Le test
Héranel n’avait pas dit mot depuis qu’ils avaient quitté l’école des gardiens. Il paraissait plongé dans ses pensées tandis qu’ils traversaient la ville, et Coara n’osait pas l’interrompre. Alors qu’ils bifurquaient dans une nouvelle ruelle, elle se demanda s’ils étaient en route pour rencontrer un de ces fameux guérisseurs dont ils avaient parlé, ou bien si ce n’était finalement pas possible auquel cas ils devaient sûrement être en route pour son audience avec le roi. Elle déglutit à cette idée, brusquement saisie par le trac. N’y tenant plus, elle se tourna vers son guide :
— Maître Héranel ?
— Mmh ?
— Où allons-nous ?
Il lui jeta un coup d’œil puis fixa un point lointain que lui seul pouvait voir.
— Nous allons voir le roi et te présenter un des guérisseurs que tu cherches, mais avant ça, nous avons encore une chose à régler.
— Quelle chose à régler ?
— Tu verras. Sache juste que tu n’as rien à craindre.
Elle trouva cette affirmation curieuse étant donné qu’elle n’avait pas imaginé qu’elle puisse être en danger mais elle se détendit malgré tout. Elle aperçut l’ombre d’un sourire sur les lèvres d’Héranel juste avant qu’il ne se détourne pour reporter son attention sur les alentours. Elle en fit de même et constata qu’ils se dirigeaient vers une minuscule chapelle. Elle imaginait mal plus de quatre personnes tenir debout dedans.
En approchant, elle put mieux la distinguer. En pierre blanche surmontée d’un petit dôme bleuté, la minuscule chapelle était assez simple et barrée d’une grosse porte en bois sombre. Massive, traversée horizontalement par de solides lattes de fer, celle-ci empêchait tout passage aussi sûrement qu’une porte de donjon.
Coara fut donc étonnée de voir qu’elle était également décorée comme si elle donnait sur un sanctuaire. De toutes petites pierres d’un magnifique bleu aux reflets argenté étaient incrustées dans le bois sombre, donnant l’impression d’un ciel étoilé, et le tout était surplombé d’inscriptions incompréhensibles gravées en demi-cercle dans la pierre blanche. Deux globes de pharme au support d’argent finement ouvragé étaient suspendus de part et d’autre de l’entrée.
Elle jeta un coup d’œil intrigué à Héranel mais celui-ci avançait résolument vers la porte et ne s’arrêta qu’à un mètre d’elle.
— Bien.
Il se tourna vers elle :
— Avant que nous n’allions plus loin, je te dois bien quelques explications sur ce qui va suivre.
Voyant qu’elle l’écoutait attentivement, il poursuivit :
— Afin que nous ayons toutes les cartes en mains lors de l’audience avec le roi, et pour que le guérisseur accepte de te rencontrer, nous devons te faire passer… un test.
— Un test ? Quel genre de test ?
Sans répondre, Héranel sortit une clé de nulle part et l’inséra dans la grosse serrure qui était à moitié cachée par une latte de fer. La porte s’ouvrit en grinçant, et la jeune fille découvrit avec étonnement qu’elle donnait en tout et pour tout sur un grand escalier qui semblait plonger dans les entrailles de la terre. Elle frémit. L’idée de se retrouver enfermée sous des mètres de roches et de terre lui faisait horreur.
Elle s’avança néanmoins à la suite d’Héranel quand il lui fit signe de venir et ils entrèrent dans la chapelle. La porte se referma derrière eux avec un claquement sec à réveiller les morts, ce que la jeune fille ne souhaitait surtout pas maintenant qu’ils étaient dans leur sanctuaire. Ils se trouvaient à présent dans le noir le plus total.
— Maître Héranel ? chuchota-t-elle.
— Respire et tout ira bien, lui répondit-il, et quelque chose dans sa voix l’inquiéta encore plus.
— Que se passe-t-il ? demanda-t-elle dans un souffle. Que dois-je faire ?
Mais elle n’obtint pas de réponse.
— Maître Héranel ? tenta-t-elle encore, à haute voix cette fois.
Toujours rien. Seul le bruit de sa propre respiration perçait le silence ambiant.
Bon. Soit il essayait de lui faire une blague, ce qui était peu probable, soit le test avait déjà commencé. Le seul problème, c’était qu’elle ignorait toujours en quoi il consistait. Qu’était-elle censée faire ? Descendre les escaliers ?
Sa gorge se noua à cette idée et elle fut soudain prise d’une forte envie de faire demi-tour et de quitter cet endroit en courant. Elle se doutait bien que c’était impossible et que la porte ne pouvait sans doute pas être ouverte sans clé, mais elle avait besoin d’en être sûre pour trouver le courage d’affronter les ténèbres. À tâtons, elle longea ce qu’elle supposait être le mur, humide et rugueux. Ses mains rencontrèrent une surface plus lisse, du bois, et elle se mit à chercher une poignée quelconque. Rien.
Elle tenta alors de pousser la porte de toutes ses forces, mais celle-ci ne bougea pas d’un millimètre. Enfermée, donc. Elle n’avait plus le choix. Tout en gardant le contact avec le mur du bout des doigts, elle s’avança alors vers les escaliers. Lorsqu’un de ses pieds ne rencontra rien d’autre que du vide, elle chercha la première marche.
Assez basse, cette dernière avait au moins le mérite d’être solide et stable. Coara inspira un bon coup et son deuxième pied rejoignit le premier. C’est parti, pensa-t-elle. Lentement mais sûrement, elle s’enfonça alors dans les entrailles de la terre sans savoir ce qui l’y attendrait une fois en bas.
Plus elle descendait et plus il lui semblait que l’air devenait lourd.
Au début, elle s’était dit que c’était sans doute dû à son aversion pour les espaces clos, et que c’était le fruit de son imagination. Mais plus elle avançait et plus il lui apparaissait évident que ce n’était pas le cas. Elle respirait à présent avec difficulté, comme si l’air était épais.
Elle commençait à craindre de mourir étouffée si elle s’obstinait à aller plus loin.
Pourtant, Héranel lui avait affirmé qu’elle ne risquait rien. Cette pensée l’encouragea et elle se força à continuer d’avancer. Toujours plus loin, toujours plus bas. Le bruit de sa respiration sifflante couvrait désormais celui de ses pas. Elle sentait de grosses gouttes de sueur couler le long de son front qu’elle finit par éponger d’un revers de la main. Jusqu’où allait-elle devoir aller ainsi ?
Son pied dérapa soudain sur une marche à laquelle il devait manquer un morceau et elle tomba à la renverse, dévalant une poignée de marches sur le dos. Endolorie, elle se rassit en gémissant. Son dos meurtri lui faisait mal et, à force de respirer avec autant de difficulté, la douleur de ses côtes blessées par l’onure s’était à nouveau réveillée. La tête lui tournait tant la quantité d’air que ses poumons parvenaient encore à fournir était insuffisante, et elle dut appuyer son front contre le mur tandis qu’une vague de nausée la submergeait. Son cœur battait trop vite. Elle respirait trop vite.
Respire et tout ira bien, lui avait-dit Héranel. Etait-ce de ça qu’il parlait ?
Respirer profondément était une technique qu’elle avait toujours utilisée pour chasser son angoisse, et cette dernière allait l’étouffer aussi sûrement que le manque d’oxygène si elle ne la repoussait pas.
Elle ferma ses yeux qu’elle avait gardés grands ouverts malgré le noir complet et tenta une première et profonde inspiration. Elle dut y mettre beaucoup d’efforts, mais ce fut moins douloureux que ce à quoi elle s’était attendue. Elle laissa ensuite l’air quitter naturellement ses poumons, puis attendit quelques secondes, luttant contre son envie pressante d’avaler une nouvelle goulée d’oxygène avant de prendre une seconde inspiration. Celle-ci lui sembla un peu moins pénible que la précédente. Elle laissa l’air de ses poumons se charger de ses angoisses et de ses douleurs puis expira à nouveau. Imperceptiblement, elle sentit ses muscles se détendre. Elle patienta en profitant du calme qui progressivement l’envahissait, puis inspira pour la troisième fois.
Expiration.
Inspiration.
Petit à petit, celles-ci se firent plus fluides. Ses douleurs se dissipaient, et elle avait la sensation que chaque inspiration lui redonnait plus d’énergie. Les battements de son cœur retrouvèrent un rythme normal et son vertige disparut comme s’il n’avait jamais été là. Elle était à nouveau capable de se mettre debout.
Elle n’était pas sûre de comprendre ce qui venait de se passer, mais elle décida que ça n’avait pas trop d’importance dans l’immédiat et qu’il fallait qu’elle se remette en route. Une main en appui sur le mur au cas où son vertige aurait la mauvaise idée de revenir, elle se releva lentement, guettant toute réaction anormale de son corps. Mais elle se portait à nouveau très bien. Bon. La descente aux enfers pouvait reprendre.
Elle n’avait pas parcouru dix marches que son pied rencontra un terrain plat. Elle était arrivée. Arrivée où ? Elle n’en avait pas la moindre idée ; il faisait toujours aussi noir. Elle voulut suivre le mur pour voir où il menait, mais elle se retrouva confrontée à un problème majeur : il n’y avait plus de mur. Il s’arrêtait avec les escaliers et seul le vide lui succédait. Allons bon. Elle allait devoir trouver un autre moyen pour s’orienter.
Elle s’assit en tailleur et ferma les yeux, puis frappa trois fois sur le sol avec son poing. Le bruit se répercuta longuement, et elle en déduisit que la salle souterraine dans laquelle elle se trouvait était immense. Elle recommença une seconde fois et se concentra pour percevoir les derniers échos afin de se faire une idée plus précise encore de la configuration des lieux. Le bruit semblait se répercuter plus longtemps sur sa gauche, ce qui signifiait que le souterrain était plus vaste dans cette direction. N’ayant rien de mieux à faire, elle décida de se diriger par là.
Elle avait conscience qu’il lui faudrait avancer prudemment ; elle pouvait à tout moment tomber sur un mur, ou pire, une crevasse. Elle se releva et partit donc vers sa gauche, entamant ainsi dans l’obscurité la plus totale une ballade d’une durée indéterminée vers une destination inconnue. On ne pouvait pas rêver mieux come programme.
C’était péniblement lent. À chaque pas, il lui fallait tâter le sol devant elle du bout du pied pour s’assurer qu’il était encore là. L’air était saturé en humidité et elle entendait ci et là des gouttes d’eau tomber dans ce qu’elle supposait être des flaques. Par moment, il lui semblait percevoir de légers bruits de pattes comme si de petits animaux couraient dans le noir. Ça ne la gênait pas, tant qu’ils ne s’approchaient pas de trop près.
Elle commençait à se demander ce qu’elle faisait là. Jamais elle n’aurait cru en quittant Ebry quelques heures plus tôt qu’elle finirait ainsi à errer dans des souterrains pour passer un test dont elle ignorait jusqu’au but. Enfin, c’était un peu tard pour avoir des regrets, tout ce qu’elle pouvait faire maintenant, c’était continuer en espérant achever au plus vite quoi que ce fût qu’elle devait faire.
Cela faisait déjà un bon moment qu’elle avançait à l’aveuglette et elle se dit qu’il était temps de sonder une deuxième fois l’espace. Elle se rassit donc par terre et toqua à nouveau trois fois sur le sol en fermant les yeux pour mieux en entendre l’écho. Elle devait avoir un peu dévié de sa course ; le son se répercutait désormais plus longtemps sur sa droite.
Elle allait se relever pour poursuivre sa route dans cette direction lorsqu’elle le perçut soudain. Un grondement lointain. Tellement subtil qu’elle était incapable de dire si elle l’entendait ou si elle le sentait. Intriguée, elle posa ses mains à plat sur le sol et tendit l’oreille afin de mieux le percevoir, qu’il fût bruit ou vibration. Mais ce n’était ni l’un ni l’autre. C’était comme si ce grondement… l’appelait. Oui, c’était bien ça, il l’appelait.
Elle se releva. Une certitude montait doucement en elle, celle qu’il lui fallait y aller, où que ce fût. Plus elle y prêtait attention et plus ce grondement semblait prendre de l’ampleur, résonnant dans son être et l’attirant à lui aussi sûrement que les fleurs des bois de Lunasré attiraient les papillons luminescents.
Elle reprit sa progression sans plus la peine de vérifier s’il n’y avait pas de gouffre devant ses pieds. Pour quelque obscure raison, elle se doutait que ce n’était pas le cas. Elle marchait d’un bon pas, sentant intuitivement vers où elle devait aller. Le bruit de ses bottines sur la pierre résonnait, couvrant celui des gouttes d’eau et pourtant, elle percevait toujours aussi clairement le grondement. Il lui semblait même entendre de petits animaux s’écarter de son passage, mais peut-être était-ce son imagination.
Elle évolua ainsi dans le noir encore un certain temps sans qu’il n’y ait de changement. Puis tout à coup, au détour de ce qu’elle comprit être un mur de roche, elle aperçut une lumière. Trop faible et trop lointaine pour qu’elle distingue ce qui l’entourait, mais une lumière tout de même.
Coara s’avança résolument dans cette direction ; c’était aussi celle d’où lui parvenait le grondement envoutant. Lorsqu’elle ne fut plus qu’à quelques mètres, elle s’aperçut que la source lumineuse n’était autre qu’un globe de pharme, accroché à une structure en bois qu’elle ne distinguait pas encore très bien. Quelques enjambées lui suffirent pour l’atteindre, et elle découvrit avec stupeur qu’il s’agissait d’un pont de bois qui s’enfonçait dans les ténèbres. Le grondement qui l’appelait venait d’en dessous.
Curieuse, elle se pencha pour essayer de distinguer ce qui se trouvait en contrebas. Tout ce qu’elle put voir fut le reflet du globe de pharme et du pont qui était faiblement éclairé. Alors, avec stupeur, elle comprit.
Un lac. Un lac se trouvait au fond du précipice au bord duquel elle se trouvait. Un lac ! Mais comment est-ce qu’il pouvait se trouver dans endroit pareil ? Et en plus, il l’attirait, pour une raison qui lui échappait. Finalement, elle n’avait peut-être pas été assez sévère avec elle-même en se traitant de folle un peu plus tôt. Elle devait être complètement marteau. C’était du moins la seule explication qu’elle trouvait à sa situation.
Et en même temps, elle s’apercevait qu’elle ne s’en souciait pas réellement. Car peu importe si c’était de la folie ou non, elle n’en restait pas moins convaincue de tout son être qu’il lui fallait absolument rejoindre ce lac, et c’était tout ce qui comptait en cet instant. Mais comment faire ? Elle n’allait tout de même pas sauter dans le ravin !
Elle avisa le pont dont l’extrémité lui était invisible. Peut-être la mènerait-il à un passage lui permettant d’atteindre le lac ? Il n’était sûrement pas là pour rien. Le globe de lumière à son entrée non plus. Elle prit ce dernier en main et le tendit devant elle au-dessus du pont, mais cela ne lui permit que d’en distinguer un mètre de plus. Si elle voulait satisfaire sa curiosité, il lui fallait le traverser.
Résolue, elle posa une main sur la rambarde de corde qui le bordait et avança un premier pied sur une latte branlante avec une affreuse sensation de déjà-vu. Si ça continuait, elle allait devenir une professionnelle dans le domaine. Elle voyait ça d’ici : Oyé, oyé, venez assister au nouveau championnat de traversée de pont instable dans le noir surplombant des précipices aux obscures tréfonds !
Elle progressa à son aise, le pont se balançant doucement sous ses pas et faisant vaciller la lueur du globe dans sa main. Les ombres mouvantes semblaient danser autour d’elle. Un léger courant d’air vint chatouiller ses cheveux. Le grondement qui emplissait l’espace devenait plus profond à mesure qu’elle se rapprochait du centre du pont, et un étrange sentiment de calme l’envahit.
Une douce mélodie s’éleva dans l’air. Elle s’aperçut avec une surprise étrangement détachée que c’était elle qui chantait. C’était un chant doux, calme et sans paroles, qu’il ne lui semblait pas avoir déjà entendu. Peut-être l’inventait-elle au fur et à mesure, elle n’en était pas certaine, mais ça n’avait dans le fond aucune importance.
À mi-chemin, le pont s’élargit soudainement, formant une petite plateforme arrondie. Sans trop savoir pourquoi, elle s’y arrêta. Le lac se trouvait juste en dessous d’elle. Mue par une force inconnue, elle posa le globe de lumière sur les lattes de bois et entreprit de se dévêtir. Il fallait que rien ne s’interpose entre elle et ce qui l’attendait. Elle le pressentait. De toute façon, il faisait bien plus chaud dans ces souterrains qu’au dehors.
Le contact du sable humide qui recouvrait le pont en cet endroit sous ses pieds nus la fit frémir. Un à un, elle déposa ses vêtements en tas près d’elle. Elle défit également sa tresse. Libérés de leur attache, ses cheveux retombèrent en cascade dans son dos. Elle n’avait pas arrêté de chanter.
Doucement, elle s’approcha de la rambarde de corde. Elle la prit entre ses mains et passa ses jambes par-dessous, s’asseyant au bord du pont. Elle observa un moment ses pieds se balancer dans le vide. Elle n’avait pas peur de ce qu’elle s’apprêtait à faire. Elle savait que tout irait bien. Elle laissa doucement s’éteindre les dernières notes de son chant, puis elle lâcha la rambarde et se laissa doucement glisser dans le vide.
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