Aux esprits gourmands

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Aux esprits gourmands était un établissement convivial et animé. Deux poêles à bois diffusaient une agréable chaleur que la proximité humaine tendait à renforcer. Un brouhaha de conversations et de rires s’élevait des différentes tablées où des amis étaient regroupés autour d’une bière ou d’une liqueur de miel. Quelques âmes esseulées en recherche de compagnie s’attardaient au comptoir et échangeaient des nouvelles avec le tavernier.

Coara était assise à une toute petite table dans un coin, non loin du bar. Anna l’avait invitée à y prendre place après avoir gentiment convié le client qui s’y était endormi à rentrer finir sa nuit chez lui. Un rapide coup de torchon sur le bois pour en enlever les traces d’alcool qui s’y était renversé et elle l’avait laissée s’installer seule, lui promettant de revenir très vite avec quelque chose à se mettre sous la dent. Entre-temps, Toutou s’était couché paresseusement à ses pieds et observait d’un air réjoui la bonne humeur ambiante, la langue pendante.

La jeune fille devait admettre qu’elle aussi appréciait l’ambiance chaleureuse de l’endroit. Elle n’était pas accoutumée à ce genre de festivités ; en tant que damoiselle de la Cour, il n’était pas question qu’elle traîne dans la deuxième enceinte une fois la nuit tombée pour se mêler à la population de classe moyenne et pauvre. Elle aurait pourtant volontiers échangé ces cérémonies pincées et bals grandioses auxquels elle avait droit pour une soirée conviviale entre amis.

Anna revint bientôt avec deux chopes fumantes et un bol de petits biscuits.

— Qu’est-ce que c’est ? demanda Coara après avoir humé le doux parfum du breuvage.

— Du thé de Solane relevé par quelques gouttes de liqueur de miel. Tu verras, il n’y a rien de mieux pour se réchauffer. Et ça, ce sont des sablés au fromage. Personnellement je les trouve délicieux, ajouta-t-elle en en portant un à sa bouche. Je n’arrête pas d’en manger quand je suis de service, ce n’est pas très bon pour mon régime mais je n’y résiste pas.

Elle gloussa et s’installa en face de la jeune fille ; son frère lui avait accordé une pause pour qu’elles puissent discuter un peu.

— Alors comme ça, lança-t-elle sans aucun préambule, tu t’en vas braver les onures toute seule dans la forêt ?

— Comment savez-vous… commença la jeune fille, interloquée.

La jeune femme eut un large sourire :

— Tu peux me tutoyer aussi tu sais.

Puis elle s’expliqua :

— Mon mari est Iryn, un des deux gardiens qui t’a sauvée. Comme ils ont dû rentrer dans la ville pour t’y déposer, il est passé s’assurer que tout allait bien et m’a raconté l’histoire au passage. Je connais à peu près tout le monde dans ce quartier mais je ne t’ai encore jamais vue, et avec ton air un peu échevelé et les nombreuses feuilles mortes coincées dans tes cheveux, je me suis plus ou moins doutée que c’était de toi qu’il s’agissait. Sans parler de cette petite éraflure sur ta joue et de la terre sur tes genoux… Ça a dû être terriblement effrayant !

Coara, qui avait commencé à tâter ses cheveux pour repérer les fameuses feuilles mortes interrompit son geste pour hocher la tête :

— Ça l’était, mais en même temps ça a été tellement vite que j’ai encore du mal à réaliser ce qui s’est passé…

— Qu’est-ce que tu faisais dans la forêt ?

— Je… euh…

La jeune fille ignorait ce qu’elle pouvait se permettre de révéler, en particulier en ce qui concernait le pont sous la brume. Par prudence, elle choisit d’omettre cette partie-là :

— Je suis venue à la recherche d’un guérisseur avec des pouvoirs particuliers pour soigner un ami malade.

Elle s’attendait à une réaction étonnée ou amusée mais il n’en fut rien ; Anna sembla trouver ça parfaitement normal :

— Tu veux dire un gardien ? Tu es arrivée au bon endroit alors, leur école n’est pas loin d’ici. Je suppose que maître Héranel va t’y amener ? Tu as eu de la chance de tomber sur lui et mon mari, puisqu’ils font tous les deux partie de l’Ordre.

Elle adressa un sourire radieux à Coara qui n’osa pas lui demander ce qu’était l’Ordre, de peur de paraître trop ignorante pour une soi-disant alayésienne.

— Quand même, reprit Anna, voyager comme ça toute seule sans escorte, tu as beaucoup de cran. Moi je n’aurais pas osé, même s’il est plutôt rare de trouver des onures si loin à l’ouest. Il fut un temps où on n’en trouvait d’ailleurs que dans le royaume de Telm, mais c’est vrai qu’ils se propagent de plus en plus loin en Alayésa. On peut dire que tu n’as pas eu de chance ! ajouta-t-elle après avoir vidé les dernières gouttes de son thé à la liqueur.

Pensive, Coara resta silencieuse quelques instant. Elle se remémorait l’aspect de l’onure qui l’avait attaquée, ses crocs immenses, ses griffes aiguisées…

Une grosse langue humide passa soudain sur ses doigts qui reposaient sur ses genoux. Coara sursauta violemment et se releva en poussant un cri, saisissant ainsi Anna qui fit un bond en l’air et tomba à la renverse, entrainant sa chaise et sa chope heureusement vide avec elle.

Toutes deux regardèrent Toutou sortir joyeusement de sous la table, la langue pendante, puis la main pleine de bave de la jeune fille. Leurs regards se croisèrent, Coara debout sur sa chaise et Anna étalée par terre. Elles éclatèrent de rire.

Pliées en deux, et incapables de s’arrêter ; des larmes coulaient le long de leurs joues. Elles les essuyèrent lorsqu’elles crûrent être calmées… mais leurs regards se croisèrent à nouveau, elles se rendirent compte que l’une était toujours perchée sur sa chaise et l’autre par terre, et elles repartirent de plus belle. Toutou aboya avec enthousiasme.

Finalement, à bout de souffle, une main sur ses côtes qui ne tenaient plus le coup après leurs aventures de cette nuit, Coara décida de quitter son perchoir, se disant que ça aiderait sans doute. Anna comprit le message et se releva, réprimant un ultime gloussement.

— Eh bien, ça faisait longtemps que je n’avais pas ri comme ça, s’exclama-t-elle. Tu es la bienvenue quand tu veux pour égayer mes soirées !

Si seulement, songea Coara. Elle s’attarda encore une heure ou deux dans l’établissement, jusqu’à ce qu’il annonce la fermeture de ses portes. Lorsqu’Anna apprit que la jeune fille devait se rendre seule à l’école des gardiens, elle lui proposa de l’accompagner. Mais Coara avait encore une heure devant elle avant son rendez-vous, aussi déclina-t-elle l’offre généreuse en arguant qu’elle allait encore se balader un peu en attendant.

Anna accepta donc de la laisser partir, mais seulement après l’avoir forcée à accepter un petit paquet de sablés à emporter.

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