"Ils arrivent"

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Ils arrivent. J'entends l'écho de leurs pas et l'éclat de leurs voix à mesure qu'ils parcourent toutes les pièces de la maison, armés de leurs lampes torches et Dieu sait quoi d'autre. Ils ne cherchent même pas à être discrets. Ils savent que je suis retranchée ici et que je n'ai plus les moyens de fuir. J'aurais dû pressentir que mon tour viendrait, mais j'étais trop arrogante pour l'admettre. Et me voilà coincée dans cette fichue cave, sans issue de secours, plongée dans les ténèbres à attendre ma fin. Je n'y réchapperai pas. Cette certitude martèle mes pensées et imprègne mon âme.



Je menais une existence paisible avant que le premier meurtre n'ait lieu dans notre ville. Des meurtres, il y en a tous les jours en France, un peu plus de deux par jour, si on se fie aux statistiques diffusées par le Ministère de l'Intérieur. Mais celui-ci avait défrayé la chronique, et pour cause : une jeune étudiante bien sous tout rapport avait été retrouvée assassinée dans la cave de la maison de ses parents, alors que ces derniers lui avaient confié la demeure pour le week-end. A leur retour, ils avaient commencé par s'inquiéter de ne trouver personne à la maison. Puis ils avaient découvert avec effroi que l'électricité avait été coupée. Enfin, la mélodie du téléphone de leur fille avait résonné du fin fond de la cave, comme venue d'outre-tombe. La marche funèbre qu'ils avaient entreprise les avait menés jusqu'au cadavre ensanglantée de leur progéniture. Hurlements du père, évanouissement de la mère, appel de détresse des voisins, débarquement toute sirène hurlante de la police, arrivée en fanfare d'une meute de journalistes, l'histoire avait fait tous les gros titres de la une du lendemain. Forcément, j'ai comme beaucoup d'autres suivi l'histoire de très près et pas seulement parce que je la connaissais. Elle s'appelait Sophie et fréquentait la même Unité de Formation et de Recherche que moi, à l'université. Aux dires des journalistes et des déclarations officielles, le meurtre avait été sanglant... et interminable. « Inhumain », « inqualifiable », « une violence inouïe », tous les politiques rivalisaient de qualificatifs et l'opposition ne manquait pas de critiquer le pouvoir en place pour à propos de sa politique sécuritaire. Je ne voyais pour ma part qu'une jeune fille qui avait un cours en commun avec moi et qu'on avait arraché à la vie.



Les choses auraient pu finir par se tasser, comme tout le reste. L'avènement de la communication a fini par rendre les gens insensibles. La multiplication des scènes de violence à la télévision a fini par conduire à leur banalisation. Oui, c'est horrible, c'est inhumain, c'est atroce, mais au fait, qu'est-ce qu'on mange ce soir ? Des gens sont tués en Syrie chaque jour, des enfants se font abattre à Toulouse, un tsunami a fait des milliers de victimes et failli provoquer une catastrophe nucléaire, mais tout le monde finit par oublier, ou tout le monde s'en fout. Jusqu'au second meurtre. Cette fois-ci, les journalistes ont rivalisé de plus belle pour obtenir l'information exclusive, quitte à frôler l'illégalité. Le rapport d'autopsie de la seconde victime, ainsi que de nombreux autres documents officiels, ont même été diffusés en ligne. Il s'agissait une nouvelle fois d'une jeune étudiante, Fanny de son prénom. Le mode opératoire semblait avoir été le même : pas de trace d'effraction, l'électricité coupée, la victime retrouvée mutilée dans la cave. Sur les forums, les Twitters, les blogs et autres conneries, chacun y allait de sa petite théorie : un nouveau Jack l'Eventreur, un Tanguy abreuvé de films d'horreur qui avait fini par passer à l'acte, un gamin qui voulait « voir ce que les jeux vidéos ça faisait en vrai », certains allant même jusqu'à évoquer une réponse punitive des Roms suite aux récentes expulsions dont ils ont été l'objet... pathétique.



Tout cet engouement avait rendu Eric frénétique. Tous les jours, il lisait attentivement tout ce qui se racontait et prenait des notes. Comme tout bon sociologue en herbe qui se respecte, il aimait bien analyser les comportements de ses semblables pour en tirer des conclusions ô combien fascinantes. Sacré Eric. Mon meilleur ami de toujours avait toujours eu un faible pour les intrigues policières. Il dévorait les biographies de tueurs en série et d'inspecteurs célèbres, lisait des centaines de romans policier en essayant de deviner l'identité des tueurs et s'amusait même parfois à envoyer à la police des informations pouvant aboutir à la capture de certains individus recherchés. Bref, il avait le chic pour découvrir les indices dans les recoins les plus dissimulés d'une coupure de presse ; et pour ne rien arranger, il gagnait systématiquement au Cluedo™.



Trois autres meurtres ont suivi au cours des semaines suivantes. On avait néanmoins repris exactement le même procédé ; victime estudiantine, pas d'effraction, électricité coupée, et bien sûr, on avait atrocement mutilé les futurs cadavres. Pauvres filles. Eric était devenu fou. Il passait de plus en plus de temps à lire ce qui se racontait, à essayer de débusquer les indices pouvant remonter jusqu'au tueur. L'une des victimes était sa cousine. Je l'ai accompagné aux funérailles, qui ont pris des allures de montée des marches cannoises tellement le nombre de flashs crépitant de ces vautours de journalistes était hallucinant. La police était également là et avait installé un cordon de sécurité autour de quelques allées du cimetière. Eric s'est jeté dans les bras de sa tante en jurant qu'il découvrirait qui avait fait ça et n'a pas manqué de le hurler aux journalistes qui faisaient le pied de grue quelques mètres plus loin. Il y a mis tellement de cœur que cela en devenait presque risible, en dépit des circonstances. J'ai fait un effort pour me contenir et je l'ai pris par l'épaule pour l'emmener un peu plus loin afin qu'il se calme. Vu le caractère sanglant des meurtres, je ne tenais pas spécialement à attirer l'attention. C'est d'ailleurs en lui tapotant l'épaule que j'ai remarqué une ombre furtive sur ma droite, à environ une vingtaine de mètres, au niveau de grandes stèles. Deux silhouettes noires qui semblaient observer la scène de loin, ont disparu comme l'éclair lorsque mon attention s'est posée sur eux. Pendant une fraction de seconde, j'ai senti comme une goutte d'eau glacée descendre le long de ma colonne vertébrale. Non, ça ne pouvait quand même pas être ... Ici, en plein jour et vêtus de la sorte ?



Pourtant, le meurtre qui a suivi a confirmé mes craintes. Les journalistes ont rapporté des témoignages émanant du voisinage, faisant état de deux silhouettes en fuite quelques instants après l'heure déclarée du meurtre. Deux silhouettes. J'avais immédiatement fait le rapprochement avec celles aperçues au cimetière quelques jours plus tôt. L'apparition a pris alors l'allure d'un présage funeste. Avions-nous attiré l'attention sur nous ? J'ai pris le temps de réfléchir quelques minutes avant d'éclater de rire. Cet épisode du cimetière n'allait quand même pas me rendre paranoïaque ? J'en ai néanmoins discuté avec Eric pour avoir son avis sur la question. Pour lui non plus, il n'y avait pas de problème. Il allait néanmoins devoir faire preuve de plus de discrétion dans ses prochaines « investigations ». Nous sommes partis d'un rire complice avant de vaquer à d'autres occupations.



Eric est mort désormais. Son corps gît dans une pièce du rez-de-chaussée, quelque part au-dessus de ma tête. Et je suis la prochaine. Nous étions seuls dans la maison, quelques minutes plus tôt. Lorsque l'électricité s'est soudainement coupée et que quelqu'un a frappé à la porte, j'ai tout de suite compris de quoi il retournait. Eric m'a demandé de le suivre à la cuisine et m'a donné un couteau avant de m'ordonner de descendre me cacher dans la cave. Il a ajouté qu'il ferait son possible pour les retenir ou les envoyer sur une fausse piste. J'ai donc descendu les marches et je suis restée tapie dans l'ombre, à guetter le moindre bruit suspect. J'ai entendu sauter les gonds de la portée d'entrée, des bruits de pas précipités, des voix... celle d'Eric, hurlant à ces salauds de s'approcher s'ils l'osent. S'ensuit des bruits de verres qu'on brise, des empoignades, quelques cris, puis un coup de feu. Le silence retombe dans la maison quelques secondes, puis ça repart de plus belle. Je serre frénétiquement le couteau dans ma main. Le couteau. Je ne le vois pas, mais je sens la dureté de son manche. Mon doigt caresse la lame acérée de cette arme qui pourrait me permettre d'échapper à la souffrance. Mais allais-je oser me trancher les poignets ? Un grand coup ébranle la porte de la cave. Les idées se bousculent dans ma tête. Je ne veux pas être prise, je ne veux pas souffrir, je veux retrouver Eric. Nouveau coup sur la porte. Le verrou saute. Sans hésiter, je m'ouvre les veines. Une odeur cuivrée et familière se répand dans mes narines. Eric... Le couteau tombe de ma main en faisant un bruit sourd. Eric, j'arrive. Je m'adosse à une poutre de maintien et me laisse glisser au sol. Eric, mon ami... La porte de la cave s'entrouvre en grinçant. Eric, mon âme sœur... Le faisceau aveuglant d'une lampe torche balaie les profondeurs de la cave et éclaire mon visage. Eric, mon éternel complice... 


Les policiers savent désormais que je suis là, en bas. Ils arrivent.

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