La traversée

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Durant les dix jours qui suivirent, le ciel sembla bien décidé à déverser tout ce qu’il lui restait d’eau avant l’arrivée de l’hiver. Noyés sous une longue averse âpre et interminable, les sols devinrent si bourbeux qu’acheminer le matériel nécessaire à la construction de leur cabane fut un véritable calvaire. Les bras encombrés des nombreuses et lourdes planches dont ils avaient besoin, Coara glissa à plus d’une reprise dans les champs devenus marécageux sans pouvoir se rattraper, et elle finit parfois couverte d’une telle couche de boue qu’on aurait pu la prendre pour un golem.

Heureusement, l’épais tapis de feuilles mortes qui recouvrait le sol du bosquet rendait celui-ci plus praticable, et il leur fut malgré tout possible de poser les premières fondations de leur abri en les fixant fermement à deux troncs d’arbres. Après ça, ils revinrent inlassablement chaque fin d’après-midi œuvrer à leur projet en bravant le froid et l’humidité et, petit-à-petit, la cabane commença à prendre forme. Lorsqu’enfin, à l’aube du onzième jour, le ciel sembla renoncer à arroser tout ce qui pouvait l’être et consentit à laisser un peu de place à de chétives éclaircies, ils avaient presque terminé.

— Il ne nous reste plus qu’à installer de bons rideaux à la fenêtre pour nous protéger du froid, déclara Ebry après qu’ils eurent cloué la toute dernière planche sur le toit.

Ce qu’il appelait fenêtre était une simple ouverture rectangulaire dans l’un des quatre murs. Sans rien pour l’obstruer un minimum, les courants d’airs glacials de l’hiver ne manqueraient pas de s’y engouffrer sans retenue lorsqu’il succéderait à l’automne.

— Il faudra aussi fixer les anneaux pour le cadenas, fit observer Coara.

Les deux amis restèrent un certain temps côte à côte à observer, non sans fierté, le fruit de leur dur labeur. Puis la jeune fille releva la tête et scruta d’un air sceptique les imposants nuages sombres qui masquaient encore une bonne partie des étoiles.

— Tu crois que d’ici deux jours, il y a des chances qu’on ait une météo suffisamment clémente pour que je puisse partir ? demanda-t-elle.

— Aucune idée, répondit Ebry. Mais ce serait bien ; plus on attend et plus on risque de voir arriver les premières gelées.

Heureusement pour eux, après une dernière matinée où le ciel resta indécis, il se dégagea enfin complètement aux alentours de midi pour laisser le soleil reprendre ses pleins droits. Les sols détrempés séchèrent petit-à-petit, et lorsque l’aurore du surlendemain arriva, toute trace de la longue période pluvieuse avait disparu comme s’il s’était agi d’un simple mauvais rêve.

Ce jour-là, bien décidée à tenter sa chance le soir même, Coara se révéla incapable de suivre le moindre mot de ce que disaient ses professeurs à la Haute Académie. Après de nombreux regards noirs et une remarque acerbe de Dame Ribel, il lui fallut en effet concentrer le peu d’attention qu’elle était apte à fournir sur ses doigts, afin de les empêcher de pianoter impatiemment sur son pupitre en ennuyant tout le monde.

Chaque heure de cours lui semblait interminable. Au cours de l’après-midi, elle trouva une meilleure stratégie qui consistait à secouer silencieusement ses jambes, ce qui était beaucoup plus discret comme façon d’extérioriser son agitation. Mais même alors, ses pensées libérées de la tâche de surveiller ses mains échouèrent à se focaliser sur les cours.

Lorsqu’elle put enfin quitter la Haute Académie pour rentrer chez elle, Coara ne tenait plus en place, au point qu’elle parcourut une partie de son trajet en courant à moitié. Elle eut toute les peines du monde à ne rien laisser transparaître de son excitation lors du repas du soir en compagnie de sa mère, et elle manqua de s’étouffer avec un gros morceau de viande lorsqu’elle tenta de l’avaler en ayant oublié de mastiquer.

Une fois seule dans sa chambre, elle rassembla fébrilement toutes les affaires dont elle aurait besoin. Comme à chaque fois qu’elle s’éclipsait en douce la nuit, elle disposa des coussins sous sa couette de sorte à donner l’illusion que quelqu’un y dormait, puis elle se changea rapidement. Lorsque tout fut prêt et qu’elle eut achevé de vérifier pour la cinquième fois qu’elle n’avait rien oublié, elle dut se résoudre à ne rien faire d’autre qu’arpenter la pièce de long en large en attendant l’heure du départ. Ses ongles qui avaient enfin repoussé suffisamment au goût de sa mère ne tardèrent pas à faire les frais de son appréhension grandissante, et son estomac noué par le trac se mit à protester, mécontent du travail supplémentaire qui lui incombait avec toute la nourriture non mâchée qu’elle avait engloutie.

Finalement, le moment tant attendu arriva ; la lumière du couloir s’éteignit, ce qui signifiait que Sira était allée se coucher. Après avoir vérifié une ultime et dernière fois qu’elle n’avait rien oublié, Coara quitta donc sa chambre et, le cœur battant, elle gagna le hall d’entrée. Elle referma sans bruit la porte derrière elle et traversa rapidement le jardin, franchit sans effort le muret de la propriété dont l’escalade lui semblait désormais risible et fila dans la nuit en direction du bosquet.

Ebry l’attendait déjà devant leur cabane. Il semblait très pâle, mais ce n’était peut-être que l’éclat de la lune.

— Tu es prête ? lui demanda-t-il d’une voix plus aigüe qu’à l’ordinaire. Rien oublié ?

Coara hocha vivement la tête et lui fit un bref récapitulatif de ce qu’elle avait emporté. Le garçon n’y trouva rien à redire et observa silencieusement son amie s’attacher avec sa corde au mélène, ne sortant de sa torpeur que pour l’aider à vérifier que les nœuds étaient tous bien serrés.

Lorsque tout fut prêt, tous deux s’observèrent un instant, muets et indécis. Ce fut Ebry qui rompit le silence :

— Bon, eh bien… bonne chance, murmura-t-il. Soit prudente.

— Compte sur moi, répondit-elle d’une voix qui sonna étrangement à ses oreilles en raison de sa gorge nouée.

Ne sachant quoi ajouter, elle se détourna et s’avança vers le trou. Elle s’y engagea les pieds en premier, comme toujours, et jeta un dernier coup d’œil à son ami.

— À demain, cru-t-elle lire sur ses lèvres, mais aucun son ne s’en échappa.

Elle lui adressa un petit sourire, un pouce levé, puis elle s’enfonça à reculons dans l’ouverture et il disparut de son champ de vision.

L’escalade de la Scissure jusqu’à la forêt frontalière s’effectua sans incident ; elle était suffisamment rodée désormais. Une fois sur la terre ferme, elle se défit de la corde et l’attacha machinalement à une racine pour éviter qu’elle ne retombe dans la Scissure d’ici à son retour, puis elle prit la direction du pont.

Elle s’amusa sur son trajet à tenter d’être aussi silencieuse qu’un chat sauvage. C’était un jeu auquel elle s’adonnait depuis des années ; marcher sans bruit était un atout incontestable pour quelqu’un qui aime s’éclipser en douce de façon régulière. Bien sûr, elle se doutait que même en faisant craquer si peu les feuilles sous ses pieds, les animaux devaient l’entendre de loin. Si parfois ils daignaient l’approcher, c’était qu’ils avaient dû décider qu’elle ne représentait pas une menace pour eux. La jeune fille ne devait d’ailleurs pas représenter une menace pour grand monde, et cette pensée aurait pu l’inquiéter. Mais l’atmosphère paisible de cette nuit étoilée et son impatience de découvrir enfin l’Alayésa eurent raison de ses préoccupations, et ce fut dans un état plus excité qu’apeuré qu’elle atteignit sa destination.

Comme à chaque fois qu’elle s’était entraînée à rejoindre le pont, elle attacha sa deuxième corde à l’arbre le plus proche et se laissa glisser le long de la falaise jusque sous la nappe de brume. Et comme souvent, elle fut surprise quand son pied rencontra plus tôt qu’elle ne s’y attendait les premières lattes de bois qui le constituaient.

Simple ribambelle de cordages et de planches, le pont sous la brume n’était pas ce qu’on pouvait qualifié de stable. Tout en se libérant de sa corde qu’elle noua à la rambarde pour son retour, Coara songea qu’elle ne se sentait pas particulièrement enchantée à l’idée de parcourir sur plusieurs centaines de mètres un support si bancal. Mais bon, si les alayésiens l’empruntaient, c’était qu’il n’était pas impraticable. Et après tout, ce n’était rien comparé à l’escalade d’une falaise, si ?

Elle s’élança. Un pas. Deux pas. Dix pas. Le pont oscillait sous ses pieds, grinçant doucement dans une obscurité à peine percée par la lumière dansante du globe de pharme attaché à sa ceinture. Vingt pas, trente pas, quarante pas. Combien de temps avant qu’elle n’atteigne l’autre falaise ? Cents pas, deux cents pas…

Elle progressait à un rythme régulier. C’était un peu hypnotisant ; ses yeux étaient rivés sur le pont à l’endroit où il surgissait de l’ombre un peu plus loin devant elle, les lattes défilant sous une lueur valsant en rythme avec le bruit de ses pas et le craquement du bois.

Cela faisait un long moment déjà qu’elle ne distinguait plus la falaise derrière elle, et elle ne pouvait pas encore apercevoir celle de l’Alayésa. Le pont n’était visible que dans un rayon de quelques mètres. Tout ça combiné au fait qu’il n’y avait rien hormis un noir insondable sous celui-ci, et un voile fantomatique et obscure d’où filtrait de façon diffuse la lumière de la lune au-dessus de sa tête, elle avait l’impression irréelle de flotter dans le néant. Il lui semblait qu’elle allait avancer ainsi à l’infini.

Elle fut presque surprise lorsque la falaise lui apparut enfin, dans toute sa verticalité brute. Coara se demanda en l’observant si ce n’était pas complètement inconsidéré de vouloir la gravir sans être mieux assurée. Elle avait certes prévu de s’attacher à la rambarde du pont, mais si elle tombait, elle tomberait de haut et chuterait jusqu’à plusieurs mètres sous le niveau de celui-ci. Enfin, c’était toujours mieux que de risquer de s’écraser pour de bon au fond de ce gouffre, si fond il avait.

Elle parcouru rapidement les derniers mètres qui la séparaient de la paroi en préparant son troisième et dernier rouleau de corde qui se trouvait dans son sac mais, lorsqu’enfin elle arriva à son pied et releva la tête pour évaluer la difficulté de la tâche à venir, elle fut stupéfaite de constater que ce serait en réalité une ballade de santé comparé à ce à quoi elle s’attendait. Au lieu d’une paroi abrupte à escalader, c’était une belle petite échelle de corde et de barreau en bois qui lui faisait face, reliant gentiment le pont au sommet de la falaise comme si elle n’attendait qu’une hiyancarienne bizarre et perturbée comme elle pour l’emprunter.

À priori, ses chances de tomber d’une telle échelle en avançant précautionneusement étaient quasi nulles, aussi décida-t-elle de réserver sa corde à une possible nécessité ultérieure. Posant sa main sur un échelon, elle testa sa stabilité et sa résistance, puis, satisfaite, elle commença à grimper en veillant à toujours garder trois points d’appuis à la fois. Son ascension fût assez rapide, et c’est avec un étrange mélange de soulagement, d’euphorie et d’appréhension qu’elle atteignit enfin le sol alayésien.

Un dernier effort pour se hisser sur ce qui lui apparut être un tapis d’herbes sauvages et elle se retrouva debout, perchée au bord de la Scissure qui la séparait désormais du monde qu’elle connaissait, à l’orée d’une forêt Frontalière à la fois familière et étrangère. Prête à s’enfoncer dans des terres qu’elle avait toujours voulu découvrir et dont elle ne connaissait encore rien. Submergée par l’émotion, elle sentit ses poumons se dilater dans sa poitrine et fut soudain prise d’une étrange envie de sautiller sur place.

Voilà. Elle y était. Ça lui paraissait complètement irréel, et en même temps, il lui semblait que tout lui parvenait avec une acuité décuplée, comme si elle ne pouvait se permettre de rater ne serait-ce qu’une miette de ce qui l’entourait. Avec un pincement au cœur, elle se dit qu’elle aurait vraiment aimé partager ce moment avec Ebry.

Elle prit quelques grandes bouffées d’air pour se calmer. Elle n’avait qu’une nuit devant elle, il ne fallait pas traîner. Elle marqua l’endroit où se trouvait le pont en plantant un petit bâton dans le sol tout au bord de la falaise puis, sans s’attarder plus longtemps, elle se mit en route d’un bon pas vers le sud en direction d’Alycir.

Sa progression était accompagnée d’une multitude de petits bruits discrets tout autour d’elle attestant de la foisonnante vie nocturne de la forêt. Un battement d’ailes. De petits craquements. Un hululement au loin. Les rares feuilles qui s’attardaient encore au bout de leurs branches bruissaient doucement. Quelques-unes s’envolèrent et tournoyèrent autour de la jeune fille avant de disparaître dans l’obscurité.

Coara devait avoir parcouru les deux tiers de la distance qui la séparait de la ville lorsqu’elle s’arrêta soudain, étreinte d’un malaise inexplicable.

Qu’elle s’expliqua malgré tout bien vite.

Qu’elle aurait préféré ne pas s’expliquer.

Car il n’y avait tout à coup plus un bruit en dehors du vent. Pas un frémissement dans les feuilles mortes signalant la présence d’un petit rongeur, pas un chant d’oiseau. Même la houbie s’était tue. Or, quand les oiseaux se taisent, ce n’est pas bon signe. C’est qu’un danger est proche. Et ce danger, ce n’était sûrement pas elle.

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