Passager Clandestin

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La voix de l'hôtesse virtuelle résonna à l'intérieur de la gigantesque allée de métal.

"Concitoyens, nous allons bientôt nous poser à l'aérogare de la station N72. Veuillez regagner vos sièges et boucler votre ceinture."

Toulouse observait à travers l'une des rares fenêtres les capsules privées, bien plus légères, fendre l'orage à côté du mastodonte. Ces petits engins volants étaient réservés à la frange supérieure de la population. Louer pendant un jour l'un de ces bijoux de technologie représentaient au bas mot un bon mois de salaire pour Toulouse, autant dire qu'il n'était pas prêt de résilier son abonnement annuel aux transports publics.

"Eh mec, mate-moi ça !" Faumont, son voisin de droite, lui cogna l'épaule du coude tout en mâchant une barre énergétique. Il lui tendit le magazine électronique qu'il tenait dans les mains, ouvert à la page "destination de rêve". Le gif tournant en boucle au milieu de la page 12 laissait entrevoir une petite cabane sur piloris aux abords d'un lac artificiel. Toulouse y jeta un bref coup d'oeil et tendit nonchalament le journal à son coéquipier.

"Tu te fais du mal, Faumont, c'est pas pour nous ce genre de chose."

"Parles-pour toi ! Ca fait 15 ans que j'économise des bouts de chandelle et que je me tape ces barres énergétiques - goût chiottes de station service - pour tenir le coup. Je compte bien en profiter avant de crever."

Le tremblement de l'aéronef dû à l'attérissage précipité et le vacarme métallique qu'il engendra coupèrent court à la conversation.

La station N72, ne se démarquait des autres stations que par son matricule. Même la population qui la traversait chaque jour, chaque heure, était composée des mêmes ouvriers, des mêmes aristocrates, des mêmes sans-abris ayant déjà perdu la notion du temps. La station a été pensée avec ingénuosité afin de ne jamais se faire rencontrer deux individus d'une classe sociale différente. Trois entrées sont traditionnellement prévues dans ce genre de gare : une pour la classe populaire -les techniciens, les personnels d'établissements de luxe, les "assistants sexuels"- une autre pour la classe moyenne -les consultants, les psychiatres et les commissaires de police - et enfin une dernière réservée à l'élite -les politiciens, les artistes de renom, les chefs d'entreprise.

Il n'était pas difficile de faire la différence entre les trois sections de l'aéronef. La décoration de la section populaire ressemblait à s'y méprendre à celle des cargos qui venaient chaque jour y déverser leurs passagers arrassés par une énième journée de labeur. Les parois austères et métalliques des longs corridors glacés n'offraient comme seule distraction que des publicités au design tape-à-l'oeil de laboratoires pharmaceutiques vantant les bienfaits de la stérilisation et des affiches de recrutement au sein des forces de l'ordre.

La partie de l'aérogare dédiée à la classe moyenne était tapissée de panneaux publicitaires personnalisant leurs annonces à l'oeil des visiteurs. Le velours bleu, vert et rouge atténuant les pas des voyageurs rendait artificellement à l'ensemble une atmosphère de luxe contrefait. L'une des parois du couloir menant à la sortie était constituée de verre et laissait entrevoir la foule prolétaire se masser en contrebas, comme pour instiller dans l'esprit de l'observateur un sentiment de supériorité vis à vis du bas peuple couplé d'une angoisse omniprésente d'en faire partie un jour s'il ne rencontre pas le succès professionnel. Il suffisait souvent d'un simple licenciement pour se retrouver déclasser socialement et changer définitivement de quai à l'aérogare.

La section de l'aristocratie quant à elle, arobrait des murs d'un blanc immaculé. Des hôtesses humaines attendaient chaque passager personnellement afin de leur servir l'apéritif de leur choix. Ces hôtesses, triées sur le volet, avaient reçues le privilège incommensurable de se faire "augmenter", afin de mieux servir leur hôtes. De minuscules puces avaient été implantées dans leur cerveau, leur permettant d'effectuer des réservations de chambres d'hôtel ou de chauffeur privé de manière instantanée. La femme de Toulouse en faisait partie.

La plupart des membre de la classe supérieure avaient été augmentés dès l'enfance. Mais leurs améliorations ne se limitaient pas au cerveau. La plupart de leurs membres et organes vitaux avaient été remplacés par des copies conformes infinement plus résistantes aux chocs physiques et thermiques.

Toulouse et Faumont sortirent de la gare et s'engouffrèrent dans le bus de nuit bondé. Le véhicule les déposa une heure plus tard au pied de leur immeuble. Sans échanger un mot, ils grimpèrent les cinq étages et se souhaitèrent bonne nuit en tournant la clé dans la serrure de leurs appartement respectifs.

Comme à l'accoutumée, l'appartement de Toulouse était plongé dans l'obscurité quand il rentra. Il passa sans faire de bruit devant la chambre d'Uvira, sa petite fille de 10 ans et se dirigea vers la chambre à coucher, où sa femme avait déjà dû s'endormir depuis plusieurs heures déjà. Il devait être entre 1 et 2 heures du matin. Soudain, Toulouse s'immobilisa. Il sentait quelque chose d'inhabituel. Il sentait une présence. Il s'approcha de l'interrupteur et l'actionna, illuminant la pièce principale du T2 d'une lumière crue. Sa femme était là, assise à la table de la cuisine, le regard dans le vide.

"Tu m'as fait peur" dit-il en chuchotant. "Tu m'attendais ?" ajouta-t-il, soulignant l'évidence.

Il traversa le minuscule salon et vint la rejoindre dans la petite cuisine séparée du reste par un comptoir de briques. Toulouse remarqua alors les yeux fatigués bordés de rouge de sa conjointe. Des traces noires de maquillage avaient dégoulinées le long de ses joues fermes. Devant elle était posé un étrange ustensile électronique.

Son mari comprit qu'il s'était passé quelque chose de grave et s'assit en face d'elle, attendant que ça femme daigne lui expliquer la situation.

Elle releva la tête et croisa son regard, puis posa les yeux sur l'objet sur la table.

"Tu sais ce que c'est ?" demanda-t-elle sans émotion.

"On dirait un thermomètre, la petite est encore malade ?"

Toulouse ne pouvait pas savoir à quoi correspondait cet objet étrange. En réalité, sa mise en vente avait été interdite une centaine d'années auparavant. Il était fabriqué et distribué en toute clandestinité au marché noir au même titre que la drogue et les armes.

"C'est pas un thermomètre."

"Bon, c'est quoi alors ?"

"C'est..." Les larmes montèrent. Intrigué, Toulouse se pencha en avant et saisit l'objet. Il était dôté d'un tout petit écran, sur lequel on ne pouvait lire qu'un mot. "Positif". Il comprit instantanément.

"T'es enceinte ?"

Sa femme porta une main devant son visage. Des larmes dérapèrent sur ses joues, faisant briller les traînées de maquillage.

"T'es enceinte ?!" s'énerva Toulouse. "Tu te fous de moi ?"

"Ecoute, chéri, je sais pas comment c'est possible... Je sais pas quoi dire..."

"C'est qui cet enfoiré ?" Il s'était levé. "Dis-moi qui est l'enfoiré qui t'as mise enceinte !"

"Je sais pas !" cria-t-elle. "Je t'ai jamais trompé je te jure ! J'avais des vertiges depuis le début de la semaine et Alix m'a filé ce test de grossesse..."

"Arrête de te foutre de ma gueule, Nancy, tu sais très bien que j'ai subi une vasectomie après la naissance de la p'tite. On a même payé l'appart' avec la prime du labo, tu te souviens pas ?"

"Je sais..."

"Alors si c'est pas moi c'est qui ?"

"Je sais pas."

"Bon, j'en ai assez, demain tu vas chez le médecin et on en parle pl..."

"Je veux le garder, Toulouse." Elle maintaint son regard dans celui, interloqué de son mari. Un silence pesant envahit la pièce.

"Tu veux le garder ? Tu sais même pas de qui il est !"

"Ca m'est égal, je veux le garder c'est tout."

"C'est interdit, Nancy. On a pas le droit d'avoir plus d'un enfant par foyer."

"On se débrouillera."

"On a pas les moyens finan..."

"Va te faire foutre, Toulouse." Elle se leva fébrillement et se dirigea vers la chambre à coucher, laissant son mari seul avec l'objet resté sur la table.

***

"Eh, Toulo', on a une alerte système au secteur B13, tu veux bien t'en charger ?"

Le technicien ne répondit pas, le regard perdu dans l'immensité de la fourmillière de robots qui s'étendait sous ses pieds.

Faumont se leva de sa chaise et se planta à côté de son camarade étourdit.

"Qu'est-ce qui se passe, mec, t'as l'air complètement ailleurs aujourd'hui."

"C'est Nancy."

"Quoi, Nancy ?"

"Elle est enceinte."

Faumont prit quelques secondes pour encaisser la nouvelle. Toulouse reprit.

"Tu saurais pas de qui ça pourrait être par hasard ? Ta femme et la mienne, elles doivent discuter entre elles non ?"

Faumont restait pensif. Toulouse prit l'absence de réaction de son voisin de palier pour un nom. Il soupira et sortit du poste de contrôle en direction du secteur B13.

La cloche de la fin de journée avait sonné. Les deux techniciens étaient comme d'habitude les derniers à se changer dans le vestiaire. Faumont se tourna vers son collègue et d'un ton grave, il lui avoua qu'il savait peut-être comment Nancy était tombée enceinte.

"Lors de mon mariage avec Alix, son oncle est venu nous parler. C'était un gars de la haute, il était neurologue. Il est mort maintenant, paix à son âme. Comme Nancy venait de se faire recruter comme hôtesse à la station, il l'avait mise en garde face aux possibles dérives des puces implantées."

"Qu'est ce que tu veux dire ?" Le coeur de Toulouse se mit à battre de plus en plus vite. Il avait trop peur de comprendre.

"Ce que je veux dire, c'est qu'une fois que la puce est implantée, elle agit sur ton cerveau. Et un objet connecté, ça se hacke, tu sais..."

Toulouse déglutit.

"Le pire dans tout ça, c'est que tu peux non seulement contrôler ta victime, mais tu peux probablement effacer de sa mémoire tout ce qui s'est passé."

"C'est bon, j'ai compris." L'arrêta Toulouse, au bord de la nausée. Il se releva et sorti du vestiaire en titubant.

***

La chambre à coucher était vide. Seul un mot sur la table de nuit faisait office de cadeau d'adieu.

"Je pars. Je n'ai pas la force de te subir en plus de la grossesse.

N'oublie pas de racheter des médicaments pour la petite."

Partir, seule, avec un bébé, c'était du suicide.

"Papa, où elle est Maman ?" La petite venait de sortir de sa chambre. D'habitude, sa mère était toujours là lorsqu'elle revenait de l'école.

"Maman est partie pour le travail, elle reviendra bientôt." Il mentait mal. Sa fille se contenta de refermer la porte de la chambre derrière elle.

***

La pluie drue harcelait la structure du bâtiment de métal. Vêtu d'un costard trois-pièce qu'il avait loué au bazar du coin, Toulouse se dirigeait calmement vers l'entrée des voyageurs première classe. Arrivé au comptoir, il demanda à louer une capsule.

"Les locations de capsules se font par forfait à la journée, Monsieur." dit l'hôtesse arborant un grand sourire.

"Alors une journée." répondit-il, placide. L'hôtesse lui indiqua le couloir réservé aux hôtes VIP. L'argent avait été directement retiré de son compte par simple reconnaissance faciale des caméras de surveillance. Son compte devait être pratiquement vide à présent, mais cela n'avait plus grande importance.

Il s'avançait vers le lounge, un pas après l'autre, sans prêter plus d'attention au magnifique décor environnant qu'aux élégants gentlemen et ladies qui le toisaient avec méfiance, remarquant son accoutrement trempé. Il atteignit enfin le lounge. Sur les télévisions accrochées aux murs défilaient silencieusement les actualités de la zone. Une photo de Nancy apparaissait régulièrement sur les écrans surplombant un titre de quelques mots en caractère gras. "Prison à vie approuvée par le juge".

"Monsieur, désirez-vous un nouveau costume, je crains que la pluie ait eu raison de celui-ci." Toulouse se retourna vers le steward qui venait de lui adresser la parole. "Nous avons un service de location de costume, vous ne serez pas déçu par nos modèles, j'en suis certain."

"Non, merci. En revanche, j'aimerais m'entretenir avec le chef du personnel. C'est assez urgent."

Le steward tiqua, mais se résigna néanmoins à accéder à la demande incongrue. "Mais bien entendu. Veuillez me suivre." Les deux hommes disparurent derrière un sas dissimulé dans la paroi. Au bout de quelques embranchements, ils arrivèrent face à une double porte, dont la plaquette de métal indiquait "Salle de contrôle". Le steward entra et introduisit Toulouse. Le chef du personnel ne parut pas surpris de sa présence et il fit prendre congé au steward.

Le chef du personnel était un homme souriant, la vingtaine. Il était impeccablement coiffé et rasé. Les mains derrière le dos, arborant une fausse confiance en lui, il s'adressa à l'intru.

"Eh bien Monsieur, que puis-je faire pour vous ?"

"On m'a dit que je devais venir vous voir si j'avais besoin de services... particuliers."

""On" vous a bien renseigné." Il s'approcha du tableau de bord et enfonça une touche. L'écran central afficha alors la photo de chacune des hôtesses présentes dans le lounge.

"Alors, laquelle de ces magnifiques créatures vous ferait plaisir ?" Toulouse glissa sa main dans son dos et retira un objet métallique du revers de son pantalon. Le proxénète continuait. "Vous avez de la chance, nous avons remplacé l'une de nos hôtesses récemment. Je vous conseille la petite nouvelle, elle a été très appréciée."

Toulouse se tenait immobile, le vieux revolver de son grand-père à la main. Devant l'absence de réponse, le jeune homme finit par se retourner et esquissa un geste de surprise lorsqu'il aperçut le technicien de quarante ans le pointer avec une arme.

"Eh bien, Monsieur. Vous êtes sûr que tout va bien ?"

"Tu va crever, sale ordure."

"Vous pensez, vraiment ?"

"Vas-y, appelle la sécurité, du con."

"Et pourquoi donc appellerais-je la sécurité ?" Le jeune homme feignait l'innocence à la perfection.

"T'as pas peur ?"

"Peur de quoi ?"

"De mourir."

"Peut-être, mais je ne pense pas qu'un bout de ferraille datant de la préhistoire puisse me faire quoi que ce soit." sourit-il.

Un doute survola le visage du futur veuf. Durcissant le regard, il pressa la détente. Le coup partit. La cible se recula légèrement et revint en place, clignant frénétiquement des yeux.

"Quoi, c'est tout ? C'est encore plus décevant que ce à quoi je m'attendais..." Il s'avança vers le technicien et le saisit à la gorge. D'une force herculéenne, il souleva Toulouse d'un seul bras.

"Qu'est-ce que tu crois que je fais avec l'argent que me rapporte ce petit business ? Hein ? Je fais quasiment partie des immortels, maintenant. Rien ne peut m'atteindre, et sûrement pas un petit rat de ton espèce." Il renforça sa prise. Le cou de Toulouse était à présent violacé des veines cherchants désespérément à sortir de sa peau. Après quelques secondes, il le laissa s'écrouler au sol.

Deux vigiles entrèrent alors dans la pièce.

"Débarassez-moi de cet imbécile. Et communiquez son identité à la police, je compte le poursuivre pour coup et blessures." Le jeune cyborg mit un genou à terre et se pencha vers sa victime. "Mais dis-moi, ta femme m'avait pourtant dit que vous aviez une fille, non ?" Il fixa le vide, cherchant des informations au sein de son cerveau augmenté sous le regard terrifié du père. "Elle a été placée en orphelinat à ce que je vois..." Il se releva.

"Non... S'il vous plaît, non..." murmura Toulouse.

"Eh bien, je suis sûr qu'elle fera une excellente hôtesse à la station N72 ! Emmenez-le."

Les deux vigiles se saisirent sans peine du futur détenu qui se débattait pourtant de toutes ses forces et l'emmenèrent hors de la salle de contrôle, laissant le chef du personnel seul avec l'objet resté au sol.

FIN.

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