Heureux qui, comme Ulysse, a fait un beau voyage...
Il neige depuis une semaine. Près de la fenêtre je regarde la nuit et j’écoute le froid. Les cristaux agglomérés dansent comme des ombres dans l'atmosphère obscure, et offrent un concert varié lorsqu'ils atteignent leur terminus ; doux chuchotement sur les arbres, murmures glacés sur le névé, crépitement affolé sur les carreaux transparents de mon observatoire. Demain, aux premières lueurs, il faudra partir. Mes pas écraseront la poudreuse et les craquements étouffés sous mes semelles suffiront à signifier mon départ aux Aurellos. Inutile de prendre le risque de leur annoncer de vive voix ; ils ne comprendraient pas, et chercheraient à me retenir.
La chaleur était telle qu'elle déformait les contours du réel par son épais voile grisâtre, à mon arrivée. Je ne pouvais avancer qu'à l'aide de ma zephyrine, et l'espace étroit qu'elle me dégageait offrait à mes regards d'étonnantes merveilles. Tout autour de moi, la terre rouge se moirait de reflets argentés, tandis que le ciel cristallin paraissait miroiter l'infinité de l'univers, menaçant de m'engloutir à mon tour. Soudain, ma zephyrine ne me fut plus d'aucune utilité ; j'entrai dans une zone balayée par des vents frais et chargés d'embruns.
J'avançai prudemment, l'expérience m'ayant appris à me méfier des changements brutaux, particulièrement lorsqu'ils paraissaient agréables ; hors de question de me trouver pris au piège comme à Plutonique, à la merci des Mnesis dévoreurs de mémoire. Autour de moi, aucune trace d'une quelconque étendue d'eau, malgré l'odeur fortement iodée, mais un vaste paysage accidenté. A mesure que je progressais, le sol changeait lui aussi de consistance, passant de poussière sèche rougeâtre à croûte de tourmaline noire. Je devais veiller à ne pas glisser dans l'un des cratères vicieux qui apparaissaient parfois sans crier gare.
Au loin, je devinais dans l'ombre majestueuse qui grandissait au rythme de mon évolution la silhouette d'une architecture naturelle grandiose. Il m'était pourtant encore impossible de l'identifier, préoccupé comme je l'étais de m'éviter une chute mortelle ou une rencontre inopportune. Je tentais de me faire le plus léger possible, bandant les muscles de mes jambes jusqu'à la pointe de mes pieds, usant de chaque parcelle de mon corps pour me maintenir en équilibre sur cette surface inconstante.
Enfin, mon regard fut accroché par la masse qui s'élevait devant moi, et je restai stupéfait devant le spectacle que la nature m'offrait. Scultpées dans le basalte se dressaient des orgues volcaniques imposantes, composées de longues colonnes régulières délicatement assemblées, semblant s'élancer vers le ciel dans un mouvement conjoint. Jamais mes pérégrinations ne m'avaient permis de contempler un tableau si surpenant ; j'avais pourtant voyagé aux confins de Gaïa, et admiré d'innombrables panoramas mais l'étrangeté extraordinaire de cet assemblage de longs tubes magmatiques était inédite. Mes jambes se dérobèrent sous moi, et je tombai à genoux, submergé par l'intensité du moment.
Comment j'atterris ensuite dans la cité des Aurellos, je ne m'en souviens plus. Leur sophos, Khalosinia, m'en fit un récit incomplet qui combla toutefois suffisamment mes interrogations. Elle m'apprit que trois de leurs atenizi m'avaient trouvé allongé sur le tapis noir de lave froide, immobile et le visage tourné vers les orgues, desquelles s'échappait de la fumée toxique par intermittence. Mes yeux étaient ouverts et ils craignaient que j'aie rejoint l'autre rive. Ils décidèrent de me porter à Khalosinia qui me soigna, et me laissa profiter des largesses de sa cité.
Ainsi, je découvris Halgrímis et ses généreux habitants. Les Aurellos étaient un peuple bon et sage, vivant en harmonie avec la nature sauvage et dangereuse qui entourait leur cité, et acceptant les contraintes de cet environnement sans se désoler. J'avais été accueilli presque mort, et ils m'avaient soigné comme l'un des leurs. Ma reconnaissance était entière, et je m'étais vite accommodé de leur mode de vie, simple et heureux. Plus je passais de temps avec eux, plus leur joie communicative m'envahissait, jusqu'à me contaminer parfaitement.
Khalosinia n'était pas étrangère à mon attachement extrême : dès que j'avais ouvert les yeux sur elle, j'avais été frappé de sa beauté voluptueuse. Sa peau d'obsidienne semblait absorber toute lumière, qui paraissait la faire briller de l'intérieur d'un éclat paradoxalement mat. Elle me dominait de sa stature imposante, pourtant ses attaches étaient fines et ciselées. Toute son allure mêlait grâce et langueur, douceur et fermeté. Enfin, son regard d'or captivait irrémédiablement tous ceux qui le croisaient, tandis que le miel de sa voix achevait de convaincre le plus déterminé des opposants. Elle m'avait invité à la rejoindre dans l'alcôve où elle se délassait des journées passées à conseiller, aider, consoler et orienter les Aurellos qui cherchaient chez leur sophos la lumière de leur destinée, et j'y avais passé de délicieuses et sensuelles nuits dans ses bras.
Si nous n'avions jamais abordé mon départ d'Halgrímis ensemble, elle avait sondé le fond de mon âme et n'avait pu manquer mon attachement indéfectible à ma propre terre. Bien qu'elle n'en eût connaissance, elle avait compris que je ne pouvais trouver nulle part ailleurs ce lien qui m'y appelait, et elle savait que mon départ était inéluctable. Les premiers temps, sa sagesse et ses caresses avaient presque eu entièrement raison de cette secrète attache, et je me laissais aller avec plaisir au bonheur inattendu de notre union. Au rythme des changements saisonniers, pourtant, le souvenir avait point et s'étalait de jour en jour, de semaine en semaine, comme une tache indélébile, sur nos étreintes amoureuses, jusqu'à apparaître sans équivoque sur mon visage. Alors, elle m'avait signifié qu'elle me laisserait partir aux premières neiges, lorsque la cité des Aurellos serait recouverte d'un drap blanc, linceul de notre histoire.
La nuit s'étire, se nuance, se colore doucement. La neige tombe toujours régulièrement, effaçant lentement chaque trace de pas que j'abandonne derrière moi. Je suis forcé de retirer mes lunettes pour essuyer l'eau glacée qui m'empêche de retrouver mon chemin. Sans elles, je ne distingue plus ce qui m'entoure, tout est vague, flou, tout se mêle et me perd. Un instant, je me laisse aller au plaisir de ne plus rien maîtriser. Des ombres flottantes m'entourent, mais elles ne m'inquiètent pas ; je quitte les bienveillants Aurellos, je ne crains rien. Je ferme les yeux et j'écoute ce qu'elles ont à me dire ; c'est Khalosinia qui murmure des paroles enchanteresses et des prières amoureuses à travers le bois des arbres endormis, le vent glacé, et les flocons cotonneux. Je sens ma volonté fléchir et se soumettre aux désirs de la sophos.
Autour de moi, le froid s'installe.
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