Prologue
L’obscurité tombait doucement sur la forêt, apportant une trêve bienvenue aux feuillages des arbres accablés par la chaleur cuisante de cette fin d’été. L’azur limpide du ciel faisait place à une teinte crépusculaire qui accueillerait bientôt les premières étoiles. Des effluves de bois sec, de verdure gorgée de soleil et de pierre chauffée embaumaient l’air, enivrantes dans la fraicheur salvatrice du soir. Les frondaisons vibraient du chant des grillons.
Au creux d’un vallon sinueux s’esquissait la trame cristalline d’un petit ruisseau qui bravait courageusement la sécheresse de ce mois de noluna. Là, assise sur un rocher encore tiède au bord de l’eau, une jeune femme attendait.
Ses yeux noisettes étaient rivés sur un couple de papillons luminescents qui virevoltaient non loin de là, ballet scintillant qui se découpait dans la pénombre. Mais elle n’y prêtait qu’une attention distraite.
Elle réfléchissait.
Les récents évènements qui avaient secoué les Hautes-Terres ne cessaient de tournoyer dans sa tête. Le rythme inhabituel auquel les catastrophes s’étaient succédées ces derniers mois l’inquiétait. Récoltes gangrenées, feux de forêt, mal mystérieux s’abattant sur des villages entiers, tout portait à croire que les esprits étaient en colère. Le nombre croissant de leurs manifestations dans le monde matériel était alarmant, en particulier lorsqu’ils prenaient possession d’un animal et se transformaient ainsi en héidres, monstres dangereux et souvent sanguinaires qui ravageaient tout sur leur passage.
Un hululement perçant retentit quelque part dans les cimes, arrachant un frisson à la jeune femme. Les feuilles n’étaient plus que des silhouettes noires sur le bleu déclinant du ciel et les animaux nocturnes reprenaient leurs droits sur la forêt. Elle caressa machinalement son ventre arrondi, inconsciente du pli soucieux qui s’était formé entre ses sourcils.
Tous ces faits étaient sans conteste préoccupants, mais ce qui la troublait le plus en cet instant était l’absence de nouvelles du groupe de gardiens envoyés en éclaireurs dans les montagnes du Nenevac, là où un héidre particulièrement menaçant avait fait son apparition. Ils n’avaient plus donné signe de vie depuis déjà deux lunes, et la jeune femme désespérait d’enfin savoir si les hommes lancés à leur recherche avaient réussi à retrouver leur trace. D’un geste presque superstitieux, elle toucha du bout des doigts le fin anneau qui encerclait sa lèvre inférieure, symbole de son mariage. Que ferait-elle si ce n’était pas le cas, s’ils étaient revenus bredouilles ? Elle n’osait même pas y penser…
Un léger bruit attira soudain son attention et elle tourna la tête pour scruter la nuit. La lune s’était levée, nimbant les alentours d’une douce lumière opaline. Quelques instants plus tard, un homme émergea d’entre les troncs et descendit dans sa direction avec une agilité silencieuse. Il avait beau être un rien plus jeune qu’elle, son visage semblait déjà marqué par les aléas de la vie, et pas seulement à cause de la cicatrice qui courait depuis sa tempe jusque dans ses cheveux bruns.
Pendant un bref mais interminable moment, aucun d’eux ne dit mot. Puis, au prix d’un considérable effort, la jeune femme murmura :
— Alors, qu’ont-ils dit ?
L’homme se passa une main lasse sur le visage.
— Ils n’ont rien trouvé. Ils ont parcouru toute la lisière sud des montagnes depuis le royaume de Svaltya jusqu’en Hiyancar. Aucune trace de l’héidre ou du groupe de gardiens.
La jeune femme sentit son menton trembler.
— Alors, vous voulez dire…
Elle ne put achever sa phrase. Une larme unique accrocha un rayon de lune et roula sur sa joue, signe qu’elle connaissait déjà la réponse à sa question. Les yeux gris de l’homme exprimaient une telle tristesse que cela suffisait à lui confirmer l’implacable nouvelle.
Lentement, comme à regret, il hocha la tête et acheva dans un souffle :
— Oui. Personne ne sait ce qui a pu se passer, mais ils ont bel et bien disparu.
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