Le visiteur dans le garage (suite)

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Le marché devenait intéressant et Antoine se redressa, reprenant intérêt au marchandage. Patrick semblait prêt à parler, mais il fallait lui tirer les vers du nez ! Antoine le relança, tout en donnant l’impression de prendre de la distance. Il ne fallait pas paraître trop attiré par l’enjeu. Il lança négligemment :

– Et quelles sont les conditions ?

Patrick passa le dos de sa main sur son front en relevant quelques cheveux imaginaires de son chef dégarni. Pour un peu, quelques gouttes de sueur auraient pu couler tant on le sentait mal à l’aise. Il inspira un grand coup avant de répondre :

– Il faudrait la garder en bon état…

Antoine se dit que, finalement, cela n’allait pas être si difficile que ça. Tous les collectionneurs étaient amoureux de leurs vieilles dames, et il pouvait très bien comprendre le déchirement occasionné par une séparation. Ils cherchaient seulement à s’assurer que l’on prendrait bien soin de l’objet de leur passion.

– … Et la faire disparaître…

La dernière phrase surprit le garagiste. Antoine considéra plus attentivement son interlocuteur en se demandant s’il devait prendre cette condition pour une blague. Peut-on demander quelque chose d’aussi paradoxal tout en restant sain d’esprit ? Il avait besoin d’une confirmation, ou tout au moins que Patrick précise ses attentes :

– Je crois que je n’ai pas bien saisi. Vous pourriez me dire le fond de votre pensée ? Pour être sûr qu’il n’y ait pas d’ambiguïté ?

Patrick évita le regard d’Antoine. Il semblait soulagé d’avoir pu exprimer sa demande mais toujours aussi gêné d’aborder un nid d’oursins. Il respira profondément plusieurs fois avant d’en dire plus :

– La Celtaboule a une grande valeur. Je l’ai déjà dit. Une valeur historique qui pourrait changer la face du monde si quelqu’un de mal intentionné mettait la main dessus. Il faut absolument que le secret qui s’applique à cette voiture reste bien gardé. Il en va de la tranquillité de la planète. Enfin, si l’on peut dire. Disons que ce serait bien mieux que personne n’en sache rien pour éviter qu’une nouvelle guerre mondiale se déclenche. Vous comprenez ?

Non, Antoine ne comprenait pas. Patrick en disait trop ou pas assez. Et pourtant, Antoine sentait confusément que tout en ne disant rien, Patrick en disait quand même trop. Il aurait dû se sentir honoré de la confiance que cet amateur de voitures lui portait, mais un sentiment d’angoisse commençait à sourdre dans ses tripes. L’affaire sentait le danger et ça ne lui plaisait pas du tout. Mais alors, pas du tout !

Toutefois, Patrick n’attendait pas vraiment de réponse de la part du garagiste et continuait ses explications :

– Mais comme ce qui est attaché à l’auto est d’importance capitale, il serait inadmissible de détruire de telles preuves. Donc, il faut préserver la Celtaboule. C’est une question d’éthique. Et de respect pour les générations futures. Je pense que vous me comprenez. Vous paraissez être un homme sensé et je crois que vous avez de hautes valeurs morales. C’est pourquoi je vous fais confiance.

Patrick se soulageait manifestement d’un poids et, au fur et à mesure qu’il lâchait ses mots, ses épaules se redressaient. Maintenant qu’il avait commencé à se libérer, la parole devenait plus facile.

– Donc, pour la Celtaboule, il faut à la fois la conserver en l’état en prenant soin de ne rien altérer, voire la préserver au maximum, et il faut aussi que personne ne puisse la retrouver. Jamais. Au moins pendant encore un siècle. Après, je pense que cela aura moins d’importance. Voilà le deal. Il n’est pas facile, mais je crois que vous êtes à la hauteur.

Antoine ne dit rien, mais n’en pensa pas moins. L’histoire sentait le soufre à des lieues à la ronde…

L’ombre dans la cour s’était allongée et Antoine avait besoin de se rafraîchir. En prenant de l’âge, il supportait de moins en moins bien la chaleur et préférait rester au frais. Dans le bureau qui occupait le fond du garage, il avait fait installer la climatisation. Durant l’été, il en profitait largement. Le réfrigérateur complétait l’équipement indispensable. Il proposa à Patrick de retrouver la fraîcheur à l’intérieur :

– Venez, rentrons dans le bureau. Nous serons plus à l’aise pour discuter de tout ça.

Patrick le suivit. Il admirait la vitalité d’Antoine en se disant qu’il aurait aimé avoir un père de cette trempe. Le garagiste portait ses 68 printemps comme s’il en avait largement dix de moins, et ses pas avaient gardé la souplesse d’un homme actif. Malheureusement, le père de Patrick, d’une santé précaire, était décédé depuis presque deux décennies et ne verrait jamais ses petits-enfants. La mère de Patrick, Jacqueline, était tout le contraire de son mari. Elle rayonnait et devait avoir été baignée à la même source qu’Antoine. Certaines plantes savaient, mieux que d’autres, profiter du soleil.

Les deux hommes traversèrent à nouveau le garage pour se rendre dans le bureau vitré. La petite pièce était meublée d’un grand bureau surmonté d’un ordinateur et trois chaises impersonnelles permettaient d’accueillir les visiteurs. Les murs du fond ne laissaient paraitre que des armoires métalliques bondées de documents. Quelques portes, les poignées retenues par un élastique, n’arrivaient plus à maintenir des flots de feuillets qui tentaient de s’en échapper.

Antoine s’assit derrière le bureau en ouvrant la porte du petit réfrigérateur qui se trouvait à ses pieds. Il proposa une boisson fraîche à Patrick :

– Bière ou Orangina ? Ou café, si vous préférez ?

– Bière. Ce sera très bien.

Deux bières furent posées sur la table après avoir écarté carnets, stylos et documentations techniques. Antoine ouvrit un paquet Belin et invita d’un geste Patrick à se servir. Cette histoire de voiture avait excité sa curiosité et il reprit la conversation :

– Donc, si j’ai bien compris, il ne suffirait pas que je planque la Celtaboule sous une bâche poussiéreuse dans le fond du garage pour que le tour soit joué ? Il faut que j’embauche David Copperfield ? Et vous avez une idée de comment faire la chose ?

– Non, aucune, malheureusement. Sinon, je l’aurais déjà fait…

– Et pourquoi moi ? Me mettre dans le secret, c’est prendre un risque, non ? Et d’ailleurs, je risque quoi ? Et combien de personnes sont au courant ?

– Je vous rassure tout de suite. Pour le moment vous ne risquez rien. Et jusqu’à présent nous n’étions que deux dans le secret, comme vous dites. Ma mère et moi. Et pourquoi vous ? Eh bien, j’ai pris quelques renseignements sur les collectionneurs et vous êtes quelqu’un de sérieux. Non seulement compétent, adroit et créatif, mais vous avez le respect de la parole donnée et vous savez être très discret. Votre silence est d’or, m’a-t-on dit. Vous êtes la seule personne à qui je peux faire confiance sur cette affaire. C’est aussi simple que ça !

Patrick sourit de lassitude en se souvenant de tous les passionnés qu’il avait rencontrés. Sans compter les détectives employés pour des enquêtes de moralité. Les salons, et festivals divers, arpentés pour interroger ceux qui s’y trouvaient. Les kilomètres parcourus sans relâche. Il lui avait fallu des mois pour trouver la personne idéale qui saurait lui ôter cette épine du pied. Presque deux ans… Deux ans au bout desquels il avait acquis la certitude qu’Antoine était bien l’homme de la situation. Il n’avait plus de doute et, pour lui, la suite n’était que bagatelles pour la forme. Antoine allait accepter, il le savait déjà.

Antoine était alléché, mais tenait à garder le contrôle. Il s’enquit des formalités :

– Bon, c’est pas le tout… Mais à combien êtes-vous prêt à me la laisser ?

– Oh rien… On va dire 50 euros, juste pour le symbole. Ça vous va ?

– 50 euros ! Mais vous voulez vraiment vous en débarrasser ! Et elle sera entièrement à moi, après ? Je veux dire que je pourrais en disposer comme j’en ai envie ?

Patrick hocha la tête plusieurs fois de droite à gauche pour montrer que la question l’ennuyait et qu’il la désapprouvait.

– Oui et non. Elle sera bien à vous, mais j’attends que vous donniez votre parole pour la traiter comme je vous l’ai demandé. Elle doit être au mieux protégée. Vous avez bien compris cela, n’est-ce pas ?

– Oui-oui. Pas de problème, j’ai bien compris.

– Et vous venez la chercher ! Discrètement. Et pas par un tiers. Il faut que personne ne s’aperçoive qu’elle a déménagé.

– D’accord. Pas de problème non plus pour ça. J’ai une remorque qui fera l’affaire et j’ai l’habitude. Par contre, je veux bien d’un délai de quinze jours avant de prendre une décision définitive. Ça ira ?

– Ça me va. Je vous laisse deux semaines de réflexion. Vous m’appelez dès que votre décision est prise.

Il fouilla dans sa poche et en sortit un porte-cartes d’où il tira un carton.

– Voici ma carte avec mes coordonnées. Vous pouvez m’appeler le soir à partir de 19 heures sur mon fixe. N’appelez pas le portable, j’ai peur d’être surveillé. Même si cela me semble assez peu probable. Pas d’internet non plus, de préférence.

– D’accord.

Antoine prit la carte et tendit les bras pour déchiffrer les caractères. Le nom et les numéros de téléphone étaient clairement imprimés. L’adresse indiquait Batz-sur-mer. Ce n’était pas la porte à côté.

Il se renversa sur sa chaise en sirotant sa bière. A priori, le marché semblait honnête. Pour un don symbolique, il prenait possession d’un encombrant dont il serait difficile de se débarrasser. Mais comment faire disparaître une voiture sans l’abîmer ? Et quel était ce secret ? Un crime crapuleux qui avait modifié le cours de l’Histoire ? Il n’avait jamais rien entendu de tel concernant une Celtaquatre !

Antoine se redressa et repris deux bières dans le réfrigérateur. Il en posa une devant Patrick qui l’accepta. Patrick devait être de l’âge de son fils. C’était le genre de type qui inspire confiance. Grand, de type nordique, bien bâti mais pas spécialement sportif, il avait la tête d’un gendre idéal. Antoine n’avait pas l’impression qu’il lui avait menti et était porté à croire qu’il lui disait la vérité. Même si ce n’était qu’une très faible partie de la vérité… Et il aurait préféré mesurer les conséquences de ce marché. Il tenta, encore une fois, d’en savoir plus :

– Admettons que j’accepte, de combien de temps est-ce que je dispose pour faire « disparaître » la voiture ?

– Du temps que vous voulez. Mais moins vous allez traîner, moins vous risquez que ça tourne mal. Vous pouvez, en attendant, simplement la cacher dans un endroit sûr. Il faut juste que personne ne tombe de dessus. Absolument personne ! Si vous voulez un conseil, évitez d’en parler à votre famille, ça vaudra mieux pour tout le monde…

– Ça ne me simplifie pas le travail… Et j’aimerais savoir aussi quel genre de personnes risque de venir me faire des ennuis avec cette voiture. Il y a eu crime de sang ? Un meurtre à la Bonnie and Clyde ?

– Non. Pas de mafia. Pas de crime. Ce n’est pas ce à quoi vous pensez… Mais si cette voiture est découverte, vous risquez d’avoir la visite de gens pas très accommodants. Des gars qui ne rigolent pas. Qui seront capables de tout pour retrouver ce qu’ils cherchent et même s’ils ne s’attaquent pas directement à vos proches, vous serez quand même responsable de ce qui arrivera à d’autres. Et je crois sincèrement que le mieux est qu’on ne retrouve pas la Celtaboule. En réalité, je devrais plutôt vous payer pour m’en débarrasser, mais en vous la vendant, vous vous en retrouvez responsable. Et je compte là-dessus. Votre sens des responsabilités et de l’honneur. Je suis désolé, mais je ne me sens pas le droit de vous en dire plus. Pour votre propre sécurité et celle du monde en général. Je peux juste faire en sorte que le transfert se passe au mieux.

– C’est un vrai mystère ! Dire que je pensais couler une retraite tranquille…

– Il y a des secrets qu’il vaut mieux enterrer…

Patrick reposa sa bouteille vide et se leva. Antoine fit de même et repassa devant le bureau pour accompagner son visiteur jusqu’à la sortie.

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