1- Le Chanteur, Daniel Balavoine

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Oui maman, à tout à l'heure. » La jeune fille fit un rapide signe de la main à la Volvo grise qui démarra lentement devant l’établissement, pour s’insérer dans la circulation de l’Avenue du Rialto. A cette heure, tous les parents qui étaient disponibles pour leur progéniture, venaient la déposer aux portes du collège. Le matin, y arriver était une chose, en repartir une autre. La Volvo évita de justesse une Camaro qui démarrait à toute vitesse puis s’éloigna enfin.
  La jeune fille, ses cheveux blonds flottant dans le vent léger du matin, l’avait regardée partir. Elle avait toujours fait ça depuis sa plus tendre enfance. Ne jamais laisser passer une seconde sans profiter au maximum de sa famille. Ou de ses amis. Le temps passait si vite. Peu lui importait ce que pouvaient penser les gens autour d’elle. Si jusques à ses quatre-vingts ans elle souhaitait que sa mère la déposât au lycée, si elle souhaitait lui faire la bise et l’entendre lui dire qu’elle l’aimait et qu’elle pense à son goûter, qu’elle importance cela faisait ? Qui savait si ce n’était pas la dernière fois qu’elle la voyait ? N’importe quoi pouvait arriver au coin de la rue : sa mère pouvait percuter une autre voiture, un réverbère, ou bien elle-même pouvait tomber dans les escaliers du lycée, se fracasser le crâne… Faire une crise cardiaque… Qui pouvait savoir ?
  La Volvo finit par disparaître dans un angle de rue, alors elle se précipita sur les marches du perron qui menait à l'établissement.
  Le bâtiment était imposant, c'était probablement le plus grand du quartier. Le collège privé rattaché à l’église Presbytérienne de Venice, état de Floride, Les Sœurs de l'Annonciation, devait certes sa renommée au fait d'être le plus grand monument de la ville, mais aussi à sa sécurité et son encadrement militaire. Les sœurs qui avaient en charge les élèves, si elles avaient consenti que le collège soit mixte, n'avaient pas pour autant considéré que la débauche, la violence et le laisser-aller soient nécessaires et c'était avec des mains de fers dans des gants de fers qu'elles dispensaient les cours.

  La jeune fille, sac à dos balançant à son épaule, se dirigea d'un pas alerte vers son amie.
  — Rachel ? Rachel ! …
  Ce ne fut que lorsque la main se posa sur son épaule que la dénommée Rachel se retourna en sursaut. Ses écouteurs enfoncés dans les oreilles, elle s'était réfugiée dans son monde, comme chaque fois qu'elle arrivait au collège. Une étincelle de joie pétilla dans ses yeux quand elle reconnut son amie. Elle s’arrêta aussitôt et retira les écouteurs de ses oreilles, après avoir pris soin d’arrêter le son. Le fil des écouteurs se prit dans ses longs cheveux et elle fit la grimace lorsqu’elle fut obligée de tirer un coup sec pour les démêler, arrachant une poignée de mèches brunes. Un temps, elle avait essayé les air pods. Mais trois paires avaient été perdues et une était passée au lave-linge. A cela s’ajoutait une autonomie insuffisante par rapport à ses exigences. En désespoir de cause, seuls les écouteurs filaires, moches, démodés mais efficaces, avaient su répondre à ses attentes.
  — Oh Rachel ! Ca fait quatre fois que je t'appelle ! Tu vas te ruiner les oreilles avec tes machins… D'ailleurs tu te rends sourde à quoi ? Lui demanda-t-elle en reprenant son avancée dans le couloir.
  — Korn… Laisse tomber, se sentit-elle obligée d'ajouter devant la mine d'incompréhension de son amie.

  Du haut de son mètre soixante-dix, la blonde afficha une moue dubitative se demandant si elle lui parlait d'un groupe de musique ou d'une friandise de cinéma. Tandis que sa petite compagne brune qui tentait tant bien que mal de rattraper leurs douze centimètres d'écart avec ses talonnettes haussait deux yeux verts profonds au ciel.
  — Salut Tina !
  — Salut Josh ! Répondit-elle d'un air désinvolte.
  — Tu fais quelque chose ce soir ?
  — Oui. Comme tous les soirs en fait. Je me douche, je mange, je travaille... Je dors... Pas toi ?
  La voix s'était fait tout autant sarcastique que naïve. Elle avait répondu au dénommé Josh sans même lui accorder un regard. Et Rachel vit en Tina la poupée Barbie Badass. Derrière un air cruche se cachait la parfaite petite vipère. Le jeune homme qui avait abordé son amie baissa les yeux ne sachant quoi répondre et repartit sans dire un mot. Il n'avait même pas remarqué la présence de la brunette.

  La situation aurait pu être vécue comme une véritable insulte pour Rachel. Tina attirait tous les regards et Rachel était invisible. Mais elle aimait cette transparence, ce voile de brume qui l'environnait. Elle n'aimait pas être le centre d'attention de tous. Elle ne supportait pas la foule et le fait d’être aussi transparente qu’un fantôme lui convenait le plus souvent très bien. Certes quelques garçons avaient essayé, plus ou moins, de lui adresser la parole et de se lier d’amitié avec elle. Mais quelque chose en Rachel les avait repoussés. Sans qu’elle le veuille tout à fait. Sans qu’elle ne s’y oppose totalement. C’avait toujours été comme ça. D'aussi loin qu'elle s'en souvenait, c'est-à-dire depuis l'âge de ses trois mois… Non, elle exagérait, depuis ses trois ans très exactement. Un Samedi après-midi aux courses, avec sa mère. Les gens avaient fini par la regarder comme un monstre. Alors elle avait appris à se faire oublier. Depuis elle s'était retranchée derrière des cheveux longs, des vêtements amples et surtout, surtout, un baladeur. C'était fou ce qu'un si petit appareil pouvait contenir comme musique et surtout la puissance qu'il pouvait dispenser dans les oreilles.

  — C'est toujours pour ton truc là ? Le ton trahît une inquiétude malgré l’enrobage légèrement désinvolte qu’elle lui donna.
   — Oui. Répondit Rachel de la voix lasse de celle qui a déjà expliqué les mêmes choses plusieurs dizaines de fois.
  — Ca ne va pas mieux ?
  — Tina, comment veux-tu que ça aille mieux ? … Non ça ne va pas mieux, ça n'ira jamais mieux… Tu le sais…
   — Oui… Mais je me disais… Enfin, je veux dire… Ca ne coûte rien de consulter, peut-être qu'un médecin pourrait trouver ce que tu as et t'aider…
  — Tina… Je crois que l’on a fait tous les examens possibles. On en a déjà parlé des centaines de milliers de fois...

  Tina et elle s'étaient rencontrées quand les parents de Rachel avaient dû déménager en
vitesse après « l'incident », comme disait sa mère. Forcément. Quand vos voisins, amis depuis plus de dix ans, se décident du jour au lendemain d'empêcher leur fils de jouer avec votre fille, quand ils vous menacent d'appeler la police pour … On trouvera bien une raison… Et quand vous êtes accusés de sorcellerie, quelque part vous vous dîtes que déménager ne ferait pas de mal.
  Sa mère avait toujours rêvé de voir l’Italie. Seulement… L’Italie… C’était l’autre bout du monde.
  Quitte à s’approcher de la mer, autant se rapprocher de l’océan. Pour le Soleil on a la Floride et pour l’Italie on a Venice. C’était Rachel qui avait lancé l’idée, sous forme de boutade. Mais ses parents l’avaient prise au mot. Alors, quelques recherches immobilières plus tard, et quelques agences qui espéraient les arnaquer en toute légalité, ils avaient échoués tous les trois dans un quartier de Venice, dans Coral Street. Dans cette rue toutes les maisons ou presque avaient une piscine couverte. La famille de Rachel n’avait pas eu les moyens d’acheter une telle maison. Mais leur maison était tout de même spacieuse. Quant à la piscine, en traversant tout droit Coral St. on rejoignait Baynard Road. Et de là la plage et l’océan. L’avantage en Floride, Rachel l’avait découvert plus tard pour sa plus grande joie, était que le temps ne connaissait pas autre chose que le plein Soleil et les températures ne savaient même pas que les nombres à un chiffre pouvaient exister.
  De fait, une fois installés dans leur nouvelle ville, les parents de Tina les avaient accueillis à bras ouverts et les filles avaient grandi ensemble. Deux sœurs. Tina n'avait jamais eu peur d'elle et les filles s'étaient liées d'amitié. Plus tard, Tina l'avait défendue quand Hans Smithers l'avait traitée de bizarromoche en Quatrième Grade. Rachel n'avait jamais vraiment su ce que Tina lui avait fait, mais toujours était-il qu'elle était rentrée en lui expliquant qu'il aurait désormais une oreille en moins.
  De ce jour-là, les filles ne se quittèrent plus. Tina avait même toujours des piles de rechange pour son baladeur.

  — Tina, on va être en retard en cours. Et tu sais que je n'aime pas ça.
   — Oui ça va on y va… De toute façon c'est bon je les ai trouvés.
Tina farfouillait dans son casier à la recherche d'un foulard et d'un rouge à lèvres. Ses parents ne voulaient pas qu'elle se maquille mais la jeune fille cachait dans son casier toute une série de choses que ses parents ne devaient pas connaître. De toute façon, le soir elle enlevait tout et redevenait la gentille petite fille sage des Bretner. Elle finit de déposer le carmin sur ses lèvres et noua le foulard de la même teinte dans ses cheveux. Elle pinça les lèvres devant le miroir qu’elle avait installé dans son casier afin de répartir soigneusement la couleur. Un coup de mascara allongea ses cils. Le blond parfait tranchait avec le rouge du foulard. Chacun faisant ressortir la pureté colorée de l’autre. Tina faisait penser à ces pin-up militaires des années 50, 60 que l’on trouvait affichées dans les diners, ou sur les affiches de propagande.
  — Comment tu me trouves ? Minauda-t-elle en faisant la moue, les yeux regardant en l’air et un index sur les lèvres. Tu crois que Paul va me remarquer ce coup-ci ? Ajouta-t-elle en éclatant de rire devant la vue son visage dans le miroir du casier.
  — Oui Tina. Paul te remarque toujours, et Geoffrey aussi et Tom et … Tout le monde te remarque. On peut y aller.
  — Oh… Oui… C'est parce que tu es absolument dingue des maths ou c'est parce que c'est le seul cours où tu es assise à côté de ce charmant, gentil, attentionné, adorable, mignon, Lucas ? Reprit-elle yeux en l’air et index sur les lèvres… Qu’est-ce qu’il est pénible ce casier ! Ajouta-t-elle comme pour elle-même en claquant la porte du box récalcitrant.
  — Ce que tu peux être gamine parfois… Non j'ai horreur d'être en retard parce que je me fais remarquer et Soeur Marielle me déteste alors elle cherche sans arrêt à me tomber dessus. On y va. Finit-elle en faisant demi-tour brusquement. Peine perdue, Tina avait déjà noté qu'elle avait rougi.

  — Mesdemoiselles Bretner et Bernstein, ce n'est pas trop tôt. Asseyez-vous, sauf vous Mademoiselle Bretner. Vous passerez d'abord aux toilettes m'enlever tout ce rouge. Maintenant si ce n'est pas trop vous demander Mademoiselle Bernstein, auriez-vous l'obligeance d'ouvrir votre manuel de mathématiques page quarante-deux et de nous donner la solution de l'exercice que, je suis sûre, vous vous êtes empressée de faire chez vous hier soir ?
  Une grosse femme à la chevelure noir ébène avec une queue de cheval tellement tendue que l’on aurait dit un lifting, en tailleur strict, jupe courte ne cachant pas les deux jambons qui lui faisaient office de mollets, et chemisier blanc, se tenait derrière le bureau de la salle de classe.
  — Oui mademoiselle… De deux choses l'une espèce de petite mijaurée, soit tu n 'as pas fait tes devoirs et je me ferais un plaisir de te coller deux heures ce week-end, soit tu les as faits et je suis certaine que tu as copié ou que tu les as faits faire par quelqu'un d'autre. Dans tous les cas tu n'es qu'une petite écervelée, que je ferais exclure définitivement un jour… Rachel leva les yeux vers la sœur et nota son regard méprisant. Aucun doute, la sœur la détestait… Je suis désolée ma sœur, je ne le retrouve plus… Déclara-t-elle… J'en étais sûre. Ca te fera deux heures, non, trois heures ce samedi…
  — Très bien. Ca vous fera deux heures, non, trois heures samedi matin.

  — Eh Rachel ! Pourquoi as-tu laissé cette mégère te coller alors que ta feuille était juste dans ta pochette ? Le jeune garçon lui tendit ironiquement la feuille d'exercice qu'il avait attrapée avant que Rachel ne ferme son sac. Il était à peine plus grand qu'elle avec des lunettes. Elle sentit qu'elle rosissait.
  — Tiens, Lucas, je ne t'avais pas entendu…
  — Tes écouteurs… Je demandais pourquoi tu l'avais laissée te rabrouer.
  — Oh tu sais, Soeur Marielle est… Enfin, c'est Sœur Marielle. Dis… Je me demandais… Tu viendrais avec moi au ciné Samedi… Ils passent une rétrospective Woody Allen sur les trois prochaines semaines et je sais que c'est ton réalisateur préféré alors je me suis dit que ça te dirait peut-être du coup je te propose mais je comprendrais si tu ne voulais pas surtout que bon, ouais, d'accord, je suis collée mais tu sais ce n'est pas comme si… A moins que… Mais alors dans ce cas, on pourrait et bien sûr je…
  — Tu parles toujours aussi vite ? Et, oui je suis d'accord pour y aller. Tu me donneras ton horaire. A plus tard.
  Rachel resta sur place. Elle n'entendait plus rien. Elle était seule. Seule dans un collège, complètement vide. A vrai dire le monde entier était complètement vide. Ou presque. A cet instant précis il ne restait sur terre que Lucas et Elle. Et ce… Sans ses écouteurs…

  Lorsque Rachel arriva chez elle à la fin de sa journée, elle était exténuée.
  Sa mère n'était pas là, comme d'habitude. Alors elle accomplit son petit rituel. D'abord elle alla jeter son sac dans sa chambre. Et elle retira ses chaussures à talonnettes et son manteau. Enfin, avec un soupir de soulagement, elle s'allongea dans son lit et ferma les yeux.
  Débarrassée de ses chaussures rehaussées, le mètre-soixante qui la caractérisait ne touchait que rarement les bords du lit. Ses cheveux bruns mi-longs s’étalaient autour d’elle dans une auréole de reflets dorés. Derrière ses paupières closes et souriantes, de grands yeux verts sombre se repassaient le moment magique où Lucas l’avait interceptée dans le couloir et accepté son invitation. Elle ne se maquillait pas, ne se coiffait pas, ne faisait pas les boutiques pour se trouver le dernier jean ou la dernière jupe à la mode, et pourtant elle était particulièrement jolie. Timmy Parkins, le lui avait dit un jour… Peut-être que Lucas pensait la même chose à cet instant ?
  Sa mère l'avait élevée dans la plus pure tradition de la princesse et du prince charmant : Blanche Neige, Cendrillon, et plus tard Quand Harry rencontre Sally, Un beau jour et La Proposition. Elle lui avait régulièrement répété qu'un jour un beau jeune homme viendrait et la sortirait d'une situation complètement abracadabrante et que sitôt que leurs regards se croiseraient ils sauraient que chacun était la destinée de l’autre. Ils passeraient alors toute leur vie ensemble.Rachel s'était demandée à plusieurs occasions si la fois où Lucas l'avait sauvée des griffes du prof de sport et de l'exercice de corde sans noeud, comptait pour une situation abracadabrante… En tous les cas, vivre avec lui pour le restant de sa vie lui avait semblé ce jour-là tout à fait envisageable.
  La mère de Rachel n'avait pas tenu ce discours à sa fille pour en faire d'elle une princesse fragile ou une oie blanche. Elle n'avait pas non plus raconté ces choses dans le plus pur esprit moralisateur religieux, il faut aimer son mari et rester fidèle. Non. Elle avait juste voulu protéger sa fille de la rudesse de la vie. Elle avait juste voulu lui faire comprendre qu'il ne fallait jamais baisser les bras ou abandonner ses rêves et que quoi que la vie nous réservait il y avait toujours une fin heureuse. Ce qui était bien la fonction première des contes n'est-ce pas ?

  Quand elle sentit que son cerveau était vide de toute substance, elle prit une profonde inspiration et ouvrit lentement les yeux. Elle fit lentement le tour de la pièce des yeux.
  La chambre de Rachel était comme toutes celles des jeunes filles de son âge nées dans le début des années 2000. Un ordinateur sur un bureau, un baladeur MP3 et même un téléphone portable qu'elle n'utilisait jamais sauf pour appeler sa mère. Aux murs, des posters de Georges Clooney, Anthony Head ou encore Johnny Depp croisaient ceux de Catherine Zeta-Jones, Christina Ricci et Kirsten Dunst. On trouvait aussi quelques films qu'elle était allée voir avec Tina. Sur son bureau, près de son ordinateur des piles et des piles de CD en vrac, l’étagère qu’elle avait assemblée dans ce but deux ans plus tôt ayant déjà rendue l’âme. La semaine précédente elle en avait encore retrouvée une vis rescapée. Stevie Wonder se taillait une part belle à côté de Canned Heat, Aretha Franklin, Led Zep, Nirvana, Queen, Madonna ou les Doors ou encore des piles de Bluegrass, quelques B.O.F. de Hans Zimmer et Danny Elfman – en vrai elle préférait les films de Burton à leurs musiques mais bon, des fois il fallait se contenter de la bande son -. Le jazz de St-Louis, le blues et même le classique étaient ses styles de musiques préférés mais ça ne suffisait pas pour ce qu'elle avait… Du coup… Dans un autre coin de sa chambre une petite dizaine de CD de Korn, Gun's and Roses et même Thunderdome étaient éparpillés sans beaucoup de respect. Elle détestait ces musiques mais c'étaient les seules qui pouvaient la calmer. Alors elle montait le son à fond et tout allait pour le mieux. La littérature était sa deuxième passion. Elle lisait tout ce qui lui tombait sous la main. Même si le fantastique restait son genre de prédilection, elle pouvait lire un roman historique ou un témoignage si elle en avait l’occasion. La culture n’étant pas encore disponible en cachet, elle avait décidé de découvrir un maximum de choses par le biais des livres et se forger ses propres références littéraires.
  Ses yeux croisèrent la petite ménorah qui reposait sur un coin de sa commode à vêtements. Quelques bougies poussiéreuses attendaient gentiment que l’on vienne les rallumer. Mais Rachel ne fumait pas, sa mère non plus. Et si on le lui avait demandé elle aurait été incapable de dire où se trouvaient les allumettes qu’elle avait utilisées la dernière fois.
  Comme toute famille juive qui se respecte Rachel avait fait sa Bat Mitsva, mais elle se demandait en son for intérieur comment les religions pouvaient encore survivre à l'orée des années 2000. Elle aimait Hanouka mais ne fêtait pas les autres célébrations et ne priait que lorsque sa mère la regardait. Non pas que sa mère soit une pratiquante hyperactive ou une croyante convaincue. Sarah était assez souple et ouverte d'esprit. Rachel ne craignait pas plus quelques foudres maternelles si elle faisait des écarts de pratique ou pire, si elle s’affirmait athée, mais mieux valait ne pas provoquer sa mère sur le sujet. Si Sarah pouvait se montrer compréhensive, il y avait quelque chose qu'elle mettait au-dessus de la religion, c'était sa réputation. Et si sa fille se montrait irrespectueuse envers la communauté, elle aurait bien été capable de la mettre au pilori.

  Il y eut un moment de flou total dans ses idées. Comme si de lui-même son cerveau lui avait dit qu’il ne fonctionnerait plus pour la soirée. Sans regarder, à tâtons, elle tendit la main vers sa table de nuit et saisit le livre qu'elle lisait depuis plusieurs jours. Elle aimait bien Avalon, elle appréciait Marion Zimmer Bradley d'une manière générale, mais elle trouvait géniale l'idée de revisiter la quête du Graal par les femmes.

  Sa mère rentra des courses deux heures plus tard. Rachel l'avait déjà sentie avant que la Ford qu'elle conduisait ne prit l'angle de la rue. Si bien que lorsque sa mère s'approcha de l'entrée les bras chargés de sacs, la porte s'ouvrit comme par magie laissant apparaître sa fille. Cette dernière lui prit quelques sacs qui l'encombraient et lui demanda comment elle allait.
  — Bien ma Puce, je te remercie. Et toi ? Encore des histoires avec Soeur Marielle ?
  Rachel qui s'était dirigée vers la cuisine s'arrêta net, interdite. Celle-là, elle ne l'avait pas vue venir. Elle se retourna lentement pour regarder sa mère.
  — Qui t'a…
  — Personne, quand tu fais cette tête-là, soit tu penses à Lucas, soit tu as eu des soucis avec Soeur Marielle. J'ai tenté Soeur Marielle, c'est le plus fréquent, je n'ai aucun mérite. Répondit sa mère en donnant un coup de talon pour claquer la porte d’entrée.
  — Oui. Elle m'a accusée de ne pas avoir fait mes devoirs.

  — Et toi… Tu n'as pas démenti…

  — Maman si j'avais montré mes devoirs elle aurait dit que j'avais copié ou pris sur quelqu'un, ou invoqué un archidémon pour qu'il les fasse à ma place en échange de mon âme… Cette grosse débile trouve toujours une raison.

  — Rachel ! On ne parle pas comme ça ! Même si Soeur Marielle n’est pas la personne la plus généreuse, elle mérite le respect !

  — Mais maman ! C’est vrai, c’est une espèce de…

  — Rachel ! Ca suffit ! Et puis qu'en sais-tu ? Si ça se trouve elle t'aurait félicitée, ou juste elle n'aurait rien dit. Comment peux-tu être certaine qu'elle aurait mis ta parole en doute… - Sa mère resta interdite -. Oui. Tu le savais bien sûr…. Chérie, j'irais parler à la Mère Supérieure demain et…
  — Non ! Tu sais, c'est pas si grave. Ce ne sont que deux heures Samedi… De toute façon je n'avais rien d'autre à faire… S'il te plaît…
  Devant l'insistance de sa fille, sa mère abdiqua. Encore. Pourtant les injustices répétées dont était victime sa fille finissaient par la rendre malade. Un pincement au coeur elle regarda sa fille ranger les courses avec un sourire franc sur les lèvres.

  Lorsque Sarah eut fini de préparer le repas elle appela sa fille pour manger. La journée avait été longue et Sarah était exténuée mais ce temps avec sa fille était probablement le meilleur moment de ses journées et pour rien au monde elle n'aurait voulu le gâcher.
  Son mari les avait quittées peu de temps après leur déménagement et elle s'était retrouvée seule avec sa fille pour l'élever. Leur mariage avait été heureux et il avait résonné comme un poing levé face à la barrière familiale, un goy qui épousait une juive dans les années 80 c'était de la provocation. Et pourtant le mariage avait tenu. Jusques au déménagement. Fabrice avait assuré qu'il ne les quitterait pas. Et puis un jour Rachel avait demandé qui était cette Sophie dont elle entendait le prénom revenir sans arrêt. Sarah avait regardé son mari et lu dans ses yeux combien sa fille le terrifiait, sa propre fille. Elle aurait pu tout supporter, même cette Sophie, dont soit-dit-en-passant elle se doutait. Mais le dégoût qu'elle lut dans ses yeux à ce moment-là fut pire que tout. Le lendemain, il avait retrouvé ses valises sur le pas de la porte et Sarah avait fait changé les serrures.


  Le repas s'était bien passé. Elles avaient parlé de tout et de rien.
  Lorsque Rachel s'était allongée dans son lit ce soir-là, avec son livre, elle était particulièrement détendue. Elle essaya de se souvenir de son dernier rêve et de le reprendre là où elle s’était arrêtée la dernière fois. Elle fit un rapide previously on your dreams et le reprit au moment qu’elle préférait : une tour unique au milieu d’une sombre forêt gardée par une troupe de soldats brutaux et un immense dragon. Et, au loin, un chevalier en armure, avec un long écu au bras sur lequel deux dragons s’entrecroisaient. Une épée scintillante au côté, il allait en découdre avec les cinquante soldats farouches.
  Ce soir-là, le Roi Lucas de Cornouailles venait de sauver la reine Rachel de Carmélide pour la vingt-troisième fois… Même une sonnerie de téléphone ne l'aurait pas réveillée...

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