Le fou et l’esclave

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L’extraterrestre ELV423 était un clone et ne se différenciait en rien de ses semblables. Être créé artificiellement, il mesurait un mètre pour un poids de trente kilogrammes. Sa peau grisâtre et dépourvue de poils pouvait laisser croire qu’il était malade, ce qui d’un certain point de vue était vrai. En effet, bien qu’immunisé contre toutes les infections possibles, cet être allait mourir dans quelques jours. Ses supérieurs hiérarchiques avaient beau l’avoir « assemblé », il y avait une quarantaine heures, ils n’avaient pas jugé nécessaire de le munir d’un moyen de s’alimenter, ce qui le mettrait hors d’état de fonctionner dans quelques jours. Cependant ELV423 s’en moquait pour la simple raison que la mort était une notion qui « selon ce qu’on lui avait enseigné » ne s’appliquait pas à sa personne. De la même manière, ce clone, bien que formé, alors qu’il n’était qu’un fœtus, à la technologie de ses géniteurs, n’était pas en capacité de se poser la moindre question existentielle, car on lui avait inculqué le fait qu’il n’était qu’un outil au service de ses maîtres. Cette notion s’appliquait également à tout être vivant, comme l’otage humain qu’il avait enlevé quelques minutes plus tôt et qui était allongé inconscient sur la table d’examen de sa navette.

Tomaso di Corti était né le 12 juillet 1781 et comme son nom peut le laisser penser, ce fut dans le village de Corte, en Corse. Cependant, peu de personnes le connaissaient sous cette identité, car tous l’appelaient Stupponinu « petit bouchon, en français ». Ce surnom était dû à un concours de circonstances qui lui avait interdit de vivre comme ses semblables, tout en étant relativement intégré auprès d’eux : il était l’idiot du village. Dès l’enfance, sa naïveté n’avait cessé de l’enfoncer malgré lui dans la sottise, jusqu’à un point de non-retour. Paradoxalement, son rôle était essentiel, car ce simplet représentait l’exemple officieux à ne pas suivre pour toute une population. Après avoir trop fait confiance en des « amis » qui lui firent risquer la mort à travers une vendetta, Tomaso n’eut d’autre choix que de s’enfoncer dans la folie, comme un prêtre entre dans les ordres. Il se mit à parler aux pierres, puis aux arbres et finit par collectionner les bouchons de bouteilles de vin par ordre de taille ou de rugosité, ce qui lui valut son surnom : Stupponinu. La vendetta fut levée, tant qu’il apparaîtrait comme fou et donc irresponsable. Les années passèrent et même si Stupponinu était souvent insulté ou bousculé, les gens ne lui voulaient pas de mal, car il avait bon cœur et son esprit vif n’était pas pour déplaire, comme cette fois-là.

— Stupponinu, les rues sont pleines de merde. Nettoie-moi tout ça, ordonna une Cortenaise à Tomaso.

— Oui, je le fais tout de suite, répondit-il avant de commencer à s’exécuter en faisant semblant de balayer.

— Arrête de faire l’idiot. Va chercher un balai et je veux que ça brille.

— Madame, vous pourrez manger par terre quand j’aurai fini.

— Manger par terre ? Mais je ne suis pas un cochon imbécile.

— Non, mais cela pourrait donner du goût à vos châtaignes.

— Veux-tu que je rapporte ce que tu viens de dire à mon mari ?

— Lequel Madame ? Le berger qui est dans la montagne ou le fils du boulanger qui vous rejoint certains soirs, lui dit-il à voix basse.

Tomaso n’était pas si « anormal » que cela, mais sans femme, enfant ou réel avenir, sa seule raison de vivre finit par résider dans l’espoir d’être le plus fou possible… en tout cas pour la plupart des gens. En effet, certaines victimes de ses maganes « fait de tourmenter quelqu’un sans volonté de lui nuire » pouvaient déceler en Stupponinu une part de génie, résultat de vingt années de réflexion stérile, réprimande et frustration.

La mission de ELV423 consistait en un examen et Stupponinu était son troisième cobaye. Tout se passait selon la procédure, quand le fou commença à s’agiter sans raison apparente.

— Je suis content, je sais ce qu’il y a après la mort.

« Il parle dans son sommeil ou son cadavre s’exprime spontanément ? » se demanda le clone. La question peut paraître ridicule, mais ELV423 n’ayant pas été conçu avec la possibilité de dormir et donc de rêver, ajouté au fait que pour lui la mort représentait une abstraction, l’interrogation était légitime. Après quelques secondes de réflexion, sa curiosité le poussa à quelques extrapolations.

« Ma mission consiste à étudier cette race et si possible leur poser une question, mais de toute évidence, ses déclarations sont illogiques ». En bon petit soldat et souhaitant respecter son planning, l’extraterrestre voulu des éclaircissements sur les propos de l’être de sang et d’os qui était allongé devant lui. Après s’être saisi d’une baguette de contrôle « qui lui permet d’interagir avec les systèmes de son vaisseau », il commença à réveiller Stupponinu, afin de pouvoir l’interroger. Cette option était autorisée, car le cobaye ne pourrait bouger aucun muscle, autre que ceux de sa tête et aurait la mémoire effacée après l’audience.

— Tomaso Stupponinu di Corti, est-ce que vous me comprenez ? demanda ELV423 dans un corse presque parfait.

Le jeune homme sortit doucement de son rêve éveillé et ouvrit les yeux. La plupart des personnes de ce siècle dans la même situation estimaient être victimes d’actes de sorcellerie, mais l’esprit aussi illogique que sans concession de Stupponinu l’obligeait à tirer le chat par la queue.

— Enfin, je suis mort. Quel bonheur !

— Vous pensez être décédé, mais votre corps fonctionne encore, non ? demanda le clone.

Tomaso tourna la tête vers son hôte et fut surpris par son apparence.

— Un ange, vous devez être un ange, car vous n’avez pas de sexe. Mais au fait, où sont vos ailes ? Et où je suis là, au paradis ou en enfer ? Vous êtes Saint-Pierre, c’est ça, j’dis ça parce que vous êtes chauve, comme lui. J’ai bon… mon grand ?

Le réveil d’un otage nécessitait une justification et l’extraterrestre se devait d’obtenir une réponse « et le plus rapidement possible ». Après quelques secondes de réflexion, ELV423 estima qu’il aurait plus de chance d’expédier sa besogne, s’il se faisait passer pour le prince des apôtres.

— Oui, je suis Saint-Pierre et ceci « il montra sa baguette de couleur argentée » est ma clef. Alors, veux-tu me dire la vérité et aller au paradis ou me mentir et te retrouver en enfer ?

— Ça dépend ! J’ai tellement l’habitude de souffrir que je ne sais pas si je pourrais supporter d’être heureux. C’est poa qu’c’est bien grave, mais j’en ai un peu peur.

— Vous acceptez volontiers de mourir, mais refusez d’aller au paradis ?

— On vous a déjà jeté dans une fosse à purin ? Je parierais que non et bien moi j’vous dis qu’après ça, il est difficile de marcher la tête haute.

— À cause de l’odeur ?

— De la honte. Au fait, vous êtes vraiment Saint-Pierre ?

— Je n’ai pas le sens de l’odorat, d’où ma méprise. Mais pour répondre à votre question, disons que je suis ce qui s’en rapproche le plus.

— Je ne sais pas qui vous êtes, mais vous n’êtes pas un saint et ça ne fait pas mes affaires. Adieu la mort, puis le paradis. Bonjour la folie, la misère et la honte. S’il vous plait, tuez-moi !

— Non !

Il y eut un moment de silence que Stupponinu utilisa pour recentrer sa pensée.

— Alors, laissez-moi deviner qui vous êtes.

— Encore une fois non !

— Allez, soyez joueur un peu ! En plus, vous avez l’temps, vu que vous êtes immortel.

— Immortel ? Je ne suis même pas vivant.

— Vous avez un cerveau, un cœur, une âme. Vous êtes donc vivant, non ?

— Pas du tout, vu que je vais m’arrêter de fonctionner dans quelques jours, dit le clone sans se rendre compte de la portée de sa déclaration.

— La chance ! dit Stupponinu d’une voix convaincante.

— Merci de le reconnaître.

— Hier, j’ai noyé un rat. C’était super. Je l’ai attrapé, puis jeté dans l’puits. Il s’est bien battu, mais il n’a pas pu remonter et épuisé, il a coulé. C’est qu’ce trou-là, il est profond.

ELV423 hésita à répondre, tant le fait d’imaginer la souffrance de ce rongeur lui parut difficile à quantifier. Mais au fur et à mesure que cette image grandissait en lui, l’extraterrestre se voyait à la place du rat, jusqu’à ce qu’il se pose quelques questions. « Et si mes maîtres avaient fait exprès de m’assembler avec une espérance de vie très courte. Pourquoi auraient-ils fait cela ? Stupponinu est peut-être fou, mais qui l’est le plus, celui qui est vivant, mais veut disparaître, ou le presque mort qui ne se rend même pas compte de ce qu’est la vie ».

— L’puits est si profond que certains disent qu’il contient plus d’eau que dans la mer. Moi, j’y crois pas… même si cette grande flaque, je ne l’ai jamais vu.

— Ne me mentez pas. Vous vivez sur une île, vous avez forcément déjà observé la mer.

— Elle n’est pas visible depuis Corte et je n’en sors jamais. Si je le faisais, un autre fou prendrait aussitôt ma place. J’ai une réputation à défendre, moi. Au fait, le sol bouge, on est sur un bateau, c’est ça ? Je pourrais découvrir la mer, avant de mourir… comme mon rat… s’il vous plait.

— Je n’ai pas l’intention de vous tuer. Je vous ferais oublier notre entrevue et vous ramènerais chez vous. Et le suicide ? Ce serait une bonne solution, non ?

— Impossible, ce serait lâche. Déjà que j’ai pas mal de choses à me reprocher, alors non merci. Et puis, ils ont besoin de moi au pays.

« Je doute, inutile de le nier » estima ELV423. « Je sais que suis issus d’un croisement génétique, spécifiquement conçu pour interagir avec l’environnement et les habitants de cette planète, ce qui fait de moi un être inférieur à une créature disposant de son libre arbitre, mais est-ce vraiment le cas ? Je désire le tuer, alors que cela m’est interdit, mais j’ai tellement envie de découvrir si j’en serais capable. Désobéir, une hérésie au vu de ma formation in utero… et pourtant. »

— Vous voulez savoir qui je suis. Je vais vous l’expliquer et ensuite je vous tuerais peut-être, par exemple à travers des examens de votre cerveau qui sont connus comme très dangereux. D’abord, apprenez qu’il y a moins d’eau dans le puits de Corte que dans la mer.

— J’me disais aussi ! Il parait que l’pays en a tout l’tour du ventre de la flotte, mais moi je n’y crois pas, c’est impossible.

— Et pourtant c’est vrai.

Sur ces mots, il se forma sur le plafond de la navette une vue du puits de Corte depuis le ciel. Ensuite ELV423 effectua un zoom arrière de l’image jusqu’à ce que le village apparut, puis l’île « entourée d’eau de sorte que Stupponinu dut admettre qu’il avait tort » et enfin la planète dans sa totalité.

— Mais elle est ronde votr’boule toute bleue, alors que tout le monde, il’sait bien que le sol est aussi plat qu’une assiette. Et si on va trop loin, on tombe, c’est tout !

À cet instant, ELV423 comprit que son hôte aurait le plus grand mal à saisir les subtilités de la gravité, du magnétisme ou de l’astronomie et qu’il perdait donc son temps.

— Je suis un outil au service d’une mission que de toute évidence, vous ne pouvez m’aider à remplir. À présent, j’estime que notre entretien touche à sa fin.

— Ben voyons, Stupponinu est un bourriquot qui ne sait pas différencier sa gauche de sa droite, hein. Et bien moi, j’dis : posez là votre question, j’suis prêt.

Le clone accepta par défi intellectuel la requête de son invité en souriant (ce qui est relativement rare pour ces êtres).

— Il y a très longtemps, une énorme explosion a dégradé toute la matière et depuis, celle-ci se réassemble lentement.

— Hein ! répondit Stupponinu.

— C’est comme une pierre que l’on réduit en poudre dans un creuset, jusqu’à ce qu’elle devienne invisible en son centre et se reconstitue sur les côtés.

— Là, déjà, ça va mieux.

— Deux milliards d’années ont permis à vingt pour cent de la matière qui compose notre univers d’être tangible et donc utilisable, le reste étant ce que nous appelons de la substance invisible. L’impossibilité de l’observer est due à son état particulier, car s’effondrant continuellement sur elle-même, il lui est très difficile de se stabiliser et seul son poids subsiste. Ma mission consiste à trouver un moyen de stopper cette fracture de la matière. Alors, content ?

— Je n’ai rien compris à ce que vous avez dit et vous pensez que je pourrais vous aider ? Mais les fous c’est toi et tes chefs, pas moi.

ELV423 resta pétrifié quelques instants, tant cette déclaration lui sembla aussi spontanée que pertinente.

— Si mes concepteurs m’ont envoyé effectuer une mission qu’ils savaient irréalisable, cela signifierait une manipulation, voire une trahison de leur part.

— Peut-être que vot'vraie besogne, elle est ailleurs. L’rat qu’j’ai jeté dans le puits, s’il savait qu’il avait aucune chance depuis le début, il n’aurait pas essayé de sortir de son trou et aurait coulé comme une pierre, histoire d’écourter le spectacle. Moi, j’dis que c’est l’genre de choses que seul un homme peut comprendre et pas un stupide animal.

ELV423 perçut dans la remarque originale de Stupponinu, une déduction qu’il se savait incapable de concevoir. Contrairement à ce qu’il aurait choisi, il y avait encore quelques minutes, l’extraterrestre décida de confier ses réflexions à son prisonnier.

— Il existe une faible chance qu’ils testent notre libre arbitre « en parlant des clones » à travers des ordres irrationnels. D’après toi, Stupponinu, dois-je leur obéir et échouer ou m’en émanciper pour leur démontrer que je peux faire preuve d’initiative, quitte à passer pour un traître ?

— Si vous réussissiez vot'mission, ils vous répareront pour que vous puissiez manger ?

— Il n’y a pas de limites aux capacités de mes concepteurs.

— Mais rien ne le prouve, mon p’tit ?

— Là est le dilemme. J’ai été assemblé sur le principe d’une machine vivante qui possède un minimum de points communs avec les autochtones qu’elle doit rencontrer. Des impératifs planétaires « comme la gravité, la température ou la pression atmosphérique » sont des éléments à prendre en compte pour créer un être comme moi. La tentation de nous concevoir le plus simplement possible dans un esprit de rentabilité se justifie. De ce fait, je ne peux pas prouver qu’il existe une volonté de nous exterminer, avant que nous ne comprenions que nous sommes manipulés ou sacrifiables. Ce sentiment d’injustice pourrait faire naître en nous un désir contraire à notre formation.

Stupponinu, toujours allongé sur sa table d’examen sentait de plus en plus des fourmis dans son cou, mais cela ne fut pas suffisant pour le déconcentrer.

— Êtes-vous plus un être vivant ou un objet ?

— Je souhaiterais tant n’être qu’une machine dépourvue de sentiment, répondit ELV423.

— Idéalement, que voudriez-vous ?

— Voir la planète PRS84. Un océan de mercure et de soufre en perpétuelle ébullition, dont les seuls signes de vie proviennent de pluies acides formant des arcs-en-ciel. Je ne peux distinguer les couleurs, mais je pense que cela doit être beau.

À ce moment, une larme ruissela le long de la joue du clone. Celui-ci comprit que cette goutte accélèrerait sa déshydratation, puis sa mort, mais l’impression d’injustice qui l’envahissait depuis quelques instants fit passer cet évènement pour un détail.

— J’ai tout de même été créé avec d’immenses connaissances technologiques.

— Sûrement. Dans mon village, on mesure le temps avec un cadran solaire qui est posé sur l’église, mais la nuit, il ne se sert à rien. Il parait qu’il existe depuis quelque années, des machines qui indiquent l’heure en permanence appelées horloges et que les cadrans vont disparaître. Une technologie chasse l’autre, que voulez-vous ?

L’extraterrestre plissa ses grands yeux gris avant de répondre d’une voix grave.

— Remplir ma mission et vivre.

— Dans cet ordre ? demanda Stupponinu.

ELV423 fit quelques pas en agitant sa baguette de contrôle, avant de s’exprimer.

— La liste de mes défauts de conception par rapport à vous est longue, comme l’impossibilité de me nourrir ou de me reproduire, mais je voudrais tant réussir où mes prédécesseurs ont échoué.

— Pourquoi ?

— Si je montre des qualités exceptionnelles, il y a une chance pour qu’ils m’améliorent, afin que je vive encore un peu.

— Voilà en quoi nous sommes différents. Moi, je chercherais à me venger, car j’estime que vos maîtres vous considèrent comme des esclaves. Pas de pitié, pas de compromis.

« Se venger ? Un esclave ? » voila des notions que ELV423 ne pensait pas pouvoir appliquer à sa personne… il y avait quelques instants, mais plus maintenant. Le ver venait d’être introduit dans le fruit et rien ni personne ne le ferait plus sortir. Le clone marcha quelques pas, avant de durcir encore un peu plus son regard.

— Je ne peux tenter de tuer mes concepteurs, car ma navette ne peut représenter une menace pour eux, mais j’ai certaines libertés vis-à-vis de ma mission, afin de la… saboter. Par exemple, je pourrais vous rendre riche, puissant ou craint, sans même que vous vous rendiez compte que j’en serais le responsable. Tomaso di Corte, roi de Corse, vous auriez toutes les femmes à vos pieds et les hommes vous érigeraient des statues. Je pourrais également éliminer vos ennemis, de sorte que prononcer le nom de Stupponinu représenterait un arrêt de mort pour son auteur, jusqu’à la dernière personne présente sur votre planète, s’il le fallait.

La proposition était tentante, mais aussi contradictoire que cela puisse paraître, le fou avait appris à refouler son ambition depuis trop longtemps pour s’en laisser envahir à présent.

« Voilà encore une de mes maganes qui me dépasse », pensa Tomaso. « S’il possède une technologie capable de détruire les hommes, cet être a la maturité d’un enfant qui vient d’être trahi par ses parents. Merci à Dieu de me laisser la chance de pouvoir me surpasser, car j’ai enfin trouvé un défi à ma hauteur ».

— Êtes-vous catholiques ?

— Je vous propose de conquérir votre île, voire votre planète pour vous l’offrir et vous me parler spiritualité ?

— Pensez-vous qu’un fou puisse devenir roi, sans que Dieu s’y oppose ?

— Parce que vous croyez qu’il existe ? Ceci « en montrant son vaisseau » est réel et cela « en désignant sa baguette » peut détruire les mondes ou les façonner à la convenance de ceux qui savent l’utiliser. Aussi sûrement que l’horloge est plus avantageuse que le cadran solaire, la technologie est la seule religion digne de ce nom.

— Un outil, voilà comment vous vous définissiez il y a encore quelques instants vis-à-vis de vos concepteurs et bien sachez que je me considère de la même manière par rapport à Dieu, mais que cela me satisfait.

— Quoi ? cria ELV423.

— Je suis content de ne pas être à la place de Dieu et préfère marcher simplement dans ses pas, parc'que je sais que tout ce qui existe mérité le respect, car il a défini un but à toute chose… qu’il soit connu ou non.

— Même un outil ?

— Oui.

— Moi ?

— Également, répondit Stupponinu.

— Vous ?

— Tout ce qui est vivant ou mort. Du plus grand roi, jusqu’à la dernière miette de caillou qui est broyé dans votre creuset de l’enfer. Tout a un but et il peut même être respectable.

— Et qu’est-ce qui ne l’est pas ?

— La vengeance.

Sur ces mots, le clone vacilla et sa baguette lui échappa. Il se ressaisit en quelques secondes et ramassa son outil qui lui parut étrangement froid.

— Vous croyez réellement que me faire nommer roi du pays satisfera votre orgueil ?

— Et alors, que suggérerez-vous ?

— Si cela était possible, la justice.

— Pour moi et les autres clones ? Vous plaisantez ! Vous ignorez à quel point mes concepteurs sont capables de s’affranchir de tout sens moral et sont assez puissants pour ne pas avoir besoin de rendre de compte. De plus, ce sont des machines sans âmes, je doute donc que votre Dieu puisse les vaincre.

Il y eut un moment de flottement, ce qui permit à Stupponinu de revoir ses priorités. « Un mécanisme qui pense ? Difficile à croire, mais de toute manière cela va dans le sens de ma stratégie, car plus il parle et plus il se calme. Espérons qu’il ne s’en apercevra pas trop vite et tant pis pour sa proposition de gouverner l’pays. D’ailleurs, je ferais mieux de faire l’idiot, afin de détourner son attention. »

— Moi j’dis qu’vos chefs, ils vous testent. Comme quand on donne un champignon à un rat, pour savoir s’il n’est pas un peu empoisonné ? Le champignon, pas le rat bien sûr !

— Comment ça ? demanda ELV423.

Vous avez d’immenses capacités, mais il est dommage que vous soyez si bête, car le vrai cobaye ici, c’est vous ! Vous êtes un esclave qui en étudie un autre et vous venger ne servirait à rien. Refusez de participer à ce jeu où vous ne pouvez gagner.

— Comment ?

— Ridiculisez-les en les battant à leur propre jeu. Devenez une tache qui les souillera pour toujours, la pensée étrangère qu’ils ne pourront anticiper et que seuls les clones ou les hommes peuvent toucher du doigt. Écoutez ceci à présent.

Sur ces mots, Stupponinu se mit à siffler les quelques mélodies qu’il connaissait.

— Là où vos maîtres ne voient que des notes de musique, nous percevons la beauté et la grâce de Dieu. Cela, aucun mécanisme ne peut le comprendre.

ELV423 pleura un peu en entendant de tels propos, puis il s’exprima.

— Alors, que suggérez-vous à présent ?

— Si j’ai libéré votre esprit, c’est afin que vous puissiez prendre vos propres décisions. Ma contribution doit s’arrêter là, sinon je ne ferai que devenir votre nouveau maître.

« Ils sont tous comme lui sur cette planète ? Non, c’est impossible », estima à juste titre le clone. Stupponinu était un génie, dans un village rural où le second degré s’apparentait à une excentricité contre nature et où son esprit vif avait finalement préféré sombrer. Ses années de frustration l’avaient enfermé dans un labyrinthe où il avait tellement réussi à s’épanouir intellectuellement, que lorsqu’on lui avait proposé de s’en évader, il avait refusé. C’est d’ailleurs pour cette raison qu’il ne quittait jamais Corte. Sa rencontre avec ELV423 représentait donc un moyen aussi discret que provisoire de prouver son génie et accessoirement de dépasser ses limites.

Le clone resta les yeux dans le vide plusieurs minutes, avant de s’exprimer.

— Je crois qu’il est temps de renter à la maison, mon grand.

Sur ces mots, il replongea son otage dans un profond sommeil, puis fit quitter à sa navette l’orbite terrestre, afin d’amorcer une descente jusqu’à Corte. En survolant la mer méditerranée, ELV423 fut presque amusé de ne pas l’avoir fait découvrir à Stupponinu, ce qui lui fit verser encore une larme, diminuant de quelques minutes son espérance de vie.

Juste avant d’atterrir près de la place du village où se trouvait le puits, le clone plongea la région dans un sommeil hypnotique. Ensuite, il effaça la mémoire de Stupponinu et lui ordonna rentrer chez lui, ce qu’il fit avec une démarche presque mécanique. Les choses se déroulaient comme les fois précédentes pour ELV423, mais au fur et à mesure que le Cortenais avançait, le regard du clone était comme aspiré par le puits. Celui-ci semblait l’appeler, aussi sûrement que ce que nous nommons la matière noire et lui la substance invisible attire, détruit puis reconstruit chaque atome et cela pendant des milliards d’années. Le creuset de l’enfer et le puits ne faisaient maintenant plus qu’un dans l’esprit du clone. Perdant toute notion de risques, il s’avança vers l’abîme de pierre avant de s’y pencher. Là, il vit le reflet de son visage terni par la faible lueur de la lune, quand une vision d’horreur l’envahit, en découvrant le rat que Stupponinu avait laissé se noyer et qui flottait maintenant entre deux eaux.

— Non, je ne l’admettrai pas, cria ELV423 d’une voix nasillarde, avant de se précipiter dans le puits et ce ne fut pas tant les ecchymoses dût à la chute, que l’eau froide qui surprit le clone. Celui-ci n’essaya pas de remonter du puisard et cessa de nager en quelques secondes, car sa décision de se suicider était irrévocable. Sa dernière action fut d’attraper le rat et de le serrer fort contre son cœur, avant que l’eau ne remplisse ses poumons et qu’il se noie à son tour.

Le clone avait refusé d’être un outil à usage unique. À travers la maîtrise de son instinct de survie qui aurait dû l’obliger à nager, il s’était émancipé de sa condition d’esclave et avait gagné sa liberté, voire une âme.

À peine les systèmes automatisés de la navette perçurent-ils la mort de ELV423, qu’ils lui ordonnèrent de rentrer à sa base. Une enquête fut diligentée, mais l’intelligence artificielle à l’origine des clones ne pouvait saisir la subtilité des rapports qui unissaient l’extraterrestre et son otage. En moins d’une heure, la décision d’effacer toute trace de cette affaire fut prise. Un vaisseau fut amené à Corte et quelques clones tentèrent en vain de sortir le corps de ELV423 de son trou. Finalement, on força, grâce à un rayon hypnotique, les Cortenais à boucher le puits, au prétexte que le rat que Stupponinu y avait jeté était porteur de la rage. La zone fut mise en quarantaine avec interdiction de déboucher le puisard et tous les Cortenais rentrèrent chez eux sans se souvenir de quoi que ce soit, à part Stupponinu. Celui-ci fut encore une fois enlevé, on lui rendit la mémoire et il fut questionné par un clone, physiquement identique à ELV423, sauf que celui-ci avait un ruban autour de la tête.

— Je suis un des maîtres. J’ai pris cette apparence afin que nous puissions communiquer plus facilement.

— Il est où mon copain ? On rigolait bien j’trouve.

— Il a dû s’absenter. Je vais le remplacer, si vous le permettez.

— Toi, tu veux connaître le secret de mon tour de magie, pas vrai ?

— Et pourquoi pas ? Mais avant de répondre, sachez que la proposition de mon subalterne tient toujours : Tomaso di Corti, roi de Corse.

« Me voilà à la croisée des chemins, mais je ne trahirais pas mon ami », décida Stupponinu. « Avec le temps, il devrait pouvoir faire fléchir ma volonté. Il faudrait mieux que je meure, mais comment ? »

— Je pense avoir une sorte d’horloge dans la tête et je répète tout ce qu’elle me dit. Si j’ai un secret, je ne sais pas trop comment il fonctionne, chef.

Le maître des clones fit quelques pas avant de s’exprimer.

— Il existe un moyen de vérifier certaines connexions cérébrales qui lit l’hypophyse supérieure à la glande pinéale, ce serait un bon début. Coopérez et vous aurez tout ce que vous désirez ! Vous pourrez parler, mais ne bougez pas la tête, cela pourrait vous tuer. Alors, vous acceptez ?

— Une proposition comme celle-là n’arrive qu’une fois. Évidemment que j’accepte. À propos, il parait que le sol est en forme de boule, vous pouvez me nommer roi de tou’ça, quand vous aurez vos réponses. J’veux de l’or, des femmes et surtout du respect, mais savoir lire, ça sert à rien.

— Oui mon ami, Pas de soucis. Je vais introduire un outil dans votre tête, mais vous le sentirez à peine. Contentez-vous de répondre à mes questions sans bouger. Êtes-vous prêt ?

— Toujours, j’suis pas un de vos clones imbéciles. Tomaso di Corti Roi du Monde, j’trouve que ça sonne bien.

Sur ces mots, une sonde de la taille d’une aiguille fut introduite dans la cervelle de Stupponinu.

— Pour l’instant rien d’intéressant, commença à dire le maître, lorsque l’inévitable survint. Stupponinu se mit à rire de plus en plus fort, puis à bouger frénétiquement la tête de droite à gauche, jusqu’à ce que le capteur se brise, lui provoquant une hémorragie cérébrale qui lui fut instantanément fatale… comme à l’examen. Le concepteur des clones était tombé dans le piège de l’idiot du village et il était trop tard pour découvrir son « secret ». Les engrenages extraterrestres continueront à être bouchés par les petits cailloux hypocrites de leur esprit qui bien qu’immortel, était trop binaire.

Finalement, on disséqua le cerveau du fou avec minutie, mais sans résultat et on finit par jeter le corps dans la mer Méditerranée.

D’une manière générale, Stupponinu avait vu juste, vis-à-vis du véritable but de l’IA extraterrestre. Celle-ci essayait d’imaginer un être parfait et dans ce but créait des clones et leur assignait secrètement des tâches irréalisables. Ces tests avaient pour objectif de concevoir mathématiquement l’amour, l’ambition ou la haine qui sont des notions trop abstraites pour être quantifiées sous forme d’équation et donc inexploitables pour une machine. La race la plus développée de l’univers, qui plaçait la technologie au plus haut niveau de la spiritualité avait dû essuyer un échec, face à un de ses clones renégats et un simplet analphabète.

On pourrait croire qu’il ne resta rien de cette affaire, mais ce ne fut pas le cas. Afin de vérifier que personne ne débouche accidentellement le puits, des clones sont envoyés périodiquement à Corte et il parait que certains les ont vus, certains soirs d’été… mais moi Olivier Giudicelli, j’dis : « c’est impossible ».

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