La pensée ternaire dans notre Société contemporaine

   Espérer voir l'accession de l'ultime stade du développement de la pensée dans le champ social actuel pourrait ressembler à une gageure. Dans une société où la pensée binaire reste hégémonique, ce serait un combat à la Don Quichotte qui flirterait avec le ridicule, l'insensé, l'échec inévitable, qui n'aboutirait qu'au découragement et à la dépression de nos concitoyens. Mais ils sont néanmoins découragés et déprimés, nos concitoyens, peut-être parce qu'ils subissent entre autres, impuissants, la dictature du binaire que leur impose l'idéologie dominante.

Si j'ai insisté sur la fixation au stade 2 freinant l'avènement du stade 3 c'est parce que je crois que notre société actuelle en est là de son évolution. Mais je n'en oublie pas pour autant le stade 1, celui de la pensée primaire ou unique. Et je suis fort inquiet des actions de plus en plus nombreuses, de plus en plus cruelles et dévastatrices, commises dans notre civilisation contemporaine en lien avec ce stade archaïque de la pensée, quand elles ne sont même pas justifiées par le manichéisme. À titre d'exemple je citerai les actes de barbarie d'intégristes religieux, de dictateurs, de politiciens extrémistes, de racistes, de tous ceux, fous pour la plupart, qui usent des rapports de force, de la violence physique brutale et meurtrière en réponse à des injures verbales ou à des blasphèmes sous forme de caricatures... D'ailleurs sur ce dernier point je pense que les caricaturistes tentent par le biais de l'humour de trianguler la dualité amour-haine dans une logique ternaire, et que la population s'est mobilisée en France de manière spectaculaire le 11 janvier dernier pour exprimer son refus de subir le joug de la pensée primaire. Sous ce rapport je peux dire : « heureusement que la pensée binaire a tenu sur ses bases ! »

Dans les rares cas de figure où il est question de vie ou de mort, la logique binaire et même primaire s'imposent. Rappelons qu'elles ne sont pas supprimées par le stade ternaire mais seulement inhibées. En certaines circonstances particulières elles offrent une voie dynamisante et réparatrice pour le sujet. Il est frappant de constater ce paradoxe qui montre des personnes totalement inféodées à la pensée binaire se dérobant devant ces questions cruciales et être incapables de prendre position et d'agir.

Depuis fort longtemps des voix portées par la pensée et le raisonnement ternaires se font entendre. Celles de philosophes, écrivains, artistes, psychanalystes. Mais celle qui m'a marqué le plus nettement est la pensée de Spinoza dont le maître-mot pour son travail de l'esprit était le mot « comprendre », qu'il a trituré sous tous ses aspects sa vie durant. Comprendre ce qui lie Dieu et les hommes, comprendre la relation entre les hommes politiques et les peuples, comprendre dans son « éthique » ce qui pourrait transcender les dualités bien-mal, raison-passion. Pour lui, comprendre, selon un raisonnement aussi logique que le raisonnement cartésien, est ce qui l'a rendu heureux.

Dans notre Société moderne, il ne manque pas d'esprits qui fonctionnent sur ce même mode. Y compris parmi les peuples. Mais ils ne sont pas intégrés ni utilisés, sauf à des fins détournées, par les hommes de pouvoir qui ne sont pas en cohérence avec les principes moraux qu'ils sont supposés défendre, même dans les démocraties. Tant la primauté de la pensée binaire suinte dans tous leurs discours, dans toutes leurs entreprises. L'humanité est apte à penser en trois dimensions mais est aliénée par l'argent et les progrès technologiques déshumanisés.

Lorsque des hommes massacrent des populations on parle de leur manque d'éducation, mais on ne réforme pas pour autant en conséquence notre système éducatif, notre enseignement dans les écoles et les universités. Système qui s'appuie de plus en plus sur des théories comportementales, behavioristes, voire pavloviennes, dont la base fondamentale est la dualité gratification-punition. On n'enseigne pas dans les écoles la psychologie, les modalités relationnelles, les dangers des dérives affectives et pulsionnelles, l'ambivalence amour-haine, la non toute-puissance des adultes et des parents. En instruction civique, au sein du milieu scolaire et des familles, on ne fait encore trop souvent qu'édicter des guides de bonne conduite et sanctionner ceux qui les transgressent, en leur assignant d'abord et avant tout un statut de coupables. On dit aux élèves ce qui est bien, ce qui est mal, on leur transmet des valeurs, sans vérifier s'ils ont les moyens de comprendre en quoi ces valeurs peuvent contribuer à leur mieux-être. On ne va pas au-delà dans l'éducation peut-être parce que c'est dangereux, qu'on a peur des retours de bâtons si l'on engageait Savoir et Culture, non plus vers le profit et la domination sociale, mais vers la compréhension humaine.

Aujourd'hui l'Homme a dépassé le stade le plus archaïque, celui de la pensée primaire, qui reste en général confiné chez les sujets pathologiques ou aliénés dans le sectarisme et l'intégrisme. Toutefois le stade suivant nous confronte à des dualités qui appauvrissent nos capacités de compréhension et d'empathie, auxquelles nous faisons face avec plus de réactions passionnelles qu'intellectuelles. Ce qui nous amène à traiter des conflits de loyauté, des alliances parfois établies de longue date, d'une manière insatisfaisante et inefficace, à faire des choix qui seront désavoués dans l'après-coup.

Aussi en pratique devant tout discours qui véhicule de la pensée binaire nous devons en premier lieu aiguiser notre jugement afin d'évaluer la pertinence de cette dualité, de savoir si elle aborde ou non une question vitale pour la personne qui l'affronte. Comme le plus souvent la réponse est non, nous nous appliquerons ensuite à chercher une médiation, une voie tierce, une triangulation. Il faut affirmer que cette démarche de l'esprit ne rencontre pas, pour se mettre à l’œuvre, autant de difficultés et d'opposition que l'on pourrait imaginer. Il arrive que plusieurs perspectives, plusieurs possibilités d'élaboration, soient envisageables, l'important est de choisir la bonne, ce qui n'est pas toujours évident. La difficulté essentielle réside dans notre capacité à faire entendre, admettre et accepter, notre voie tierce à ceux qui restent farouchement accrochés au raisonnement binaire.

Conclusion
Au cours de plus de quarante années de pratique en psychiatrie de l'enfant et de l'adolescent, la recherche-action m'a conduit à cette tentative de synthèse quant au développement de la pensée humaine. Tentative qui marque à la fois l'aboutissement d'une réflexion et à la fois le début d'un travail de l'esprit pour approfondir, si le courage ne me manque pas, chaque étape du développement de la pensée, pour aller vers toujours plus de compréhension, d'intelligence et d'empathie, vers moins d'appréhension, d'intransigeance et d'égoïsme.
Les critiques, objections, contestations, relatives à ce texte, d'où qu'elles proviennent, seront toujours pour moi bienvenues et source d'enrichissement et de progrès.

Jean-Paul, juin 2015