Le domaine des Lore
Désormais seule devant la grille, Coara ne tergiversa pas et fit retentir la cloche du portail. À quoi bon rentrer discrètement si elle devait de toute façon réveiller sa mère pour se faire examiner ? L’effet fût immédiat ; de la lumière s’alluma dans plusieurs pièces, et il ne fallut pas une minute au vieux Gunter Linden, le maître de maison, pour apparaître dans l’encadrement de la porte.
De toute la résidence, Gunter était de loin celui avec qui Coara s’entendait le mieux. Il était son complice depuis son plus jeune âge, seul rempart qu’elle avait contre les exigences sans cesse plus élevée de sa mère, Sira Lore, à mesure qu’approchait son dix-septième anniversaire qui signerait son entrée à la Cour. Elle ne comprenait pas que sa fille ne fasse pas plus d’efforts pour s’intégrer parmi les nobles de son âge alors que sa carrière en dépendait, critiquant sans cesse ses escapades dans les bois et champs et son manque d’implication dans la société.
Dès qu’il reconnut la jeune fille, le vieil homme se précipita pour venir lui ouvrir le portail, emportant avec lui un petit globe de verre suspendu à une poignée par une discrète armature métallique finement ouvragée. Ce globe renfermait de la sève de pharme, qui avait la particularité unique d’émettre une agréable lumière des jours durant sans faiblir, à condition de ne pas être soumise trop longtemps à la lumière du soleil. Les pharmes dont elle provenait étaient une famille d’arbres très spéciaux, dont les veinules des feuilles produisaient une faible lueur la nuit, tandis que leurs fleurs au printemps irradiaient de mille feux pour attirer des papillons luminescents. On trouvait ces arbres quelque part plus au sud-ouest, dans les bois de Lunasré, et il en découlait un marché important qui mobilisait beaucoup de monde et beaucoup de richesses.
Tandis qu’il s’approchait, Gunter détailla Coara avec inquiétude et, à la tête qu’il fit en la voyant de plus près, celle-ci en déduisit qu’elle ne devait pas avoir une mine très glorieuse.
— Damoiselle Coara ! Mais que vous est-il arrivé ?
Il n’avait pas dit « encore », mais ce mot semblait suspendu dans les airs. Il s’était exprimé à voix basse, comme à chaque fois qu’il soupçonnait sa protégée d’avoir fait quelque chose qui ne devait surtout pas arriver aux oreilles de dame Sira.
La jeune fille se demandait à quel point elle pouvait lui révéler ce qui venait de se passer, mais elle n’eut pas le temps de creuser plus la question ; sa mère venait de faire son apparition et marchait vers eux d’un pas volontaire. Ses cheveux bruns d’ordinaire si soignés étaient défaits et ses lèvres étaient plissées par le mécontentement. Le vieux complice lança à Coara un bref regard d’encouragement avant de s’écarter pour que sa mère puisse lui faire face.
— Que se passe-t-il ? Pourquoi donc as-tu réveillé toute la maisonnée ? lança Sira à sa fille avant de la reluquer de haut en bas. Et où as-tu encore trainé ? Mais…
Ella passa rapidement un doigt sur le front de sa fille et le porta à sa vue.
— C’est du sang ! Tu es blessée ? Je savais que tes fugues nocturnes n’apporteraient rien de bon !
— Ce n’est rien, je suis juste tombée d’un arbre…
— Juste tombée d’un arbre ! Et si tu t’étais gravement blessée ? Il va falloir que je réveille Rédonna pour qu’elle t’examine. Allez suis-moi, le plus tôt sera le mieux.
Et elle tourna les talons sans prendre la peine de vérifier que sa fille la suivait.
Rédonna Tsifuma était leur soigneuse. Il s’agissait d’une vieille femme grincheuse qui n’obéissait qu’à Sira et ne parlait jamais. Coara ignorait si c’était parce qu’elle était muette ou tout simplement parce qu’elle ne le voulait pas, toujours était-il qu’elle s’approchait plus d’une ermite que d’autre chose. Elle vivait dans une cabane au fond de la propriété et refusait de se mêler aux habitants de la demeure. Selon sa volonté, on lui amenait chaque jour ses repas qu’elle mangeait seule chez elle. Elle ne quittait sa tanière que pour sa balade journalière d’une dizaine de minutes autour du domaine ou pour aller cueillir des herbes dans le bosquet. Elle n’allait pas être ravie d’être ainsi réveillée en pleine nuit.
Depuis toute petite, Coara était terriblement intimidée par cette femme. C’est donc avec peu d’enthousiasme qu’elle s’engagea à la suite de sa mère sur le petit chemin de cailloux qui menait au pas de sa porte, tandis que Gunter retournait seul vers la demeure, le dos légèrement voûté.
La jeune fille retint son souffle lorsque Sira frappa trois coups. La lumière s’alluma, elles entendirent un raclement, des bruits de pas, puis le son caractéristique d’un verrou qu’on tourne et enfin, la porte s’ouvrit sur une Rédonna échevelée à l’air mécontent qui les regardait en plissant ses petits yeux ridés avec méfiance. En la voyant ainsi en robe de nuit avec ses longs cheveux gris emmêlés, Coara se dit que le fait qu’elle ait une carrure de lutteur couplée à un certain embonpoint ne devait pas être étranger à la forte impression qu’elle lui faisait depuis toujours, surtout lorsqu’elle-même n’était encore qu’une gamine haute comme trois mangeoles. Ça, et son caractère taciturne, solitaire et grincheux, bien sûr.
Sira, en revanche, n’avait jamais semblé le moins du monde impressionnée. C’est donc sur son ton froid et autoritaire habituel qu’elle lui demanda d’examiner la tête de sa fille, après quoi elle les planta là toutes les deux avec pour dernier commentaire l’expression de son désir de voir Coara se laver les cheveux à son retour. Celle-ci leva les yeux au ciel ; depuis toute petite, sa mère semblait obsédée par l’entretien de sa chevelure, comme si elle craignait qu’elle puisse la perdre si elle ne la lavait pas pendant trois jours d’affilée. Il fallait dire qu’arborer de beaux cheveux longs et soyeux était primordial pour être bien vu à la Cour.
D’un geste sec du menton, Rédonna invita la jeune fille à entrer dans son antre. Comme à chaque fois que celle-ci s’y rendait, elle fut ébahie par le nombre de grigris, bibelots et objets en tout genre qui encombraient l’espace. Bocaux, flacons, ustensiles, porte-chances, herbes séchées, manuscrits, parchemins roulés, livres empilés n’importe où ; il n’y avait pas un meuble qui ne fut pas noyé sous une couche d’objets hormis la table à manger.
Comme elle restait plantée sur place, un peu mal à l’aise, à observer tout ce bazar en triturant sa longue tresse à moitié défaite, Rédonna empoigna la manche de son manteau et l’entraîna jusqu’à un tabouret où elle la fit asseoir d’une pression sur ses épaules. Sans plus de cérémonies, elle se mit à inspecter son crâne en le palpant à divers endroits. Coara ne put retenir une exclamation de douleur lorsqu’un des doigts passa là où la roche avait heurté sa tête. Les mains bâtirent en retraite et la soigneuse taciturne se leva pour aller chercher une bassine d’eau et du savon. Elle la posa devant sa patiente et la pointa de son gros index crochu.
— Vous voulez que je me lave le crâne ? tenta de deviner la jeune fille.
Un grognement d’approbation lui répondit.
Avec mille précautions pour ne pas réveiller le marteau à l’affut de la moindre occasion pour martyriser ses tempes, Coara se pencha au-dessus de la bassine. Ayant le pressentiment qu’elle ne pourrait pas tolérer longtemps cette position, ainsi tête en bas, elle se mit immédiatement à la tâche, cherchant le bon équilibre entre efficacité et prudence tandis qu’elle frottait son cuir chevelu avec l’éponge savonneuse.
Ce n’était pas une tâche facile. Le sang avait en partie séché, créant un amalgame de cheveux et de petits caillots, et la moindre pression lui donnait l’impression que ce n’était pas une éponge mais un fer chauffé à blanc qu’elle se passait sur le crâne. L’afflux sanguin qui exerçait une pression croissante entre ses tempes n’arrangeait rien. Sa tête s’alourdissait de plus en plus, à force de rester ainsi penchée.
Voyant que qu’elle était en difficulté, Rédonna vint lui retirer l’éponge des mains et prit le relais. La jeune fille fut surprise par la douceur présente dans ses gestes, elle qui était si brusque d’habitude. Lorsqu’elle s’estima satisfaite du résultat, la soigneuse la fit se redresser et lui frotta les cheveux avec une serviette, puis elle les releva en un chignon qu’elle épingla sur le sommet de son crâne avec une longue aiguille en bois afin qu’ils ne masquent pas la blessure. Elle entreprit de tâter la peau autour de la plaie, ponctuant de temps en temps son inspection de petits grognements, puis elle se releva pour aller trifouiller dans un ensemble d’outils répandus en vrac sur une petite table basse. Elle en retira une aiguille, du fil et un flacon d’alcool qu’elle lui montra avec une expression de mauvais augure.
Par chance (si l’on pouvait parler de chance), Coara n’en était pas vraiment à sa première blessure nécessitant d’être recousue, elle savait donc à quoi s’attendre. Elle ne broncha donc pas lorsque Rédonna piqua sa peau, plissant juste les yeux de temps en temps quand le fil tirait les bords de la plaie. Ce fut vite fini, deux ou trois points de suture suffirent. Rédonna appliqua une pommade de sa propre fabrication sur la cicatrice et lui donna le reste du flacon. Elle vérifia encore quelques petites choses comme sa température, la réaction de ses yeux face à une forte lumière, sa capacité à tourner la tête sans grimacer de douleur ou encore son équilibre les yeux fermés. Après quoi, elle sembla s’estimer satisfaite et laissa filer la jeune fille avec un sachet d’herbes à faire infuser.
Coara était soulagée que ça soit terminé, mais c’est avec un soulagement plus grand encore qu’elle retrouva son lit. Au diable sa mère et ses exigences, elle laverait le reste de ses cheveux le lendemain. Pour l’heure, elle était trop épuisée, comme si la simple vue de son matelas avait fait remonter toute la fatigue qu’elle avait accumulée cette nuit. Elle se contenta donc de s’effondrer sur ses draps et s’endormit instantanément, sans plus de manières.
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