CHAPITRE DEUX
Ran.
13 octobre, 2076
Temple, Minport City.
J’ignore combien de temps, je suis restée cachée derrière le tableau. Les larmes ont disparu, pourtant mes joues sont encore moites. Je n’entends plus un seul bruit depuis un long moment. Je colle mon oreille contre la paroi en essayant de repérer le moindre mouvement qui pourrait me mettre en danger. J’appuie sur le petit bouton lumineux, qui signale l’ouverture. Le passage de la porte mi-close laisse passer les fins rayons du soleil qui n’apparaissent que très tôt le matin, après, seuls les nuages envahissent le ciel. Je devine ainsi qu’il fait jour et que je suis restée toute la nuit, depuis hier soir, cachée dans le renfoncement. J’ouvre complètement et observe le chaos face à moi. Mes jambes tremblent lorsque j’arrive à me mettre debout et je perds l’équilibre. Le vent traverse les fenêtres brisées dont le verre cassé se trouve au sol. J’aperçois devant moi, ce qu’il reste du laboratoire devenu scène de guerre. Les fumées noires du feu marquent les cendres presque refroidies. Tous les appareillages sont à terre, détruits, fracassés et en mille morceaux. Le marteau utilisé par Père un peu plus tôt se trouve à mes pieds. Je longe les débris jusqu’aux gouttes de sang trainantes et incrustées dans le béton. Mon cœur palpite et je redoute le pire. Je suis terrifiée de découvrir Garçon mort, mais à la place, je distingue les cheveux grisonnants de Père. Il est allongé sur le ventre dans une mare de sang. Le sien, sûrement. Les traits de mon visage tremblotent, je m’agenouille devant lui, la main sur ma bouche. Je n’ai jamais su réellement ce qu’était l’amour d’un père. Il mettait toujours une distance entre nous et lui, pour ne pas que l’on s’attache. Pourtant, le voir mort me fait ressentir quelque chose, une sensation que je n’apprécie pas, collée au fond de ma gorge. Le sentiment d’être abandonné et délaissé par les personnes qui ont participé à ma vie, ceux avec qui j’ai partagé quelques moments heureux, me faisant sentir comme une personne d’une famille normale. Je me redresse, et pour des raisons que j’ignore, une rage traverse mon esprit, de mes orteils à la racine de mes cheveux. Je repense soudainement à la promesse de Garçon, celle où il m’a demandé de courir le plus loin possible. Pour les fuir.
***
Ran.
07 décembre, 2086
Dock Port, Minport City.
Mes yeux ne quittent plus les siens. Mes pieds sont ancrés dans le bitume où la neige commence à se déposer de plus en plus. Son arme est toujours pointée sur mon front et pourtant, je ne ressens aucune peur. Ses cheveux châtains volent légèrement à travers sa capuche et je me rappelle que je me moquais souvent de sa coiffure négligée. Sa bouche et son nez sont cachés par un masque en carbone, comme une sorte d’armure molle. Une montée de soulagement s’accapare de mon corps au point où j’ai envie de le prendre dans mes bras après tout ce temps.
— Gar…
Il me pousse à terre. Le choc me provoque une douleur à mon cœur plutôt qu’à l’arrière de mes fesses. Ne m’a-t-il pas reconnu ? Je suis persuadée que c’est lui.
— C’est moi… Fille… dis-je en posant une main sur ma cage thoracique, les yeux larmoyants.
Il s’approche toujours l'arme pointée dans ma direction. Je l’observe d’en bas. Sur son long manteau noir, le sigle de la milice des Ghost rayonne brusquement sur sa poitrine. Je déglutis lentement et lorsqu’il lève son bras avec hâte signant qu’il veut me frapper, une douleur indescriptible se réveille derrière ma nuque. Il s’arrête net, et se laisse tomber à genoux contre le sol en faisant chuter son arme. Il gémit et porte sa main derrière son crâne. Je devine qu’il ressent la même souffrance que moi. Mes oreilles se bouchent, mes dents me scient les gencives. Mes poings se serrent afin de contrôler la torture que me provoque la puce. Je tourne la tête avec difficulté et remarque que les silhouettes approchent de plus en plus de moi, mais toujours avec lenteur. J’essaye de me lever malgré l’impuissance, je trouve la force de lui arracher son masque. Je reconnais immédiatement son visage, mais avec des années supplémentaires. C’est bien Garçon. Un début de barbe est né sur son menton, mais je l’aurai reconnu parmi des centaines de milliers de personnes. Ses cheveux bruns ébouriffés, ses lèvres pulpeuses et son nez droit. Et, pour la première fois, ses yeux bleus m’évoquent un ouragan suivi d'un tsunami dévastateur d’incompréhension. Je me relève, et alors que ma douleur commence à se dissiper, il s’écroule totalement au sol. J’angoisse à l’idée de le perdre à nouveau, mais je perçois les Ghost s’agiter autour de nous dans ce nuage glacial. Une tempête se lève, les flocons se font plus nombreux. Que faire ?
Je rampe difficilement et je regarde devant moi, le plus loin possible. La voie est libre, de ce côté, il n’y a personne. Mes larmes coulent et se rigidifient instantanément avec le froid quand je l’entends crier derrière moi, je n’ai pas le choix. Je dois survivre. Mes doigts se dirigent au niveau de la puce à l’arrière de ma tête, je sens un léger liquide visqueux. Les mains tremblantes, je remarque que je saigne comme la fois où Garçon m’a sauvé. Je me mets sur les genoux, me redresse et j’engage le pas. J’accélère, et je cours le plus loin possible en le laissant derrière moi. La douleur s’évapore lorsque je m’écarte de lui tandis que la peine et l’amertume envahissent mon cœur. Je viens de te retrouver, après dix ans à te chercher, et tu ne sembles pas me reconnaître…
***
Je me précipite le plus vite au Temple, s’ils m’ont retrouvé, ils doivent certainement savoir que ma planque se trouve là-bas. Je cours en direction du refuge en sachant pertinemment que je me jette dans la gueule du loup. Je dois récupérer quelques affaires, sinon, je n’aurai plus rien. À nouveau. J’emprunte la grille, observe avec attention les alentours. Personne. Je monte au sommet du temple, passe la porte grinçante de ma chambre. Le cœur tambourinant contre ma poitrine, j’accours vers les écrans afin de récupérer les systèmes d’informations et divers fichiers que j’ai accumulés pendant dix ans, notamment mes recherches sur Garçon et mon journal. Je prends mon sac à dos et fourre le peu d’habits que j’ai récupérés. Le cadran numérique de mon poignet m’indique vingt et une heures et dans la précipitation, j'en oublie même de me soigner. Mon esprit est rempli d’un tourbillon d’adrénaline, de peur et de douleur. Je repense à ses hommes répugnants, qui m’ont touché le corps. Mes tripes se tordent et j’ai envie de vomir. Je regarde une dernière fois par la fenêtre la mer noire. L’ambiance nostalgique encombre mon être tout entier, parce que j’ai la parfaite certitude que j’ai enfin retrouvée Garçon.
Je me dénude et enlève mon pull à capuche dont les odeurs infâmes et perverties de ses hommes se sont incrustées dans le tissu. Je passe un coup d’eau sur ma blessure à l’épaule et me soigne rapidement. J’enfile d’autres habits, chauds, car j’ignore combien de temps, je resterai dehors. J’imagine que la nuit va être rude, mais je n’ai pas le choix. Je détruis le matériel informatique, les cinq écrans et moniteurs. Bordel, ça me fait mal parce que j’ai payé une fortune pour me procurer cet appareillage, mais ils ne doivent rien trouver. Je sors par les escaliers de l’arrière du temple et j’arrive dans la rue, sans faire demi-tour. Je fuis.
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