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"Si l'Uruguay ne m'avait pas transpercé l'âme, les aléas de notre périple entre ce pays et son voisin argentin eurent au moins le mérite de pimenter notre voyage sensoriel. Nous fîmes une halte à Buenos Aires, sans réelle conviction, plutôt pour découvrir les saveurs et surtout rassurer Ismaïl. Il avait tant insisté pour que je consulte un médecin, dans un hôpital, et j'avais cédé, trop lasse pour une énième joute verbale au sujet de ma santé. Je comprenais son inquiétude, bien évidemment, mais c'était mon corps, ma décision, et qu'importe l'avancée de mes maux, j'étais intimement persuadée que je continuerai, quoi qu'il en coûte.

Après une journée laborieuse à errer dans les couloirs aseptisés de l'hôpital britannique, mon compagnon de voyage avait récupéré les analyses et réglé les frais tandis que je l'attendais dans la cafétéria. Je ne voulais rien savoir. Son regard, pourtant, trahissait ses émotions. il reprit de l'aplomb comme il savait si bien le faire, et m'entraina dans les rues animées du centre ville. Il voulait que l'on goûte aux spécialités locales, qu'on s'ancre juste un instant dans la légèreté.

Un restaurant. Des tables, des serveurs, des gestes simples devenus si rares dans notre quotidien nomade. Ce soir-là, Ismaïl fut d'une tendresse inhabituelle. de compassion, peut-être... Il avait une lueur dans les yeux, un mélange d'inquiétude mêlé à un autre sentiment que je peinais à déchiffrer. Était-ce de la compassion ? De la tristesse ? Ou bien de la résignation ? Je n'aurai su l'expliquer. Nous nous étions installés enveloppés par les lueurs vacillantes des bougies dispersées sur les tables apportant une note chaleureuse et romantique.

J'aurai tant aimé pouvoir partager de telles émotions avec mon défunt mari mais le destin me l'avait arraché avant que nous ayons le temps de jouir des ces plaisirs simples que la vie réserve à ceux qui prennent le temps.

Ismaïl prit le soin de commander. Sa maîtrise des langues m'avait toujours fascinée et ce, dès notre première rencontre. Il avait été capable de répondre à quelques touristes qui faisaient la queue devant la grande mosquée AL-Azhar en plein cœur du quartier historique du Caire. Ce fut d'ailleurs ma toute première rencontre avec cette personne hors du commun, qui est devenue au fil du temps, un ami sincère. Il me répète souvent que dieu a chargé chaque personne d'une mission et que la sienne était de me rencontrer. J'aime assez cette idée. Je la trouve pleine de mystère et surtout d'une grandeur inébranlable.

Lorsque le serveur revint, les bras chargés de mets colorés aux effluves envoûtantes, nous nous étions jetés littéralement dessus avec l’appétit des âmes en cavale. Cela faisait deux mois que nous étions sur les routes, sans avoir pris le temps de nous poser réellement. Même si chaque étape de notre voyage me transportait spirituellement, au delà de toutes mes espérances, cet interlude gastronomique fut une parenthèse précieuse.

Le soleil poursuivait sa ronde quotidienne, et nous avancions, porté par un souffle mystique, vers ce carrefour des mondes, là où les frontières s'effacent : Iguaçu.

Bercés pas les clapotis de cette rivière apaisante, nous dérivions lentement entre trois pays, nous quittions l'Argentine et le Paraguay pour rejoindre paisiblement le Brésil. Au loin, les cascades tumultueuses se drapaient de perles scintillantes

Un monde suspendu tout comme je l'étais également. À la frontière entre ma vie et l'infini qui m'attendait."


*


"Prochain arrêt : Luxembourg

Attention à la marche en descendant du train. Please mind the gap between the train and the platform."

Fanny releva le menton. Elle venait d'arriver à destination. Roger avait proposé de venir à sa rencontre mais elle avait insisté pour éviter qu'il ne se fatigue davantage. Ils avaient longuement débattu, chacun voulant ménager l'autre. Elle avait fini par l'emporter. Un sourire victorieux s'était déposé sur ses lèvres,en raccrochant, suscitant l'intérêt du promeneur. Mais Fanny, trop préoccupée par cet appel, rompit le contact avec l'inconnu, le gratifiant d'un sourire discret avant de disparaître dans les allées sinueuses du parc.

Obnubilée par les révélations qu'elle attendait, Fanny filait des milliers de scénarios dans sa tête tout en se préparant à le rejoindre.

Arrivée au rendez-vous en avance, elle scrutait les passants, attentive au moindre signe, à cette démarche si singulière qui le caractérisait, le pas lourd et la démarche assurée. Le parfum des lilas s'échappant des grilles des jardins du Luxembourg la frappa soudainement. Un souvenir. Les bouquets du matin sur la table du petit-déjeuner. La serre aux effluves de terre humide, de coriandre et de romarin. Et puis, brutalement, l'annonce de la vente de la maison.

On ne pouvait pas balayer une vie entière, d'un revers de main. Disperser les souvenirs. Rompre ce lien, si fin, qui les retenait les uns aux autres.

Il ne pouvait pas...

La tristesse fit rapidement place à la rage ; elle devait agir. Agir pour préserver un bout de cette écorce qui faisait leur force.

Elle attrapa son téléphone et envoya un message à Maxime, toujours dans la mesure :

"Maxime, on doit parler. Je viens ce soir."

Sa jambe tremblotait traduisant l'angoisse d'une attente, celle d'une réponse de la part de son père. Espérait-elle son approbation ? Pensait-elle pouvoir se soustraire à cette entrevue par la grâce providentielle d'un "non" catégorique de la part de Maxime ?

Fanny était tiraillée dans sa propre fatalité ; cette confrontation, elle l'avait imaginée, tissée des milliers de fois depuis ces cinq dernières années, depuis leur ultime dispute et même si elle en anticipait l'issue, elle savait au plus profond d'elle-même qu'il n'était plus judicieux de repousser inlassablement l'inévitable.

La voix bienveillante de Roger vint troubler ses pensées malmenées, elle se retourna vers son ancien mentor, une fin sourire au bord des lèvres. Son téléphone pressé entre ses doigts, elle eut cette lueur de lucidité ou peut-être de malice qui prit forme au bout de ses doigts, telle une boule d'énergie nouvelle. Elle avait le pouvoir de se libérer de l'oppression de Maxime. Du bout du doigt, elle éteignit son téléphone.

— Merci d'être venue.

Elle hocha la tête. Lui semblait chercher ses mots, enfouis sous des couches de non-dits et de regrets.

Il l'invita à faire quelques pas dans le parc pour profiter de la douceur printanière loin de l'agitation des chaussées ensevelies par des marées d'automobilistes. Ils échangèrent pendant un long moment sur des sujets banals, le temps, la politique, la santé de Roger, et puis la conversation dériva vers un sujet qu'elle espérait depuis déjà quelques semaines, ce qui avait crée cet immense fossé entre eux, ce qui avait brisé leur lien.

Ce fut Roger qui prit son courage à deux mains. Il le lui devait.

— Tu sais, Fanny, je n'ai jamais douté de ta valeur. Si l'on m'avait laissé le choix, je t'aurai choisi.

Son cœur se serra. Elle attendait ces révélations mais la plaie, encore béante, souffrait encore de cette décision radicale.

— Alors pourquoi ?

Il inspira profondément, ses yeux perdus dans le bruissement des arbres.

— On m'a demandé une...faveur, hésita-t-il. Une décision venue d'en haut. Je n'ai pas pu lutter.

elle fronça les sourcils.

— Tu veux dire que quelqu'un t'a imposé Alexis Ramirez ?

Il baissa son regard, jouant avec les gravillons tel un enfant pris sur le fait accompli.

— C'est une éventualité.

— Pourquoi ai-je l'impression que tu ne me dis pas tout ?

Pour seule réponse, un sourire gêné se figea sur son visage parcheminé. Elle comprit qu'il n'en dirait pas plus, et pourtant une question lui brûlait les lèvres.

— Alexis...

Il ne la laissa pas terminer sa phrase. Il sut ce qui tournait dans son esprit. Et cette réponse était une énigme à laquelle il ne voulait pas la mêler.

— Un homme sympathique, intelligent et professionnel. Il n'a certes pas toutes tes qualités, mais je suis intimement persuadé que tu sauras lui apporter tout ce qu'il faut pour que votre équipe supporte cette tempête. Et puis, qui sait, le vent pourrait peut-être tourner en ta faveur. C'est tout ce que je te souhaite, termina-t-il tout en lovant ses mains dans les siennes. Il resserra son étreinte, imperceptiblement, avec l'amour d'un père pour sa fille.

*

La fin de semaine fut difficile, lourde, pleine de questionnements. Et toutes les réponses à ses questions se trouvaient finalement entre les mains du comité de direction. Quatre personnes pouvaient être liées à la destruction de son avenir et circulaient sous ses yeux, chaque jour sans qu'elle n'ait eu une seule fois la présence d'esprit de les accuser. Sa haine s'était désormais déversée à leur égard et elle se promit de tout faire pour les mettre à nu. Elle voulait des réponses, et ne tarderait pas à les mettre sur les faits accomplis.

Le retour au bureau fut étrange, son regard accusateur fixé sur les têtes dirigeantes qu'elle avait croisé à de multiples reprises durant le courant de la journée. Elle n'avait pas réussi à en approcher l'un deux mais déjà les fils de son courroux commençaient à se tendre tel un arc sur sa proie.

Soudain, Alexis apparut de l'autre côté de la cloison de son bureau avec un sourire réservé. L'open space était complètement désert. Il ne restait plus que les ombres des ordinateurs en veille et ces deux âmes dont le travail semblait occuper une place quasi ...

— Vous faîtes quelque chose ce s...

Son téléphone vibra, rompant l'échange qui commençait à se tisser entre eux. Elle répondit au téléphone bienheureuse d'avoir de ses nouvelles.

À l'autre bout du fil, une invitation qu'elle ne put refuser, une promesse silencieuse entre eux deux.

Son visage s’illumina d’un seul coup. Une chaleur douce monta jusqu’à ses joues. Elle sourit, comme une enfant qu’on viendrait de surprendre avec son gâteau préféré.

Ces quelques mots surgirent du bout de ses lèvres, avec un enthousiasme non retenu !

— Je t’aime, Romain !

Alexis s’arrêta net. Le sourire figé. Il détourna légèrement le regard, faisant mine de s’intéresser à un détail invisible sur le mur.

— Bonne soirée, murmura-t-il avec un sourire contrit.

Il recula d’un pas, en silence. Fanny, concentrée sur son appel, ne le vit pas. Elle riait doucement, déjà ailleurs, portée par un rêve qui allait enfin se réaliser.

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