Chapitre 5 Dreams, The Cranberries
Ca y est j’ai encore gagné. Je monte me coucher. » Les filles faisaient régulièrement des parties de dames. Elles avaient bien tenté, une ou deux fois, des parties d’échec mais ni l’une ni l’autre n’avait compris les règles. En fond, un vieux gospel traditionnel, Joshua Fit The Battle, résonnait en douceur dans les enceinte de la chaîne stéréo de la salle. Il était assez rare qu’elles regardent la télévision. D’ordinaire, elles préféraient faire des jeux de société. Les films étaient réservés soit pour les soirs ou elles se retrouvaient toutes seules, soit pour les moments où la journée avait été tellement pénible qu’elles avaient besoin de se changer les idées. Pour le moment, elles avaient opté pour les dames. Ce soir-là Rachel avait gagné pour la troisième fois et Sarah, qui n’était pas réputée pour avoir la défaite fair-play, ne put s’empêcher de lui dire qu’elle avait triché. « C’est drôle mais la dernière fois que l’on a joué ensemble et que tu avais tes écouteurs, tu n’as pas gagné une seule manche. » Rachel eut beau protester, Sarah n’en démordait pas. Sa fille avait lu tous ses coups dans sa tête et avait remporté la victoire haut la main.
Lorsque sa fille monta l’escalier, un petit sourire se dessina sur ses lèvres. Après tout sa mère n’avait qu’à pas penser aussi fort.
Rachel n’avait qu’une hâte après sa journée harassante : retrouver le chevalier Lucas dans ses rêves. Elle avait donc laissé sa mère ronchonner en toute quiétude devant Pretty Woman, et l’accabler de tous les malheurs du monde de n’avoir pas su respecter celle qui lui avait donné la vie. Arrivée dans sa chambre, elle ferma doucement la porte, les sons du films s’en trouvèrent atténués, et lorsqu’elle s’allongea sur son lit il régnait un calme presque absolu dans la pièce
Tous ses muscles étaient relâchés comme jamais auparavant. On eut dit… Une masse de plomb. Non. Pire, de béton. En tendant une main qui semblait peser une tonne, elle prit son roman à tâtons, sans même daigner tourner la tête vers la table de nuit. Et lorsqu’elle se mit à lire, ses yeux refusèrent de lire toute la page. Au bout de la quatrième lecture du même paragraphe, avec pour chaque fois, une version différente, elle se dit qu’il était temps de dormir. Elle reposa le livre sur sa table de chevet et éteignit la lumière, puis ferma les yeux.
Ce fut un rêve fort différent de celui qu’elle faisait d’ordinaire. Point de chevaliers ni même de gardes à l’horizon, de gente damoiselle, que nenni. Juste sa chambre. Le plus souvent elle rêvait soit au chevalier Lucas, soit qu’elle était une sirène sous l’océan, soit qu’une météorite allait frapper la Terre et elle endossait son costume de Miss Marvel pour aller la détruire avant qu’il ne fut trop tard. Mais ce soir-là, ce fut différent. L’espace d’une seconde, dans son rêve, Rachel se demanda quel message son cerveau voulait lui faire passer. Car les rêves sont des messages déguisés tout le monde le sait ils l’avaient dit dans Psychologies Magazine. Mais cela ne dura pas et Rachel profita vite du spectacle.
Elle tourne la tête tout autour d’elle et constate qu’elle est dans sa chambre. Plus précisément au plafond de sa chambre. Elle se surprend à être aussi proche de son plafonnier. En tendant la main elle pourrait presque le toucher. Elle constate qu’une vis est presque dévissée, l’une de celles qui tient le cache de l’ampoule. En réalité, si ce n’avait pas été un rêve, elle n’aurait jamais vu la vis. Elle ne savait même pas qu’il y avait des vis, ni même que ce genre avec une tête d’étoile puisse exister. Mais Rachel passe à autre chose. En prenant le temps de regarder autour d’elle, elle reconnaît toute la pièce. La pile de CD, sa bibliothèque, sa table de chevet. Mais les choses sont différentes et ça l’amuse. D’abord son livre est par terre au pied de la table et non sur sa table. Puis sa mère entre dans la pièce portant une pile de vêtements propres qu’elle pose sur son fauteuil club, près de sa bibliothèque. Elle lui dépose d’ailleurs ce gros pull en cachemire que Rachel déteste parce qu’il gratte. Rachel voit sa mère s’approcher de son lit et venir l’embrasser dans les cheveux. Et c’est ce qui surprend le plus Rachel. Se voir. D’ordinaire elle ne se voit jamais dans ses rêves, et là, elle se voit allongée dans le lit. Alors Rachel, qui paradoxalement a conscience de rêver, prend le temps de se demander ce que son cerveau veut lui faire passer comme message. Quelle signification donner à tout cela ? Une mère qui prend soin d’elle et qu’elle aurait dû respecter un peu plus pendant la partie de dames ? C’est ça le message ? Une culpabilité bien placée ? C’est un peu léger. Ou alors est-ce que ce ne serait pas de prendre de la hauteur tout bêtement sur ce qui l’entoure ? Cesser de ressasser de faux soucis du lycée et réaliser combien le quotidien est simple et satisfaisant ? Rachel n’a véritablement aucune idée de ce que son esprit cherche à lui faire comprendre. Elle n’a envie à cet instant que de sérénité et de calme.
Alors le rêve prend une tournure différente. Elle… Traverse les murs ? En tout cas elle ne peut pas expliquer comment mais elle se retrouve devant la mer, sur la plage. Elle peut entendre le bruit des vagues. Il n’y a pas un chat. Il fait nuit. Elle qui voulait du calme, elle est exactement à l’endroit rêvé. L’endroit rêvé ? Voilà un jeu de mot qui la fait sourire. La mer et la plage, le seul endroit sur terre qui peut apaiser son angoisse du quotidien. Le seul endroit sur terre qui vide son esprit. Elle se concentre sur le bruit des vagues et son cerveau s’apaise. Seules quelques voitures passent. Puis Rachel voit un accident un peu plus haut sur la promenade qui longe le bord de mer, un accrochage plutôt. Deux voitures qui viennent de se percuter devant un feu rouge. Une espèce de grosse Cadillac et une simple Ford Taurus. Rachel n’y connaît rien en voiture. Elle a juste entendu ces noms-là quelque part dans une série et se dit qu’ils colleraient bien aux deux véhicules massifs qui échangent leurs pare-chocs et leurs optiques. Rien de méchant mais les conducteurs en sortent très énervés. Comme ils en viennent aux mains, Rachel court vers eux ou plutôt… Vole vers eux. Elle s’est transformée en Miss Marvel et vole à la vitesse de la lumière pour les séparer. Les deux hommes commencent de s’empoigner par le col. Les têtes ne sont qu’à quelques centimètres l’une de l’autre et on sent bien que dans quelques secondes l’un deux saignera de la lèvre ou aura le souffle coupé. Quelques mots virulents sont échangés. Rachel se dit qu’elle ne connaît pas la moitié de ces insultes mais qu’elles ne lui manquaient pas. Si personne n’intervient cela dégénérera en bagarre générale. Elle regarde rapidement autour d’elle. Personne, étrangement ne l’a remarquée avec sa tenue de Miss Marvel. Pourtant elle est plutôt voyante avec son costume noir et son gros éclair jaune. Elle est à côté des deux hommes qui l’ignorent fabuleusement, trop accaparés qu’ils sont à se défier du regard. Une masse d’une petite quinzaine de personnes les entoure. Pas un n’intervient. Certains imbéciles sortent leur téléphone. Pour appeler la police espère-t-elle ? Mais non. Pour prendre des photos… Et poster sur Instagram… Quelle bande de crétins. Si. Quelques uns sont manifestement en train de prévenir des secours. Alors Rachel n’a plus le choix. Après tout, que vont-ils faire ? Au pire elle se prendra une bonne grosse claque qui la mettra à terre et ils passeront à autre chose ? Et puis ils ne s’en prendraient pas à une fille n’est-ce pas ? Ca pleure une fille, c’est protégée par la loi une fille. Elle ne risque pas grand-chose. A une époque où la société se leurre d’être ultra-féministe, les relents machistes de deux gros baraqués, qui attachent plus d’importance à leur bagnoles qu’à une pisseuse, devraient la protéger largement. Elle passera pour une gamine chouineuse, ils lui diront une ou deux remarques désagréables et retourneront à leurs occupations. Mais elle aura essayé. Et avec un peu de chance, cela permettra aux secours d’arriver. Elle pose la main sur l’un d’eux et essaye de lui faire lâcher prise. Mais sa main passe au travers du bras. Sans le toucher. Légèrement interdite, elle regarde un instant sa main qui semble translucide. Son regard passe de ses doigts à l’homme, de l’homme à ses doigts, puis reviennent sur l’homme. Celui-ci tient son interlocuteur par le cou et arme son bras pour étaler, avec toute l’application nécessaire, son poing sur la figure de son nouvel ami. Alors Rachel leur crie qu’ils doivent arrêter de se disputer. Mais personne ne l’entend. En tous cas pas les imbéciles aux téléphones. Pourtant les deux hommes semblent surpris quelque secondes. Ils regardent autour d’eux comme s’ils cherchaient quelque chose… Ou quelqu’un. Puis ne voyant rien ils reprennent leur dispute. C’est à ce moment-là que des policiers arrivent. Soulagée, Rachel se tournent vers les hommes en uniforme et s’adresse à eux. L’un d’eux parle dans le micro accroché à son épaule et baragouine une position et un code pour signaler leur intervention au central. Rachel leur explique ce qu’il s’est passé et comment elle est intervenue de manière un peu téméraire. Mais aucun des deux ne fait attention à elle. C’en est à un point qu’ils ne lui disent même pas de s’éloigner alors qu’ils font dégager la foule agglutinée autour des deux conducteurs. Un troisième vient en renfort. Rachel s’adresse de nouveaux à lui. Mais là encore il ne s’occupe que de l’accident et prend note des déclarations des deux automobilistes, l’ignorant totalement. Miss Marvel ne comprend rien. Pourquoi personne ne fait attention à elle ? Elle a quand même séparé deux gros lourdaux ! Décontenancée et épuisée, Rachel recule en douceur dans la foule légèrement disparate maintenant. Elle ne quitte pas des yeux les agents qui s’activent autour des deux hommes, les menottes, appellent une dépanneuse… La foule s’éloigne doucement, maintenant que l’animation de rue est terminée. Elle se retourne doucement vers la plage et les laisse à leurs occupations. Tandis que Rachel ressent une profonde fatigue et une sorte de découragement, le noir la submerge comme la vague sur le sable.
« La bourse perd 0.4 % à l’ouverture ce matin et... » Comme tous les matins la radio faisait un bruit de fond que personne n’écoutait. Mais Sarah avait gardé cette habitude de Fabrice d’écouter les informations le matin. Le bruit d’abord diffus s’était mélangé au rêve de Rachel qui n’avait pas réagi jusques à ce que la carotte dans la casserole annonce le cours de la bourse. Elle se réveilla un peu confuse de sa nuit et descendit l’escalier d’un pas pesant.
Sa mère était devant la cuisinière et s’affairait à faire brûler des œufs brouillés. Elle tourna rapidement la tête vers sa fille, comme pour vérifier si cela n’avait pas été une autre personne qui se serait trompée de maison, pour revint à ses œufs.
— Alors, bien dormi, mademoiselle Tricheuse-de-dames ?
— Oh maman ! Ca va, c’était une blague. A vrai dire j’ai fait un drôle de rêve, je n’ai pas super bien dormi non. « Le temps aujourd’hui sera plus clément mais encore nuageux... » Maman, on peut arrêter cette radio, on ne s’entend plus.
— Oh ma Puce, pendant que j’y pense. Aujourd’hui tu mettras le linge que j’ai posé sur ton fauteuil hier soir. Il va faire froid ce matin et de toute façon la jupe que tu avais a fini au sale. Et ne râle pas, je t’ai sorti le pull qui gratte.
Sa mère sembla se délecter de cette dernière remarque sachant combien sa fille détestait ce pull. Une sorte de vengeance rétroactive.
Rachel se figea. Elle dévisagea sa mère comme une inconnue. Dans sa tête ses pensées se bousculaient. Le fauteuil, les vêtements, la plage, les voitures… Et c’était quoi le dernier truc… Soudain tout lui revint. Laissant en plan son petit déjeuner, elle monta les escaliers quatre à quatre et ouvrit en grand la porte de sa chambre. Là, par terre, au pied de la table de chevet, à même le sol, Avalon reposait placide, tandis que sur la pile de vêtement déposés sur le fauteuil club, le pull en cachemire trônait impassible.
Du haut des escaliers Rachel entendit la radio qui annonçait que la veille au soir un léger accrochage entre deux voitures avait provoqué une rixe au centre-ville. La tête se mit à lui tourner légèrement et doucement, comme si elle craignait de voir apparaître un monstre, elle leva les yeux cherchant une ombre informe qui l’aurait observée du plafond.
Toute la journée Rachel eut la tête ailleurs. Même Tina ne parvint pas à lui faire penser à autre chose. Quand elle en eut assez elle interrogea son amie sur ce qui la tracassait. Rachel expliqua avec le plus de détails possible son expérience de la veille au soir. Tina la regarda la bouche grande ouverte. Elle affichait cette expression qui mêlait de l’incompréhension à une forme de fascination jalouse.
— C’est trop fort. Tu as fait… Comment dit-on déjà ? … Une sortie extra-scolaire… Non extra-corporelle ! Scolaire ! N’importe quoi ! Elle éclata de rire.
— Ce n’est pas drôle Tina, c’est même flippant ! Ca ne m’est jamais arrivé ! Je ne sais pas si ça doit se reproduire ! Imagine que… Que je quitte mon corps et que je ne le réintègre plus jamais de toute la vie ! Ca ressemble beaucoup à une mort non ?
— Rachel, sérieusement. On n’a jamais prouvé les corps astraux, on a toujours mis ça sur une sorte de… Dysfonctionnement neuronal… Tu sais ? Comme le fameux tunnel de fin, hyper lumineux etc. Lorsque tu es accueillie par des gens que tu connais, en fait ce serait une résurgence de souvenirs… Mais, là tu viens de prouver que ce n’est pas un délire, tu viens de prouver que ce n’est pas un dérèglement hormonal. Ecoute, j’ai lu des bouquins là-dessus. Certains parlent du Fil d’Argent. C’est ce qui relie ton corps astral à ton corps physique. Si ce fil casse, tu meurs… Enfin, tu ne serais pas en mesure de réintégrer ton corps. Et du coup, il y aurait comme des entraînements réguliers à faire pour rallonger le fil ou en tout cas pouvoir aller de plus en plus loin sans qu’il casse.
— Je n’ai pas eu de sentiment d’être rattachée…
— C’est la deuxième théorie. Pour d’autre, le Fil d’Argent n’existe pas et juste on s’entraîne à s’éloigner de plus en plus. Par contre si tu quittes ton corps plus de vingt-quatre heures… Tu y restes. C’est d’ailleurs sur cette théorie que Marvel a inventé Doc Strange.
Rachel regarda Tina avec des yeux étonnés.
— Eh bien ma vieille ! Tu m’avais caché tout ça ! Tu es calée dis-donc.
— En fait, c’est un peu grâce à toi. Depuis que je sais pour ton truc, j’ai fait des recherches dans divers domaines paranormaux. OVNI, fantômes, médium, Loch Ness, métempsychose… Que veux-tu savoir ?
— « Métem-quoi » ?
— Psychose, métempsychose. Réincarnation si tu préfères.… Chacun sa spécialité… Toi tu connais des musiques que le commun des mortels ne connaît pas, tu es sûre de ne pas en inventer certaines ? Moi c’est le paranormal.
Rachel se sentit soudainement très bien. Tina était vraiment une amie extraordinaire. Elle avait fait des recherches sans le lui dire pour que le jour où elle aurait besoin d’avoir des réponses, elle puisse les lui fournir. C’était vraiment généreux de sa part. Que deviendrait-elle sans elle ? Rachel eut soudainement une sensation fugace de froid dans tout le corps. Que serait le monde sans Tina ? Que serait Rachel sans Tina ? Elle fixa intensément son amie comme pour se souvenir à jamais de ce sourire, de cette désinvolture, de cette idée que la vie était simple si on savait la prendre sans se poser de question.
— Tu as conscience que tu es hyper flippante là ? … Rachel ?
Tina claqua des doigts. Rachel cligna des yeux et se secoua la tête.
— Quoi ? Je.. Quoi ? Hein ? Je… J’étais ailleurs.
— Oui j’ai remarqué. J’étais en train de te parler. Je te demandais ce que tu avais ressenti. Pourquoi tu me regardais comme ça ?
— Rien. Pour rien. Ne change pas Tina. Jamais. Je t’aime comme ça.
— Oh mon dieu ! Je vais mourir c’est ça ? Tu as vu quelque chose pendant ton voyage ? Tu as eu une vision du futur ou quelque chose dans le genre ? Qu’est-ce que j’ai ? Je me fais écraser ? On m’arrache un bras et personne n’arrive à cautériser la plaie ? Non… Je sais… Oh mon dieu c’est horrible… Non ça ne peut pas être ça… Mais si bien sûr… Ca ne peut être que ça… Je finis en retenue à vie avec Marielle la Cruelle !! Nooonnn !!
Tina mima un effondrement sur la table, en tressautant comme si son corps était parcouru de chocs électriques. Elle laissa articula des gargouillis immondes et se mit à baver la tête sur le côté.
— Tu es vraiment dégueu tu le sais ça ? Dit Rachel dans un grand éclat de rire.
— Comment ? Diantre ! Miss BonneManière utilise des mots comme « dégueu » ! Mais serait-ce la fin du monde ? Se moqua gentiment, la blonde. Rachel lui tira la langue.
— Vous deux là-bas, il y a quelque chose qui ne va pas ? Un surveillant surgit d’on sait où alpagua les deux filles.
— Non ça va merci. J’ai juste fait un malaise à cause du repas de la cantine. Tout va bien, répondit Tina avec un grand sourire qui fit de nouveau pouffer Rachel. Cela suffit au surveillant qui après avoir haussé les épaules, repartit dans un autre coin de la cour séparer deux jeunes un peu trop proches à son goût.
— Tu l’as vexé, reprit la brune.
— Tu ne m’as toujours pas dit ce que tu avais ressenti.
— Euh… Rien.
Il y avait comme une évidence dans sa voix Comme si la question était aussi incongrue que si elle lui avait demandé s’il fallait respirer pour vivre.
— Rien ? Vraiment ? Mademoiselle fait sa première expérience de sortie du corps, et elle est déjà blasée ?
— Non, rien. Je n’ai rien ressenti… Maintenant que j’y pense, c’est vrai que je n’ai rien ressenti… C’est étrange. J’étais au bord de la plage et je n’ai pas ressenti le vent. Ni même quand j’ai volé vers les deux hommes. En fait j’étais comme un fantôme, mon bras a traversé l’homme… Je… Il faut te dire que j’étais convaincue de rêver. Dans un rêve tu ne ressens rien.
— Je vois. Et quand tu as réintégré ton corps ?
— J’ai été… Submergée par un gros nuage noir. Comme si je plongeais dans une piscine sans fond, sans lumière. Et j’ai eu le sentiment de m’évanouir. J’ai dû surtout me rendormir.
— Tu t’es déplacée comment ?
La sonnerie rappela les jeunes filles aux cours.
— J’ai des tonnes de questions à te poser encore ! Tu viendras me rendre visite ce soir ?
— Je… Je ne sais pas… Je ne sais pas si je pourrais le refaire et je ne sais pas si je pourrais venir vers toi...
La blonde était surexcitée tandis que son double brun était légèrement paniqué devant tant d’empressement. Il n’y avait rien de réjouissant selon elle à quitter son corps et ne pas maîtriser la situation. Elle aurait aimé en débattre plus avec la spécialiste en paranormal, mais les cours de la journée l’accaparèrent suffisamment pour qu’elle n’y pensa plus.
Le lit était froid.
Le retour à la maison en fin d’après-midi s’était déroulé comme à l’accoutumé, un temps de décompression, puis le repas avec sa mère, une partie de cartes plus que banale et il était l’heure d’aller se coucher. Mais Rachel avait fait de son mieux pour retarder l’inévitable. On eut dit une petite fille qui refusait de monter se coucher de peur de trouver sous son lit un monstre avec des tentacules, de grandes dents pointues et d’autres accessoires accueillants.
Après un verre de lait, un mal de tête qui ne voulait pas passer, une information du collège de la plus haute importance – l’infirmière serait absente le lendemain -, une question existentielle sur le métier de courtier en bourse… Rachel avait épuisé toutes les ressources possibles pour ne pas monter. En dernier recours, elle avait demandé à sa mère de venir lui lire une histoire, parce que cela faisait longtemps qu’elles n’avaient pas fait ça ensemble. Mais devant la réaction de sa mère, plus amusée que réellement énervée, Rachel avait abdiqué sentant que c’était la remarque de trop.
Elle était là maintenant. Dans son lit. Sous la couette. Une couette froide. Détestable. Dérangeante. Elle ne s’était jamais rendue compte combien un lit pouvait être froid et peu accueillant.
Qu’allait-il se passer maintenant ? Rachel se connaissait suffisamment pour savoir qu’elle sombrerait dans le sommeil tôt ou tard. Et après ? L’angoisse d’une nouvelle sortie de corps sans possibilité de le réintégrer s’empara d’elle et enserra son cœur dans une main griffue. Le lit était froid et elle ne parvenait pas à le réchauffer et cette nouvelle pensée ajouta un sentiment de malaise à la situation déjà désagréable. Elle se tourna sous la couette, et se retourna. Il lui semblait que son pyjama ne cessait de se prendre dans les plis du drap et qu’elle ne parvenait pas à trouver de position confortable. Des images d’elle l’observant tapie dans le haut de sa chambre vinrent s’afficher sur sa rétine. Elle se voyait grimaçant d’un sourire tordu et légèrement sadique. Comme si elle s’apprêtait à bondir de nulle part, telle une vampire invitée, contre son gré. Elle se tourna encore puis se redressa assise dans le lit. Sa main alluma la lampe de chevet. La lumière douce eut des allures de Soleil au Zénith quand elle rompit la nuit de la pièce et Rachel ferma les yeux. Pas de doute. Elle était bien réveillée. Pourtant tout cela lui avait paru si réel qu’elle se demandait si elle n’avait pas sombré dans le sommeil un petit moment.
L’horreur de la situation la frappa de plein fouet quand elle ouvrit les yeux. Elle était assise. Elle était dans sa chambre. Elle avait bien allumé. Mais elle se tenait à côté de son corps physique allongé dans le lit, la tête sur l’oreiller allongée sur le ventre, un bras pendant dans le vide. Elle était assise sur le bord de son lit. A côté d’elle la jeune fille était morte. Rachel sentit une envie de pleurer la submerger. A cet instant elle était redevenue la petite fille de trois ans qui avait eu peur d’un dessin de lapin. A cet instant elle voulait sa maman. Elle voulait que Sarah la prenne dans ses bras. Que toutes ces affreuses choses qu’elle avait faites petite n’aient jamais existé et qu’elle soit entre les bras de sa mère protégée de tout. Elle voulait sentir la main douce et délicate de Sarah lui caresser les cheveux, lui dire des mots rassurant à voix basse dans son oreille. Elle avait toujours détesté qu’on lui caresse les cheveux, mais soudainement elle réalisa qu’elle ne pourrait plus jamais se plaindre de ce petit geste. Soudainement elle réalisa que les larmes ne viendraient pas. Plus jamais elle ne pleurerait, plus jamais on ne lui caresserait les cheveux, plus jamais elle n’aurais de sensation. Elle était destinée à finir ses jours dans un état décorporé sans aucun moyen de toucher ses amis, sa mère. Elle était destinée à les regarder sans jamais pouvoir leur faire savoir qu’elle était toujours là. Rachel voulut pleurer toutes les larmes du monde mais rien ne venait. Pire, elle sentait comme une sorte de détachement qui s’insinuait en elle par rapport à toutes ces pensées. Mais elle ne voulait pas se détacher, elle voulait garder son humanité.
Elle jeta un dernier coup d’oeil, comme un adieu au corps qui reposait sans vie. Alors, en regardant avec plus d’attention, une très légère respiration s’observait. En fait, on eut pu la croire dans le coma. Tout n’était pas fini donc ! Dehors le jour pointait. Restait maintenant à réintégrer son corps avant que sa mère ne vienne la réveiller. Voyons, comment avait-elle fait la dernière fois ? Elle avait juste souhaité se reposer. Elle se détendit autant qu’elle le put dans la situation actuelle. Mais son angoisse de ne pas pouvoir réintégrer le corps l’enserrait comme dans une cage. Elle le ressentit surtout quand elle tendit la main vers la jeune fille endormie et qu’elle la traversa. Rachel ferma les yeux et laissa son esprit se libérer de toute tension. Elle se remémora la joie immédiate mais fugace qu’elle venait de vivre en constatant que son corps était toujours en vie. Elle se sentit alors légère, comme si elle volait.
La bave qui imbibait l’oreiller et mouillait sa joue la réveilla parfaitement tandis que sa mère entrait dans la pièce.
— Alors ma puce, bien dormi ?
Rachel regarda la tache humide sur l’oreiller.
— Comme un bébé, finit-elle par dire doucement.
Annotations
Versions