L’Hiver
L’hiver est froid, mordant, pour ne pas dire terrifiant tandis que Thalia fête ses 19 ans. Les marques sur son corps ont fini de s’étendre, leurs motifs roulent, s’enroulent et sillonnent chaque partie de son corps, soulignant des courbes inexistantes, révélant au monde entier sa vraie nature.
Elle est seule, face au passé. Ce passé se nomme Eylia ; sa peau parcheminée semble trop grande pour elle, elle pend lamentablement lorsque l’ancienne lui tend un bol. Bien qu’elles soient estompées et comme usées, les marques sont là aussi. Délicatement, Thalia s’empare du bol et trempe les lèvres dedans, la boisson est chaude et épicée.
Cette journée est sacrée, elles doivent la passer ensemble jusqu’à la tombée de la nuit, après quoi, le rituel commencera.
— J’ai peur, Mère, confie la jeune femme en remontant la peau de bête sur ses épaules.
« Mère » Il y a longtemps que ce nom a été remplacé. Eylia ne laisse rien paraître d’un éventuel trouble à ce nom, elle se redresse péniblement et rajoute une bûche dans le foyer. Nul doute que le village entier envie la maigre chaleur qui règle dans cette hutte, mais nul n’ose envier le sort des deux femmes qui s’y trouvent. Malgré tous leurs privilèges, elles ne sont rien de plus que des offrandes.
— Et si on s’enfuyait toi et moi ? Ils sont tous enfermés chez eux à nier qu’ils nous sacrifient comme du vulgaire bétail…
— Thalia…
— Non ! N’essaie pas de me raisonner ! C’est moi qui ai raison et tu le sais !
L’aînée pose un regard fatigué sur la frêle jeune femme. Les années l’ont usée, il y a longtemps qu’elle a accepté son statut, son devoir, sa fin. Pourtant, la compassion et la douceur font luire ses yeux.
— Tu sais que j’ai raison… implore la jeune femme.
Eylia ne répond pas. À quoi bon ? Cette conversation, elles l’ont eue cent fois. Et même si c’est dur à admettre ; elle-même l’a eu, jadis, cent fois aussi avec sa prédécesseur. Aussi sait-elle qu’il faut tuer l’espoir dans l’œuf, car le destin d’une Dame est inéluctable. Quand bien même elles parviendraient à quitter le village, soit elles finiraient par mourir de faim et de froid, soit… Eylia pince ses maigres lèvres ; l’autre alternative est trop terrible pour y songer.
Lentement la lueur d’espoir meurt dans l’azur des yeux de Thalia, ses épaules s’affaissent. Elle replonge ses lèvres fines dans le bol.
— S’il te reste des questions, c’est maintenant ou jamais. Ce soir…
— Ce soir, c’est Renaissance. Je sais.
Thalia a les yeux fixés sur son bol. Les herbes commencent à faire effet : sa peau est de plus en plus sensible, son ouïe est plus aiguisée. L’heure approche.
— Est-ce que… est-ce que ça fait mal ?
— Non.
La réponse est trop rapide pour juger de son honnêteté : soit l’aînée appréhendait cette question et préfère mentir pour éviter de l’inquiéter, soit ce n’est vraiment pas douloureux… ? Thalia se mord les joues, elle n’ose pas approfondir la question.
Les heures passent en silence, la tension monte, elle est palpable à travers tout le village.
Les deux femmes sont finalement éveillées, l’herbe a rempli son devoir. Pour la première fois de sa vie, Thalia voit les ombres et elle les entend. Ce ne sont pour l’instant que des murmures, de vagues chuchotements, mais cela ne tardera pas à devenir des grognements, des mugissements, des hurlements clamant et réclamant d’être satisfaits. Un frisson traverse l’échine de la jeune femme.
— Il est l’heure Jeune Dame, annonce doucement l’aînée.
Thalia opine sagement du chef et se redresse. Avec des gestes lents et gracieux, elle se défait à contrecœur des peaux animales qui la recouvrent, elle ôte son épais gilet en laine, dénoue les liens de sa tunique et de sa culotte, révélant son corps jeune et ferme. Des ombres audacieuses s’enroulent délicatement, mais néanmoins avidement autour de sa cheville gauche, la faisant frémir.
— Drameda !
La voix de l’ancienne est sèche, l’ombre s’efface aussitôt.
— Il va te falloir être vigilante dans les premiers temps…
— Je sais Dame Duègne, acquiesce la jeune femme tout en s’allongeant sur leur lit.
Eylia a un maigre sourire à ce nom, elle sent presque les larmes monter, mais se retient. Oui, c’est la fin.
Lentement et avec raideur, elle se défait elle aussi de ses protections et de ses vêtements, révélant un corps meurtri par le temps, sa peau fine et fragile semble aussi vieille que le monde. Dans un craquement sonore, elle s’agenouille entre les jambes de la jeune femme et se penche sur son intimité. Délicatement, elle glisse un doigt et déchire habilement la pureté de son apprentie. C’est son commencement. En retirant son doigt, elle constate un peu de sang s’écouler, un sang noir. Une larme échappe à la vigilance de la vieille femme et se perd dans les sillons de ses rides. Son regard croise celui de Thalia, ses yeux sont rouges et humides. Les mots sont inutiles entre les deux femmes.
Thalia se redresse et prend doucement la vieille femme dans ses bras, l’aidant à s’allonger contre elle. La jeune femme serre son aînée dans ses bras avec la force du désespoir, priant pour un miracle.
En vain.
Lentement, les motifs s’estompent sur la peau de la vieille femme et deviennent plus sombres sur le sien. Petit à petit, le corps de son aînée se refroidit, se recroqueville. C’est sa fin. Elle éclate en sanglots, étreignant une ultime fois le corps sans vie de sa Dame, avant de s’écarter brusquement. Les ombres n’ont pas traîné, elles commencent déjà à dévorer ses jambes ainsi que ses mains.
Thalia refuse d’assister à ce spectacle, surtout si elle n’y est pas obligée. Elle se relève et s’approche de l’armoire en bois sombre au fond de la pièce et l’ouvre. Le rituel doit se poursuivre, c’est à présent à elle que revient le devoir de porter le voile du Don. Il s’agit d’un voile noir, très fin, presque transparent qui doit couvrir son visage et sa tête, il est maintenu par une fine couronne en or. Cet apparat est symbolique : aucun regard ne se croise directement, l’anonymat et la dignité de chacun sont ainsi préservés pendant les nuits de l’Offrande. La couronne quant à elle représente son pouvoir : celui de choisir, de recevoir et de donner. Son corps bouillonne, c’est donc tout ce qu’elle porte lorsqu’elle quitte la hutte, sans un regard en arrière, sans un regard sur le passé.
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