. Bientôt, l’ordre de la bataille devint confusion, des tirs fusant depuis et vers toutes les directions, des pans entiers des murs et du plafonds étant décrochés par des détonations et des coups violents au corps à corps.

Les pirates avaient l’ascendant, jusqu’à ce que, dans une trahison aussi infâme que prévisible, la capitaine autoproclamée Ganymas Therion surgisse sur leurs arrières et ordonne à ses troupes de massacrer la concurrence afin de s’assurer de pouvoir revendiquer le cargo pour elle même. La confusion devint plus totale encore, et la violence décupla. Le capitaine du Commonwealth décida de profiter de ce désordre pour amorcer l’autodestruction du vaisseau et s’enfuir, mais il fut coupé court dans son acte par un cyborg épéiste à l’adresse surhumaine qui lui trancha une main d’un revers presque distrait tout en sabotant le système d’autodestruction de l’autre main. Le capitaine, avant de se vider de son sang, prit la fuite en courant. Il parvint jusqu’à une station d’infirmerie qui refusa de s’ouvrir quand il entra ses codes. Les pirates en avaient déjà détourné le système. Le capitaine comprit alors qu’il n’avait aucun espoir de reprendre le contrôle d’une navette d’évacuation dans cette situation. Aussi, il se dirigea vers un sas normalement dédié aux ordures, et y plaça le tube qui contenait Davis avant d’amorcer son éjection dans le vide spatial. Il avait espoir que quand le Commonwealth reviendrait enquêter sur ces événements, ils scanneraient massivement les environs du trou de ver et détecteraient la présence de l’IA. Puis, son devoir accompli, le capitaine s’adossa à un mur et se laissa lentement sombrer dans l’inconscience.

La mêlée dura au total plus de huit minutes, mais Ganymas s’imposa brutalement, et s’autoproclama seigneure capitaine de ce cargo. Elle injecta dans les machines du poste de commandement ses propres programmes et obtint le contrôle de ce qu’il restait de fonctionnel. Sous les hourra de son équipage de fortune, elle inaugura sa nouvelle prise en démolissant à coup de pistolet à tachyon les symboles positivistes qui ornaient la pièce. Un buste de Voltaire et un autre de Socrate furent pour leur part menés devant elle et elle s’amusa à les réduire en poussière avec un gourdin de fortune, tous les pirates hurlant de joie à chacun de ses coups. Puis elle promit une récompense à tous ses hommes, ordonna l’inventaire du butin pour rendre un paiement aux camarades qui avaient participé à l’attaque, et amorça le repli vers un autre trou de ver, escortée des autres vaisseaux de la flotte pirate.

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