Plongée dans les abîmes

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Je croyais avoir tout dit. Je pensais avoir touché le bonheur. Eh bien, tout cela n’était que foutaises, conneries, illusions. Je n’ai vécu seulement que deux mois de ce que l’on peut appeler bonheur. À l’heure où j’écris ces lignes, je suis retourné au point de départ. Malheureusement, ces trous noirs, cette détresse, ce désespoir sont beaucoup plus forts. Comme si ceux-ci voulaient prendre une revanche, parce qu’ils avaient perdu un combat. Tous ces points noirs ont repris des forces, pour pouvoir m’achever. Cette fois-ci, mes forces ne sont pas assez puissantes pour combattre, et personne n’est là pour m’aider, car personne ne comprend. Mon corps n’est plus que souffrance. Je ne sais plus ce qui m’arrive.


8 Vacances 1997

Les deux seuls mois de ce que je pensais être le bonheur, tout se passa à peu près bien, à part quelques stigmates de ma vie précédente, du roman noir que fut ma vie. Je partis tout d’abord pour Clervaux quelques jours, où j’écrivis la partie précédente de mon récit. Je pensais avoir tout dit, que j’avais mis un point final à cette histoire.

Après ce séjour en abbaye, je décidai de dire à mes vieux que je sortais avec Daphnée. Je ne voulais pas me cacher, je ne voulais plus mentir. Tant pis si cela ne leur plaisait pas. Contre toute attente, mes parents ne se fâchèrent pas le moins du monde. Heureusement que je le leur ai annoncé, car je pus ainsi la revoir plus facilement. Mais jamais je n’aurais dû commencer à sortir avec elle. C’est en partie cela qui a provoqué ce que je pourrais appeler un « grand cataclysme en moi ». Mais bon, l’erreur est humaine, mais celle-ci peut être fatale. Elle n’a peut-être pas cherché à provoquer cela, enfin, ça je ne le saurai certainement jamais. On ne peut pas deviner la pensée de quelqu’un1. Je réfléchis beaucoup durant ces vacances, et je me disais que plus jamais je ne recommencerai de pareilles stupidités. Je me disais que pour moi, le cauchemar était bien fini. Mais je me trompais, c’est vrai, on ne peut prédire ce que l’avenir nous réservera.

Après mon séjour chez les moines, je partis comme intendant chez les louveteaux de Schaerbeek. Olivier avait repris la gestion de la meute après l’intendance de mon dernier camp chez les scouts. Pendant ce camp, j’eus ce que j’appelle mon premier flash-back. Il est vrai, j’allais dormir tard, je me réveillais tôt, et je ne récupérais pas. Un soir, la veille de la fête nationale, je n’étais pas très bien. J’en avais marre, on était tous très tendus dans le staff, et je décidai d’aller me calmer un peu plus loin.

Après un certain moment de marche, je m’assis sur le bord de la route. Tout à coup, sans annonce, je me retrouvai quelques mois en arrière. J’étais assis sur le bord d’une route, et j’étais complètement shooté sans avoir rien pris ! Mais ce n’était pas un bon voyage qui revenait. C’était exactement le contraire, ce qu’on appelle dans le jargon des drogués un bad trip. Au lieu d’être bien dans ma peau et euphorique, je stressais comme un bœuf. J’entendais des bruits bizarres, comme des rats qui venaient vers moi. J’avais l’impression que ceux-ci venaient vers moi pour me bouffer.

J’avais horriblement peur, je voulais partir, mais je n’arrivais pas à bouger. La peur et les effets me clouaient sur place. Enfin, quand ce flash-back s’estompa, je m’en allai un peu plus loin et je fis un peu de yoga. Mais ça ne servit à rien, car lorsque je revins à l’endroit de camp, c’était comme si je n’étais pas parti, j’étais à nouveau au point de départ, tout aussi tendu, lessivé et perturbé par ce que je venais d’expérimenter.

Olivier remarqua que quelque chose n’allait pas, il me connaissait bien. Il avait été mon chef louveteau, puis scout et était même mon parrain de promesse. C’est une personne que je considère comme un réel ami, qui m’aida encore par la suite. Il me prit à l’écart pour discuter. Il me dit que c’était normal et que le lendemain je devais me reposer toute la journée. Le lendemain je me suis reposé et ça allait un peu mieux. Je commençais un peu à composer des trucs sur ma guitare et je regrettais de n’avoir pas une gratte électrique, mon père s’y opposait toujours. Il me refusait d’ailleurs beaucoup de choses, je ne pouvais quasi rien faire. À part ça, le reste du camp se passa bien.

En août, nous partîmes en famille en France, tout près de Gap, en vacances. Je n’avais pas fort envie d’y aller, je savais qu’il n’y aurait aucun jeune, et je ne me suis pas trompé. Nous étions dans une maison d’hôtes, tenues par une cousine de mon père ainsi que son mari, écrivain de métier. Mes parents m’avaient dit de prendre avec moi tout ce que j’avais écrit et je le fis. À cette époque-là, je ne savais pas qu’il y aurait une suite à mon histoire. Lorsque le mari de la cousine de mon père lut mon récit, il le trouva tout de suite intéressant et il en fit des copies pour les montrer à ses collègues, ainsi qu’à son éditeur. J’étais très enthousiaste. Mais je vais devoir lui écrire, pour lui annoncer que toute cette histoire n’était pas finie, que ce n’était qu’un break de deux mois. Une fois rentré à la maison, je lui envoyai mes poèmes sur disquette par la poste2.

Pendant mon séjour à Gap, mon cerveau était en ébullition. Je parle d’ébullition pour deux choses : d’abord, je commençais à réfléchir sur le monde qui nous entoure et j’entrai en totale révolte contre cette société. Je commençai à écrire là-dessus aussi. Je pensais aussi à Marc, complètement ravagé par la drogue, et qui en est mort. Il n’est pas mort, enterré six pieds sous terre, je veux dire par là que mon ami, le vrai Marc est mort, remplacé par une épave qui ne pense qu’à se détruire. Et dire que je me rapprochais de cet état, quelques mois auparavant ! Plus j’y pensais, plus j’étais dégoûté par toutes ces choses que sont les drogues.

L’autre point de mon ébullition était venu à cause d’un rêve qui me fit paniquer. J’avais rêvé que Daphnée me plaquait et ça me travaillait beaucoup l’esprit. J’en étais tellement perturbé, que j’en écrivis trois poèmes, la triade des “songes”. Finalement mes doutes s’estompèrent lorsque je parvins à l’avoir au téléphone où elle me rassura pendant de longues minutes. Mes doutes se révélèrent quand-même réels, car notre relation se dégrada fort vite, à partir de la rentrée scolaire.

À part ça, le reste des congés, j’étudiais puisque j’avais mes travaux de vacances en math et en Sciences. Mais au fur et à mesure que la rentrée se rapprochait, la panique s’emparait de moi et devenait de plus en plus envahissante : j’avais énormément peur de ce qui allait se passer à l’école, je ne voulais plus revivre toutes ces menaces, ce sentiment de solitude. Peur de revoir M. Et avec la panique, la haine et le désespoir recommençaient à grandir en moi.


9 La lutte recommence

Le 3 septembre 1997. Le jour où je me retrouvai au point de départ. J’étais dans une classe totalement différente par rapport aux années précédentes. J’étais content, mais la joie tourna bien vite au désespoir : en effet, je ne comptais pour personne. Je n’existais pas pour les autres de la classe, je n’étais pas accepté. Je me rendis compte plus tard que je m’étais trompé. De plus, ce que je craignais pendant les vacances, la pression, les menaces se révélèrent bien réels. Je ne parlerai pas de menaces en tant que telles, mais la demande à l’école est de plus en plus grandissante. En effet, le groupe de grunges, punks, enfin, les types de ce genre-là, s’était complètement disloqué, et donc beaucoup de mecs qui savaient refiler des trucs disparurent de l’école. Le seul problème, c’est que les gens s’acharnaient sur moi, voulant à tout prix avoir leur herbe. J’avais beau leur dire que pour moi, c’était fini, rien n’y faisait. De plus, je côtoyais le cannabis : les deux trois personnes avec qui je passais le temps de midi fumaient leurs joints, me demandant aussi chaque fois si je voulais fumer avec eux. Par moment, l’envie était vraiment forte, il me fallait beaucoup de force pour refuser le pétard qu’on me tendait.

Je me sentais seul, horriblement seul. M. et moi on ne se voyait plus, comme si je n’étais plus rien pour elle. Je n’avais plus de sentiments amoureux pour elle, mais elle me manquait quand-même beaucoup. La complicité entre nous deux me manquait, la confidente me manquait. J’avais pris le cours d’Espagnol à la place du latin et pour moi, le professeur était le plus sévère que j’ai jamais connu. Le pire, c’est que j’étudiais et que j’étais constamment pété à ses interros. Je me rendis compte bien plus tard, que c’était le meilleur service qu’il pouvait nous rendre et qu’il était tout le temps disponible pour ses élèves. Malheureusement, encore une fois, je l’ai découvert trop tard.

En plus de tous les problèmes cités plus haut, Je souffrais aussi sur un autre point. Le point sentimental. Daphnée, en effet, se tenait à distance, lorsqu’on se voyait, elle m’évitait, essayait de ne pas aller dans mes bras. Et puis, un jour, elle me dit une chose qui me frappa :

« Greg, si je te plaque un de ces jours, promets-moi de ne pas recommencer à fumer de l’herbe. »

Je lui répondis que je ne pouvais pas promettre une telle chose, car on ne pouvait pas savoir ce que l’avenir nous réserve et que l’on n’était pas maître de son destin. Je ne pense pas lui avoir expliqué ma situation à l’école, je ne m’en souviens plus du tout, à l’heure où j’écris ces lignes. Mais sa réflexion me fit énormément réfléchir, pour aboutir à la conclusion que notre relation était en train de vivre ses derniers instants. À ce moment-là, je changeai encore une fois, mais cette fois-ci c’était dans le sens inverse. J’étais à nouveau malheureux, tout seul, avec personne qui me comprenne. La pression, la solitude, mon mal-être eurent des conséquences catastrophiques pour moi.

À l’école, la seule personne sur qui je pouvais vraiment compter était Alex. Pour éviter tous les « groupes à pétards », je passais mes temps de midi avec lui. Peu de temps après, il me présenta à sa nouvelle conquête, qui était d’ailleurs en cours d’Anglais avec nous. En effet, le seul point que je pouvais reprocher à Alex était son insouciance vis-à-vis des sentiments amoureux des autres. Il jouait trop avec les sentiments, d’où le terme « conquête » mais à part ça, c’était le plus chouette gars que je connaisse.

Elle s’appelait Isabelle et était d’origine Coréenne. Il me demanda si elle était mignonne et je lui répondis que oui. C’est vrai, c’était une très jolie fille, et en plus de cela, très sympathique toujours prête à aider quelqu’un dans le besoin. Elle avait des longs cheveux noirs, un superbe sourire, une belle silhouette et un si joli visage. En fait, sous ses airs d’ange, Isabelle était un véritable démon. Elle me fit énormément souffrir, elle m’aida à me détruire encore plus. Une véritable peste et ce fut trop tard quand je m’en rendis compte, beaucoup trop tard. J’enviais énormément Alex, je pensais qu’il avait de la chance, et que moi j’étais qu’un bon à rien, qui n’intéressait personne, qui n’avais jamais de bol.


10 Le début de la fin

Le dimanche 5 octobre. Le jour radical du changement. Tous les points que j’ai cités plus haut s’aggravaient. La pression et la demande d’herbe augmentaient. La solitude, le rejet des autres semblaient atteindre leur paroxysme. L’impression que Daphnée ne m’aimait plus m’habitait de plus en plus. Ce dimanche-là, mon père s’était absenté. Il allait souvent chez un des entrepreneurs avec qui il travaillait. Il disait qu’il allait chez lui pour faire des programmes informatiques, c’est ce qu’il nous disait toujours. Ma mère, elle, était partie avec mes charmantes sœurs chez mes grands-parents. Moi, j’avais prétexté que je devais étudier, et je suis resté à la maison. Cette après-midi-là, les pensées se mirent à défiler à toute vitesse dans ma tête. Je me rendais compte à quel point j’étais inutile dans ce monde. Que ma vie n’était que souffrance, que je n’avais aucun espoir, aucune raison de vivre, et que j’emmerdais tout le monde.

Après bien des réflexions, je me suis mis à écrire. Papa, maman, je vous aime, mais je dois partir. J’expliquai dans ma lettre ce qui n’allait pas, et pourquoi je quittais ce monde. Lorsque ma lettre fut finie, comme un robot, je me levai, me dirigeai vers la salle de bain, et machinalement j’ouvris la pharmacie. Je pris une boîte de calmant, j’en avalai le contenu. Je pris une boîte de somnifères, j’en avalai le contenu. Je pris une boîte de Panadol, j’en avalai le contenu. Ensuite, je me suis dirigé vers le bar, l’ouvris, en sortis la bouteille de cognac neuve, et en bus la moitié. Puis la bouteille de Martini, en bus la moitié…

Lundi, 6 octobre 1997, 17 heures. 24 heures plus tard après ce tragique événement. Je me réveillai. Je ne me souvenais plus de rien. Je me rappellai juste d’avoir été chez le docteur peu après ce « réveil », et que je dus aller faire des analyses à l’hôpital. Malgré ma tentative de suicide, que mes parents s’en soient rendu compte, et que toute la famille ait accouru à mon chevet, mon mal-être grandissait encore. J’en avais marre. Je ne supportais plus la vie que je menais. Je voulais recommencer, y arriver vraiment. Je n’intéressais personne, alors pourquoi rester ici ?

Vous vous demandez peut-être pourquoi je décris cette tentative de suicide en long et en large alors que je ne l’ai pas fait pour les précédentes. Il faut dire que celles-ci sont floues dans ma mémoire, que franchement, elles n’auraient jamais réussi, car c’est très dur d’aller jusqu’au bout quand on essaye d’attenter à ses jours par auto strangulation… en ayant toujours un point d’accroche lorsque la douleur devenait trop dure à supporter, j’arrivais toujours à me retenir à quelque chose. De plus, mes parents n’avaient jamais rien remarqué, car ces tentatives ne duraient que deux à trois minutes, abandonnant chaque fois à cause de la douleur. Les seules marques visibles de ces expériences étaient quelques petites tâches discrètes sur le visage et parfois quelques blessures au cou, mais au bout d’un jour ou deux, on ne remarquait plus rien.

Je commençais à reprendre mes vieilles habitudes, celles d’un grunge. Je remis mes vieilles combat-shoes toutes pourries, je remettais mes vêtements de « sale gosse ». Je redevenais complètement comme avant, j’étais arrivé presque au point de non-retour. La semaine qui suivit ma tentative fut infernale. Hôpital, rendez-vous chez le psychiatre, multiples visites familiales. La journée, je ne voyais le temps passer. Mais la nuit, c’était autre chose. Je pleurais, je n’arrivais pas à dormir. Je pensais beaucoup. Plus je réfléchissais, plus je voulais partir. Quitter ce monde, où il n’y avait pas de place pour les gens comme moi, où il n’y avait que l’argent qui compte. Je négligeais tout. Je ne faisais que penser et tenter de m’évader de ce monde en rêvant. C’était le seul moyen de fuir, la seule échappatoire.

Après cette tentative, mon père sembla changer à mon égard. Il se rendit compte que je ne pouvais rien faire, qu’il ne m’avait jamais rien laissé faire. Il me laissa plus libre. Je pouvais sortir quand je voulais, je faisais plus au moins ce que j’avais envie. Et le plus important, il me permit d’avoir une guitare électrique, chose que je rêvais d’avoir depuis mes douze ans. Je pris aussi des cours particuliers, pour celle-ci, afin de progresser, car sinon je serais resté avec mon petit Nirvana et mes petits accords scouts sans savoir rien faire d’autre. Mais je me rendis compte quelques jours plus tard que le changement d’attitude de mon père n’était pas dû à ma tentative de suicide. Bref, j’arrivais à pouvoir respirer un peu plus.


11 Rechute

Le lundi 13 octobre, je reçus le coup de grâce. C’était mon premier jour à l’école depuis l’accident de la semaine précédente. Je ne sais plus ce qui s’est dit à l’école sur mon geste. Je ne sais même pas si les élèves furent mis au courant. La journée en elle-même se déroula normalement, mais le soir, alors que j’allais me mettre au lit, mon père qui se trouvait dans la cuisine avec ma mère, me demanda de m’asseoir, car il voulait me parler.

Il m’annonça qu’il quittait le domicile conjugal, car il allait vivre avec une autre personne. Justement, la femme de l’entrepreneur, dont j’ai parlé précédemment. Je me suis mis à douter : et s’il parlait de sortie, de guitare, n’était-ce pas pour m’acheter ? Je n’ai toujours pas trouvé de réponse à cette question, on n’en parle pas, lui et moi3. Je trouvai sa décision horrible et égoïste. Il lâchait tout le monde. Il fuyait alors que j’avais besoin d’aide.

J’étais arrivé dans le fond du trou. Le trou noir du désespoir, de la rage, de la solitude. J’étais tellement marqué que je n’arrivais plus à dormir. La seule chose qui me restait, ma famille, se cassait en morceaux. Je n’en pouvais plus. J’avais besoin d’autres choses, de nouveaux moyens d’évasion. Le lendemain de cette maudite annonce, j’arrivai chez le seul dealer que je connaissais qui était encore dans l’école. Je lui demandai l’herbe la plus forte qu’il pouvait me trouver en ce moment. Le lendemain, il m’apporta du très bon haschisch, et je me remis à fumer. J’étais trop heureux ! Ça me faisait tellement de bien ! Et grâce à cela, j’arrivais enfin à dormir. Je me foutais de tout, j’étais revenu dans une période super laxiste.

Les points à l’école rechutaient : pourquoi étudier ? Cela ne servait à rien. De toute façon, on serait tous au chômage plus tard. Alors, pourquoi se fouler ? On me disait quelque chose, on me racontait quelque chose, je m’en foutais.

Plus rien n’avait d’importance, pour moi. Tout ce que je voulais, c’était m’évader de ce monde pourri. Je n’avais pas envie d’aller à l’école, je n’allais pas à l’école. Je n’avais pas envie de bosser, de faire quelque chose, eh bien je ne faisais rien. Je faisais n’importe quoi, tout ce que je décidais et dont on penserait, avec des réflexions normales, que c’est idiot, stupide ou immoral. Toutes ces choses-là, tout ce que mon cerveau me dictait de faire, je le faisais.

Mais, il y a une chose dont je me suis rendu compte au fur et à mesure que le temps passait : je tombais amoureux de Isabelle, la copine de mon meilleur ami. Je savais que ça battait un peu de l’aile, ils ne traînaient presque plus à deux, ne s’affichaient plus en public. Je me renseignais auprès d’Alex, avec doigté, pour ne pas éveiller les soupçons. Mais chaque fois que je posais la question, je voyais qu’ils étaient toujours ensemble. D’un côté, je m’en foutais, je sortais toujours avec Daphnée, mais je sentais mon amour pour Isabelle grandir en moi. J’étais encore plus malheureux, car je savais que je n’avais aucune chance.

Lorsque les vacances de Toussaint arrivèrent, je décidai de prendre un peu de recul et de m’enfuir à Clervaux pour quelques jours : il fallait que je réfléchisse à ma situation, aller dans un endroit calme pour me ressourcer, et pour regarder un peu mon passé, réfléchir à tout ce qui m’était arrivé ces derniers temps. Je décidai de faire sentir à Daphnée, que ça n’allait pas. J’essayai de réanimer la flamme, mais rien n’y fit. Elle était toujours aussi vague lorsqu’elle exprimait ses sentiments et ne répondait pas du tout à mes questions.

À Clervaux, je discutai beaucoup avec un moine, ami de mon grand-père. Je lui racontai un peu tout ce qui m’arrivait. Cela me fit beaucoup de bien. Je partais faire de longues promenades dans la nature, je voulais être seul, je voulais comprendre ce que je vivais. Ces promenades me faisaient grand bien, elles me fatiguaient physiquement, et le calme de la campagne environnante me relaxait un peu. Je me rendis compte à ce moment-là, que j’étais en train d’accepter que je perdrais ma bataille contre le désespoir. Personne ne pouvait m’aider, personne ne comprenait, car personne ne voulait comprendre. Chacun fermait ses yeux. Une sorte de nihilisme s’empara de moi, si on peut dire. Et je me retrouvai une fois de plus encore tout seul.


12 Une main tendue

Fin novembre. Mon laxisme et mon désespoir arrivèrent à leur apogée. Ils allaient gagner la guerre, et moi, je ne serais plus qu’un tas de poussières. J’étais sûr maintenant des sentiments que j’éprouvais pour Isabelle, mais je ne pouvais pas les lui avouer. Je devais me taire, car je ne voulais pas perdre mon meilleur ami, la seule personne qui me restait avec Gilles, mon frère cousin. Je me rapprochai cependant de plus en plus d’elle. Nous avions sympathisé, nous nous asseyions côté à côte lors de nos cours communs. Elle m’avoua que sa relation avec Alex battait de l’aile et qu’elle en avait marre de cette situation.

Je décidai de lui faire lire mes poèmes, j’en avais écrit plusieurs sur ce que je ressentais, sur l’amour que j’éprouvais pour elle et les dilemmes qui en résultaient. Mais il y en avait un que je n’osais pas lui donner : j’y avais écrit de but en blanc que j’étais fou d’elle. Elle remarqua ce papier, que j’avais mis de côté. Elle me demanda ce qu’il contenait. Sur le temps de midi, on alla discuter en tête à tête. Enfin, c’était surtout un monologue de ma part où je lui racontai toute ma vie. Toute celle que vous venez de lire. Eh bien, après cela, je fus soulagé. Et lorsque nous sommes retournés en classe, je lui fis lire mon poème. Elle ne dit rien au moment même, mais on projeta d’aller manger ensemble le lendemain.

Le lendemain matin, avant d’aller au cours, je fumai mon dernier joint avant un long moment. Des camarades de classe de Damien ne savaient pas rouler et m’avaient demandé de rouler leur pétard. Je roulai ma spécialité, un de ces trois feuilles deux filtres qui promettait. Le problème, c’est que j’étais habitué à de l’herbe beaucoup plus forte, et ça ne me procura aucun effet. Je me rendis compte plus tard que ce serait le dernier joint que je fumerais avant un bon bout de temps.

Le temps de midi arriva, le rendez-vous tant attendu avec Isabelle. J’avais deux nouveaux poèmes, et ceux-là, je lui demandai de les analyser, parce que je n’étais pas sûr qu’elle avait compris mon message dans le poème précédent. Après avoir fini de manger, elle me prit délicatement la main et me regarda droit dans les yeux. Après ce long moment quelque peu gênant, nous échangeâmes notre premier baiser, si doux, si voluptueux. En l’espace de quelques secondes, tout était parti. Tout : mes peurs, mes solitudes, ma douleur, mon mal-être, mon désespoir ! Même la veille, je n’aurai pu imaginer une telle chose.

Le lendemain, je reçus une longue lettre d’elle, disant qu’elle ferait tout pour m’aider, pour que je puisse oublier. Je ne pensais pas pouvoir sortir du trou noir, et pourtant, pendant quelques semaines, une main me maintint au-dessus de lui. Mais seulement quelques semaines.



Partie achevée à Beauvechain, fin 1997 (légèrement retravaillée en 1998 puis 2015).

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