Assassinna Politkov

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Moscou, juillet 2006. Un couple de touristes flâne sur la Place Rouge. L'homme et la femme discutent, consultent leur guide touristique, montrent du doigt les dômes en sorbet glacés de la basilique Saint-Basile et la façade du Kremlin, prennent des photos... Pourtant quelque chose dans leur attitude cloche: ils déambulent sur la place depuis plusieurs heures sans se décider à la quitter. Ils s'attardent, repassent plusieurs fois au même endroit et balaie des yeux la place, comme s'ils cherchaient quelque chose.

Ou quelqu'un. 

Pour qui n'est pas rompu à ce genre d'exercice, ils ont l'air de parfaits touristes. Mais pour l'agent du FSB posté sur le toit du magasin Goum, ils dénotent comme deux mouches barbotant dans une soupe de tomates. Depuis bientôt deux heures il observe derrière ses jumelles leur manège. Alors qu'il s'apprête à les abaisser pour porter à sa bouche un emetteur, il remarque une mince femme blonde d'une quarantaine d'années qui s'avance au coin Nord-Est de la place. Son attitude ne laisse en rien penser à une touriste. Le regard déterminé, la mine grave, elle se déplace curieusement. Elle avance en ligne droite, s'arrête, dévisage les passants, change de direction, avance à nouveau. Elle est manifestement à la recherche de quelqu'un. Soudain elle accélère le pas et file droit sur un couple de touristes, celui précisément que l'agent avait repéré. Elle remonte son col en passant près d'eux, sans s'arrêter, et quitte aussitôt la place par le Sud. 

L'agent est pris d'un doute qu'il dissipe en gardant ses jumelles braquées sur le couple. Il les observe, la respiration au ralenti, comme un chasseur prêt à faire feu. L'homme et la femme échangent quelques mots, puis se donnent le bras et quittent la place d'un pas énergique. L'agent sourit derrière ses jumelles et porte l'émetteur à ses lèvres. « Le couple a l'angle nord-ouest, parka grise et bleue, sac banane et appareil photo. Elle leur a donné rendez-vous. Ne les lâchez plus d'une semelle. » 


Le couple continue de flâner dans les rues attenantes avant de rejoindre l'hôtel National, un luxueux palais de l'époque tsariste à deux pas de la Place Rouge, rue Mokhovaïa. Ils en sortent à la nuit tombée. Lui porte une veste de costume gris clair et une chemise blanche sur un jean sombre, elle une sobre robe noire et des ballerines. Sur le parvis, ils jettent un regard d'un côté et de l'autre avant de s'engouffrer dans un taxi, sans remarquer qu'au coin de la rue, un homme les observe depuis une cabine téléphonique. 



Leur taxi s'arrête à hauteur d'un bar à la devanture de néons rouges dans le quartier branché de Krasnopresnenskaya. Ils s'installent dans une alcôve au fond de la salle, face à face sur deux banquettes en cuir, et passent commande. Ils parlent peu et ne sourient pas, ils toisent les clients. Le serveur dépose un Coca et une eau minérale sur la table quand la femme qu'ils ont croisé quelques heures plus tôt fait son entrée. Elle plisse des yeux et scrute la pénombre. Svelte, presque trop mince, elle porte une longue veste beige très cintrée qui souligne sa silhouette et la fait paraitre plus mince encore. Ses yeux, pétillants de determination, cadrent mal avec la profonde fatigue qui se dégage de son visage. Ses traits sont tirés et ses cheveux ont commencé de tirer sur le gris, comme si une tension trop forte, accumulée depuis trop longtemps, avait accéléré le vieillissement de son corps.

De toute évidence cette femme est à bout de nerfs. 



Elle reconnait le couple. L'homme lève discrètement l'index tandis qu'elle approche.

— Vous n'avez pas besoin de me faire signe, je sais vous reconnaitre, dit-elle en arrivant à leur hauteur.

— Merci de nous recevoir, c'est très courageux compte tenu des circonstances. Je m'appelle Christelle, dit la femme en russe.

— Peu importe comment vous vous appelez, ce ne sont pas vos vrais noms de toute façon.

Elle s'installe sans enlever sa veste, comme si elle s'apprêtait à repartir tout de suite. Elle se saisit du menu mais le repose d'un geste agacé et commande au serveur une vodka-martini. 

— Ce ne sont pas nos vrais noms en effet, mais si nous devons vous contacter de nouveau, ce sera avec ceux-ci. Le mien est Didier.

L'homme parle un anglais très correct, mais avec un accent qui ne laisse aucun doute: ce n'est pas sa langue maternelle.

— Vous n'avez pas été suivis? Probablement que si, dit-elle comme pour elle-même. Pourquoi voulez-vous me rencontrer? Vous risquez gros vous savez. On pourrait vour retenir dans ce pays.

— Les gens pour qui nous travaillons défendent des intérêts qui concordent avec les vôtres. En outre, nous disposons d'informations qui pourraient vous être très utiles, pour ne pas dire vous sauver la vie. 

— Si vous parlez des menaces de mort que j'ai reçu, vous devriez aussi savoir que je m'en moque. C'est courant dans ce pays et en particulier dans ce métier.

— Nous savons cela. Nous ne nous serions pas déplacés si nous n'avions pas autre chose. Je vais vous le dire sans détour.

Il se penche vers elle et baisse la voix, tandis qu'elle reste droite, stoïque, le regard planté dans le sien.

— Nous avons en notre possession des informations relatives à un projet visant à vous éliminer.

Elle marque un temps d'arrêt, comme pour soupeser l'information et réfléchir à la réponse la plus appropriée. Elle boit une gorgée de son verre puis d'un ton assuré, ajoute: 

— Ca ne m'étonne pas, j'ai déjà été leur cible en 2004. Au poison. Il m'a fallu un an pour m'en remettre tout à fait. Signature du FSB. Ils ont bien failli m'avoir cette fois-là... Ces types sont comme des chiens, ils ne lâchent pas tant qu'ils n'ont pas eu leur proie. J'étais sûre qu'ils allaient recommencer. C'est pour ça que depuis 2004 je suis sur mes gardes, en permanence. C'est épuisant mais je ne lâcherai pas pour autant, je ne le offrirai pas ce plaisir. » 


Elle prend soudain une mine plus soucieuse, comme si les mots venaient de l'atteindre et qu'elle prenait conscience, dans toute son horrible précision, de ce qu'ils signifiaient: la Mort était là, suspendue à une épée au-dessus de notre tête. Et n'avait jamais été aussi proche, presque palpable.

Ceux qui se font appeler Christelle et Didier se tiennent muets pour lui laisser le temps d'encaisser l'information. Ils guettent également ses réactions, qu'ils livreront plus tard dans un compte-rendu à l'intention de leurs supérieurs. 


Elle pose son coude sur la table et réfléchit encore. Soudain elle se ressaisit et se tourne vers la femme, assise à ses côtés.

— Je ne peux faire confiance à personne, alors il va me falloir des preuves de votre bonne foi. Mais d'abord je veux savoir pour qui vous travailler. Les services français? Vous avez un accent français.

Il acquiesce discrètement.

— Vous avez raison de vous méfier, mais comme vous devez vous en doutez, nous n'avons aucun document à vous soumettre pour prouver notre identité, ni même ce que nous avançons. Raisons évidentes de sécurité. Il va falloir nous croire sur parole.

— Je suis journaliste, je travaille avec des faits, pas des paroles en l'air. Balancez vos informations et je verrai si j'en tiens compte.

— Comme vous voulez. Sachez d'abord que nous savons de source sûre que la tentative d'assassinat dont vous avez été l'objet près de Beslan était le fait du gouvernement. Un ordre direct du Ministre de l'information, et comme vous vous en doutez sûrement, de son patron...

Il la regarde d'un air entendu. Elle n'est nullement surprise mais semble au contraire presque amusée. Elle sourit tristement.

— C'est gentil à vous de me confirmer ce que je sais déjà! Vous avez autre chose?

— Nous savons quel sera le modus operandi pour la prochaine... tentative, mais nous ne savons ni où ni quand ils prévoient de frapper.

— Autant dire alors que vous ne savez rien alors! Comment voulez-vous que je sois vigilante si je ne sais pas de quoi je dois me méfier?

L'homme prend un air peiné. Il pousse du bout du doigt la serviette en papier sous son verre avant de poursuivre:

— Malheureusement madame Politkovs...

— Appelez-moi Anna, c'est plus discret. Vous-autres occidentaux ne savez pas prononcer correctement les noms russes de toute façon.

— Malheureusement Anna... nous ne disposons de rien d'autre pour le moment. Soyez certaine en revanche que nous vous recontacteront dès que nous aurons des informations plus pertinentes. En attendant, soyez vigilante, ne faites confiance à personne, méfiez-vous de tout et de tout le monde, restez sur vos gardes, fuyez toute situation qui sort de l'ordinaire. 

— Mon quotidien depuis dix ans, en somme. Ça ne devrait pas être trop difficile!

Elle esquisse un rictus résigné auquel la femme qui se fait appeler Christelle répond en posant la main sur son avant-bras avant de murmure, avec une expression affectée:

— Anna, nous sommes sérieux. Faites attention à vous. Pour la Russie, pour le monde, s'il vous plait.

Anna baisse les yeux sur son bras. Elle tarde à les relever. Quand elle se redresse enfin, son attitude a imperceptiblement changé. Elle se tourne vers l'homme, résignée.

— Je vous écoute. Comment comptent-ils s'y prendre cette fois-ci?

— Ils sont au courant des avancées de votre enquête et savent quelles révélations vous vous apprêtez à faire. Quand ils ont eu vent de ce que vous prepariez, ils ont paniqué. D'un coup ils se sont aperçus que vous pouviez leur faire mal. Ils se sont alors décidé à agir vite. Quoi que vous fassiez maintenant, publier un article, transmettre des informations... il faut que vous le fassiez sans perdre une minute.

Il s'arrête, boit une gorgée de Coca puis se mord les lèvres et ajoute enfin:

— Anna, cette fois ce sera à l'arme à feu... et en pleine rue s'il le faut. Je suis désolé.

— En pleine rue?! Comment vont-ils justifier ça? Je suis journaliste, je suis connue, le monde entier sait sur quoi je travaille. Ils ne pourront pas juste me ... liquider. Pas comme ça!

Elle pose les deux mains sur son verre et baisse la tête. Elle ressemble soudain à une petite fille, contrite d'avoir commis une bêtise et de s'être faite prendre.

— L'urgence de vous faire taire passe avant l'impératif de se justifier. Nous supposons qu'ils prévoient de faire passer ça pour un crime crapuleux, vol de sac à main qui tourne mal par exemple. Personne ne sera dupe bien sûr, mais pour la façade officielle ce sera suffisant. Ils feront une déclaration outrée, réclamant justice, appelant à l'ouverture d'une enquête, jurant que toute la lumière sera faite, ce genre de conneries. Bien sûr l'enquête n'aboutira jamais. C'est la Russie, vous voyez ce que je veux dire.

Anna redresse la tête, les yeux rageurs et mouillés de larmes. 

— Pays de corrompus, méthodes de barbares, tueurs de sang-froid, oui je sais ce qu'on pense de mon pays. Mais ce gouvernement, ce n'est pas mon pays, vous m'entendez? La grande Russie des tsars, de la culture, de Tchekhov et Tolstoï. Voilà l'âme russe, vraie et pure. Ces gens, ce gouvernement fantoche ne sont pas dignes de la Russie! 

Ses poings tremblent sous le coup de la colère. 

— Êtes-vous certains de vos sources au moins?

Il répond d'un ostensible clignement des yeux.

— Je suis désolé.

La voix d'Anna prend un ton éraillé. Elle semble au bord de la crise de nerfs.

— Allez-vous me faire suivre, me protéger?

— Nous ne pouvons pas mettre en place de service de protection de longue durée dans un autre pays que le nôtre. Tout au plus pouvons-nous monter des opérations ponctuelles, mais elles sont risquées et doivent être préparées de longue date. Dans la configuration actuelle, ce serait parfaitement inutile.

— Donc vous ne pouvez que me mettre en garde? Ça ne m'aide en rien vous vous en rendez compte?

— ...

Assise au bord de la banquette elle les observe comme pour mieux mémoriser leurs visages. Celle qui se fait appeler Christelle envisage un instant qu'elle parle d'eux dans un article. Elle s'apprête à l'en dissuader mais se rend compte que la femme à ses côtés ne fait que digérer le coup de massue qu'ils lui assènent.

Petit à petit elle recouvre ses esprits cependant que son instinct de journaliste reprend le dessus:

— Quel est l'intérêt de votre pays dans cette affaire? 

— Nous ne pouvons évidemment pas en parler ici, nous pourrions être écoutés. Sachez simplement que le fait de faire entendre votre voix en Russie est une aide précieuse pour nous. Pour nous tous, je veux dire. Vous faites un travail remarquable Anna. 


Sur ces mots, le couple d'agents se lève. Chacun leur tour ils lui serrent la main en lui souhaitant bonne chance. Elle les regarde franchir la porte du bar, patiente trente secondes puis finit son verre d'un trait. Elle se lève à son tour, sort du bar et disparait dans la foule des visages anonymes. 


                                                                     *


Environs de Nice, samedi 7 octobre 2006. Christelle, de son vrai nom Isabelle Martinez, se réveille. Les rayons du soleil qui filtrent à travers les volets clos présagent d'une belle journée d'automne dans la douce chaleur du Midi. Elle compte profiter de sa permission pour aller voir ses amies qu'elle a négligées dernièrement, aux dires des intéressées.
Elle embrasse son mari, se lève et enfile un jogging. Elle passe ensuite à la cuisine, prépare le café et sort chercher le journal. Elle s'en saisit et remonte l'allée du garage quand soudain elle reconnait le visage en Une. Elle s'arrête net et parcourt l'article à toute vitesse: « Le corps d'Anna Politkovskaïa a été découvert dans la cage d'escalier de son immeuble, dans le centre de Moscou, rue Lesnaïa. Selon l'agence de presse Interfax7, les policiers ont retrouvé dans l'ascenseur un pistolet Makarov 9 mm et quatre douilles... »

L'article poursuit:

« Anna Politkovskaïa avait dénoncé à plusieurs reprises les violations des droits de l'Homme par les forces fédérales en Tchétchénie, ainsi que la dégradation des libertés publiques et la corruption dans l’ensemble de la Russie. »



Vladimir Poutine a réagi 3 jours après sa mort. Il a déclaré: « C’est un crime horrible et cruel. Bien sûr, il ne doit pas rester impuni. »

Le meurtrier a depuis été condamné. Le commanditaire lui, court toujours.

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