La Piste

de Image de profil de Mathieu langeonMathieu langeon

Avec le soutien de  Jean-Michel Palacios 
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La luminosité baissait et le silence grandissait. Greg entendait de plus en plus son cœur battre trop fort. Il était sur la piste, mais dans peu de temps il ne verrait plus rien. Plus d’empreintes, plus de branches cassées ou d’agitation à suivre. La forêt serait plongée dans une nuit inquiétante, il demeurerait immobile, et le loup prendrait encore de l’avance. Cela faisait maintenant trois jours qu’il poursuivait l’animal à travers la forêt dense de Bélouve, sur l’immense plateau du Taïbit. Trois jours à courir pour venger ses brebis. L’animal devait se sentir traqué, parce qu’il n’arrêtait pas de fuir. Il avait beau accélérer, il ne réussissait pas à le rattraper. Peut-être n’y parviendrait-il pas ? La question ne se posait pas, il allait tuer ce monstre, peu importe le temps ou l’énergie que cela prendrait.

Le prédateur avait tué deux brebis. Sans trop réfléchir, dans un élan de rage, il avait saisi son fusil et son sac à dos et s’était mis en route. Il connaissait bien la forêt. Il y avait grandi, c’était son domaine. La colère n’était pourtant plus son seul moteur. Après une si longue poursuite, elle s’était estompée et avait laissé place à une sorte de défi, de quête insensée. C’était maintenant une histoire entre deux mondes qui s’affrontaient, l’un sauvage, l’autre civilisé. Son téléphone sonna alors qu’il atteignait le sommet d’une petite colline :

— Greg ? C’est moi. Où es-tu ?

— Je suis toujours sur ses traces, je crois que je gagne du terrain.

— Mais qu’est-ce que tu fais ? Reviens, ça suffit maintenant. On s’en fiche de ces deux brebis, la préfecture va nous indemniser, j’ai rempli les formulaires ce matin.

— Non, je vais l’avoir.

— Mais pourquoi ? Il n’a rien fait de plus que ce que font les loups.

— Écoute, je ne peux pas te dire pour le moment, je te rappelle.

Une pluie fine se frayait un chemin entre le feuillage dense. Il allait devoir s’arrêter, l’obscurité masquait toutes les traces. Il s’installa au pied d’un araucaria gigantesque. Le sol humide exhalait une odeur d’humus et de champignons. Le silence n’était troublé que par ses gestes et sa respiration. Il sortit de son sac le dernier paquet de biscuits secs et mangea. Il ne voulut pas faire de feu, cela aurait révélé sa présence. Il dormit quelques heures en attendant les premières lueurs de l’aube.

Il avait repris sa marche, les oiseaux célébraient une nouvelle journée. Le loup avait choisit un itinéraire singulier. Il s’enfonçait toujours plus loin dans la nature. Pourquoi s’éloigner ainsi des habitations ? C’était son garde-manger. Il avait l’impression qu’il se savait suivi et qu’il l’entraînait au plus profond de la forêt, de plus en plus dense et sauvage. Là où l’être humain n’est plus qu’un intrus insolite. Les traces au sol devenaient moins visibles, mais elles étaient plus récentes. Il allait bientôt le retrouver. Peut-être encore un ou deux jours maximum.Le téléphone sonna à nouveau, la réception n’était pas bonne :

— Greg ? Tu m’entends ?

— Oui, qu’est-ce que tu veux ?

— Quoi ? Mais ce n’est pas vrai, tu es où ? Rentre !

— Dans la forêt, je serai bientôt de retour.

— Je ne comprends rien ! Reviens !

Et la conversation fut coupée. Il ne pouvait pas rentrer maintenant, si proche du but. Il n’en avait de toutes façons aucun désir. Il irait jusqu’au bout. Il écouta un instant les bruits de cet environnement hostile. Des insectes qui crissaient, de lointains grognements, des oiseaux qui s’agitaient soudain. Sa marche était de plus en plus difficile. Il devait lutter avec des branchages emmêlés et piquants qui déchiraient ses mains et son visage. Les moustiques ravageaient sa peau qui rougissait. Il était épuisé, mais plus très loin de sa proie. Il le sentait.

Tout à coup, il se figea. Un craquement, à quelques mètres devant lui. Il ajusta le fusil sur son épaule. Il avançait comme un chat précautionneux, posant ses pieds lentement sur le sol moussu. Nouveau craquement. Le silence semblait total. Comme si tout le vivant retenait son souffle pour assister à la mise à mort. Il lui sembla apercevoir la bête, encore dissimulée derrière un fourré, il crut voir une partie de sa queue et de son poil blanc. Il visa. Mais l’animal se mit soudain à courir, sans raison apparente, un peu comme s’il eut senti le danger. La traque reprit. Au soir, il dut à nouveau s’arrêter. Il n’avait plus rien à manger, sa gourde était vide. Que faisait-il là ? Il poursuivait un animal insaisissable jusqu’au bout de ses forces. La forêt par son silence semblait lui intimer l’ordre de renoncer. Pourquoi s’entêtait-il ? Il n’avait jamais rien fait d’aussi inconsidéré. C’était un homme simple et dévoué. D’où lui venait cette rage soudaine ? Ce loup était étrange, au moins aussi intelligent que lui… Il parvint à dormir. Le soleil était déjà très haut lorsqu’il se réveilla. Il se sentait las. Ses jambes le faisaient souffrir et sa gorge était sèche. Il chassa les insectes qui avaient profité de son immobilité pour essayer de glaner leur repas, et parvint à se lever. Il consulta son téléphone, aucun signal.

Il avait retrouvé la piste après une bonne heure de marche. Une empreinte profonde et nette sur un sol plus spongieux. Cela lui avait redonné du courage. Ce loup l’avait entraîné dans un maelstrom végétal, un labyrinthe d’arbres et de pensées. Mais il retrouverait le fil. Toute la journée, il erra au milieu de la végétation. Il découvrit sur une petite source. Il savait bien que ce n’était pas prudent, mais il but, longuement. Son estomac criait famine, la faiblesse grandissait. Lorsque la nuit tomba et que le silence se fit, il s’écroula au pied d’un escarpement rocheux. Pourquoi s’obstinait-il autant ? Que cherchait-il à prouver ? Il mettait sa vie en jeu à poursuivre un loup bien trop futé pour lui. Il repensa à Angèle, sa femme qui ne pouvait pas avoir d’enfant et qui était devenue si cruelle. Il revit la ferme paisible que ses parents lui avaient léguée avant de partir. Ses pensées étaient confuses et naviguaient dans l’océan flou de sa mémoire. Et il ouvrit les yeux, soudain aux aguets. Son instinct venait de le mettre en garde. Il balaya le paysage et aperçut deux points rouges près d’un grand arbre, à une dizaine de mètres de lui, sur sa gauche. Il détourna le regard un instant pour saisir son fusil, et lorsqu’il le mit en joue, il n’y avait plus rien, rien que le noir d’une nuit sans lune.

Au matin, il ne trouvait plus le courage de se lever. Son fusil était posé sur ses jambes inertes couvertes d’insectes. Il essaya d’en chasser quelques uns, mais ils étaient trop nombreux. Il entendit des oiseaux qui piaillaient très haut dans les arbres. Ils semblaient donner l’alerte. Il ne voyait rien d’autre qu’un mur vert et dense. Il ferma les yeux et essaya de rassembler ses forces, mais son esprit s’égarait. Angèle était si loin. Il la voyait pourtant, elle avait un foulard fleuri dans ses cheveux noirs, elle dansait dans l’air tiède à la fête du quartier. Elle était belle, il la prenait par la main et ils tournaient l’un contre l’autre. Et puis il entendit un hurlement, celui d’un loup qui appelle sa meute. Il n’ouvrit pas les yeux. Il n’avait pas peur. Dans l’obscurité de ses pensées, il le vit s’approcher, il perçut son haleine chargée. Le loup l’avait vaincu et cela le fit sourire. Les poils de la gueule du monstre effleuraient ses lèvres, et il s’abandonnait à cette caresse insolite.

Il y eut un bruit fantastique. Il parvint à lever la tête et à agiter vaguement un bras. Un espoir l’anima un instant, mais à bout de force, il perdit connaissance.

Lorsqu’il se réveilla. Il faisait nuit, tout était calme. Angèle dormait sur un matelas posé à même le sol. Elle s’était recroquevillée et serrait un drap. Il ne voulait pas la réveiller. Il réussit à se lever et se dirigea vers la salle de bain. Il urina. En retournant se coucher, il croisa son regard dans un miroir, ses traits étaient tirés et ses yeux rouges. Il s’allongea contre Angèle.

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La PisteChapitre4 messages | 4 jours

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