Amère conscience

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Les voix s'étaient tues.

Les iris laiteuses qui donnaient leur nom aux sang-blancs se tintèrent d'un rose pâle.

Alors qu'elle avalait progressivement la vie de cet inconnu, elle prit lentement conscience de ce qui l'entourait. Gorgée par gorgée, le lourd voile qui recouvrait ses sens et ses pensées s'effilochait. Elle ressentait la pièce et ses cinq respirations, la sienne également ainsi que ses déglutitions, ponctuée de quelques râles de jouissance de celui qu'elle buvait.

Par le fil vital qui s'écoulait dans sa gorge, elle sentait le plaisir, l'extase de sa victime. La complétion d'un inassouvissable désir. Une joie comblée, éphémère.

Que faisait-elle ? Que mangeait-elle ?

Elle ressentait ses moindres sentiments, son sang l'ouvrait à elle.

L'homme était comme brisé, vide. Il lui semblait boire de l'eau rance. Son essence même paraissait déchirée, déchiquetée. Qu'était-il arrivé à cet être ? Qu'était-elle en train de manger ?

Les crocs toujours plantés dans son épaule, elle se mit doucement à pleurer.

Il devait tellement souffrir. Sa vie ressemblait à un enfer permanant. Il ne pouvait que déambuler dans ses propres limbes en pauvre lambeau d'homme qu'il était, cherchant sans repos de quoi arracher les derniers fragments d'être qui maintenant sa douloureuse existence dans ce monde.

Son sang acre lui râclait le palais, lui irritait la langue. Elle hésita à tout recracher sur le champ, mais tint bon. Il fallait qu'elle mange, pour elle, mais aussi pour lui.

Elle sanglotait. Comment était-ce possible ? Comment un homme pouvait-il devenir à ce point vide, à ce point terriblement creux ?

Au terme d'un temps qui lui parut plus long que l'éternité, elle attrapa délicatement sa taille, et se retira de son épaule dans une douce inspiration.

Du sang filait des commissures de ses lèvres, des larmes cascadaient de celles de ses yeux.

Elle planta un regard d'une tristesse infinie dans le sien.

Une tignasse brune crasseuse, des iris noisettes soulignés par d'immenses cernes et des joues creuses, le visage fin aux traits marqués par la faim. L'air hagard, son expression semblait se perdre dans le vide criant de son existence.

- Comment t'appelle-tu ? prononça-elle d'une voix vibrante d'émotion.

Il posa les yeux sur elle et en guise de réponse, il lui afficha un grand sourire béat. Il voulut ouvrir la bouche, mais tanguant dangereusement, il préféra reprendre ses appuis. Sans succès. Il bascula puis s'effondra de tout son long dans les bras tendus de la jeune femme. Inconscient.

Elle resta ainsi plusieurs instants, interdite. Plantée au beau milieu d'une salle vide de tout ornement, un poids mort entre les mains. Oscillant entre l'incompréhension la plus totale et le chagrin le plus profond.

Après un temps qui lui parut indéterminé, un homme fini par entrer dans son champ de vision embué de larmes. Elle avait complètement occulté la présence des quatre autres personnes qui patientaient derrière elle depuis tout ce temps.

Grand au corps bien taillé, son visage rude était piqueté de deux yeux d'un gris métalique, surmonté par un début de calvitie d'une chevelure grise, courte et stricte.

L'homme paru lui adresser quelques mots dans une posture ostensiblement pacifique et rassurante, les deux paumes tournées vers elle. Le dialecte était chantant, rebondissant, avec quelque consonance accrochante, éparse, comme soulignant les termes importants. Elle ne le comprenait pas.

Il la fixa d'un air ennuyé et commença à échanger avec une femme qui se trouvait toujours dans son dos. Alors que celle-ci répondait, un symbole apparu tout à coup dans son esprit, luisant d'écarlate, il ondoyait paisiblement, décrivant ses angles et courbes complexes dans une nonchalance presque apaisante. Comme par un vieux réflexe, elle l'effleura du bout de la pensée. Le signe scintilla, ondula une dernière fois, puis se déroula, déployant demi-cercles et lignes connexes, s'allongeant et se répandant, pour se dissiper tel qu'il était arrivé.

- ...ne pense pas qu'elle puisse nous comprendre, poursuivit la dame derrière elle. Tu l'as entendu parler comme moi, ce n'était assurément pas du français, ni même de l'anglais. J'ai l'impression qu'il nous va falloir être imaginatif pour parvenir à communiquer avec elle.

- C'est inutile, souffla-t-elle à mi-voix. Je peux vous comprendre.

Le silence qui s'en suivit fut court, mais suffisant pour être inconfortable. Elle n'avait pas encore pleinement saisi pleinement ce qui venait de se passer. Mais pour une raison qu'elle n'expliquait pas, leurs mots possédaient à présent un sens, elle pouvait parler à ces gens.

- Peux-tu nous donner ton nom ? Je m'appelle Soniev, répéta l'homme en face d'elle.

Le regard posé sur la loque à peine vivante qui gisait dans ses bras, de nouvelles larmes venaient lui piquer les yeux.

- Comment est-il devenu ainsi ?

Ennuyé de voir sa question ainsi occulté, le dénomé Soniev paru perplexe.

- Eh bien, c'est un Creux, répondit-il comme si l'évidence était telle qu'il s'étonnait lui-même de devoir fournir cette réponse.

Creux. Était-ce ainsi qu'il était désigné ? Le mot était juste. Il était simplement creux, désespéré, vide, il n'y avait rien de plus précis pour le décrire.

Une larme perla sur le bout de son nez, gouttant jusqu'au visage de l'inconscient.

- Comment ? Comment a-t-il été... creusé ?

L'homme fronça les sourcils, diplomate, il répondit tout de même.

- Les Creux sont victimes du cercle vicieux. Ils nourrissent quelqu'un, grisé par l'ivresse de la morsure, ils partent nourrir quelqu'un d'autre sans laisser le temps au corps de récupérer. Chaque morsure les rendant plus dépendant que la précédente et dépréciant peu à peu leur intensité d'âme, ils finissent souvent à quémander pour le restant de leur vie auprès de ceux de la plus basse extraction, moins sensible à l'essence. Perdant toute forme de goût ou d'intérêt pour les autres Viskandres.

Elle savait cela, le fait de l'entendre énoncé le lui rappelait. L'horreur qui était associée à ce genre de drame lui revenait aussi, inadmissible, moralement indicible. Ce Soniev semblait pourtant en parler comme d'une affligeante banalité.

- Écoute, reprit son interlocuteur, je peux comprendre que tu sois quelque peu perdue, ce que tu viens de traverser à dû être infiniment difficile. Cependant, nous sommes là pour t'aider. Veux-tu bien nous donner au moins ton nom, s'il te plait ?

Elle ferma les paupières, égrainant ses dernières larmes sur le miséreux qu'elle tenait. Comment s'appelait-elle ? Elle l'ignorait, comme un nombre incalculable d'autres choses. Tout lui semblait si proche et pourtant si inaccessible. Comme si elle pouvait effleurer tout ce qu'elle était du bout des doigts, sans jamais rien pouvoir saisir. Un souvenir dissonait cependant. Il luisait dans les ténèbres de sa mémoire comme un phare guiderait l'égaré, seul instant de vie dans un océan de terne, éteint. Elle le toucha. Elle pouvait le ressentir, il était à la fois doux et tiède, heureux et mélancolique, beau et triste... Soudain, une image en émergea, lumineuse. Elle s'y voyait : une peau d'ivoire et des traits délicats, ses pommettes hautes encadraient un regard écalate absolument magnétique ainsi qu'un nez très fin. Son immense sourire cachait mal des lèvres discrètes et un court menton, une soyeuse cascade d'ébène descendait jusqu'au milieux de son dos pour finir de se nouer en une natte complexe. Elle était heureuse, elle discutait en riant avec une autre personne, une femme. Son visage était trouble et sa voix gommée, malgré tout, elle ressentit comme un pincement au cœur en l'entendant. Elle estimait cette personne. Beaucoup. Elle lui évoquait une kyrielle de palettes colorées, une kyrielle de sentiments bariolés, une kyrielle de rayons bigarrés et de lumières altérées. Une kyrielle de kyrielles et des kyrielles de kyrielles de kyrielles...

Elle ne savait pas ce que ce souvenir contenait, mais elle s'en fichait, elle tenait à le conserver.

Elle sourit, rouvrant des yeux curieusement rosés.

- Kyrielle. Je m'appelle Kyrielle.

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