Papa ?
C’est un samedi matin. Une très belle journée d’automne. Je reviens du centre-ville avec une baguette de pain sous le bras dont j’ai grignoté le crouton, dans la plus pure tradition française. Dans mon autre main je tiens un bouquet de fleurs, pour ma chérie, pour tout et pour rien, parce que je l’aime, parce ça fait longtemps, pour son sourire lorsqu’elle le verra. Peut-être aussi pour les épreuves que nous traversons, mais ce n’est pas à cela que je pense tandis que je remonte le parc, le long de l’avenue Lavoisier.
Ce matin-là, je marche en souriant, le plus simplement du monde, sensible au goût de l’air, aux nuances des feuilles multicolores, aux oiseaux qui croisent mon chemin, à la texture des graviers sous mes pas, en laissant mon esprit respirer.
Dans moins d’une dizaine de minutes, j’arriverai chez nous, mais je ne cherche pas à me presser. Je profite de cette promenade agréable à côté des arbres.
Un peu plus loin devant moi j’aperçois une petite fille et sa maman. La petite fille est pliée en deux, visiblement intriguée par quelque chose sur le bas-côté. Sa mère marche quelques pas devant, lui tournant le dos. Peut-être est-elle au téléphone.
Je ne pense tout d’abord à rien de spécial en les voyant. Une famille qui se promène tranquillement dans le parc, l’expression du bon vivre qu’il fait dans cette ville par une belle matinée d’automne.
Je me rapproche avec ma baguette et mon bouquet de fleurs. La petite fille, qui doit avoir dans les deux ou trois ans, est toujours courbée et regarde des cailloux.
Lorsque j’arrive à son niveau, elle se relève et m’aperçoit. Elle me dévisage de sa frimousse adorable et d’un coup, avec un mélange de confusion et de joie, elle s’écrie :
« Papa ? »
Elle ne le sait pas, mais d’un seul et unique mot, elle vient de foudroyer mon cœur. Le monde qui m’entoure se fissure, se déchire en deux univers parallèles tandis qu’un abime s’ouvre sous mes pas.
Je ralentis un peu, en la regardant avec un sourire incertain. Je ne sais pas quoi dire. Un séisme fracasse mes pensées les unes contre les autres, ravage des hectares fertiles de ma psyché.
C’est alors que sa mère se retourne. Et c’est une très jolie femme. Elle voit mes fleurs. Elle me regarde, amusée, et m’offre un sourire complice.
La petite fille me montre du doigt et lance un nouveau « Papa ? » incertain en se tournant vers sa mère. Une explosion nucléaire dévaste ma conscience, liquéfie des pans entiers de ma mémoire.
Sa maman se contente de sourire et j’avance de quelques pas.
Mais pourquoi ne dit-elle rien ?
Ma réalité vacille, l’onde de choc est terrible. Je doute, je ne sais plus qui je suis. C’est une seconde éternelle. Et pendant cet instant d’éternité, une étoile brille dans le ciel. Je suis « Papa », bien sûr, et la maman est ma femme et mon bouquet est pour elle et nous sommes une famille et nous marchons tous les trois et nous sommes heureux et la vie est belle…
« Mais non chérie, ce n’est pas Papa ! » dit-elle enfin, en rigolant.
L’étoile explose en supernova, atomisant la trame d’un univers chimérique.
Je continue d'avancer avec un sourire incertain, parce qu’il n’y a rien à dire, rien d’autre à faire. La maman revient vers sa fille pour la prendre dans ses bras.
Il ne reste qu’un trou noir qui absorbe tout, engloutit les branches pourries de l’arbre des possibles, répare la réalité fissurée, oublie jusqu’à sa propre existence et disparaît dans souffle parmi les feuilles d’automne.
Dans un dernier sourire, nous nous quittons, la petite fille, sa mère et moi.
Je poursuis ma route, avec ma baguette de pain et mon bouquet. Dans quelques minutes je retrouverai ma chérie. Elle ouvrira de grands yeux amoureux en voyant les fleurs et l’on s’embrassera. Et nous ne parlerons pas de la dernière fausse couche ni de la prochaine tentative de fécondation in vitro. Pas tout de suite.
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