La Chouette de Novembre (1/2)
Lorsqu’une personne débarque dans le XXe arrondissement, elle pense d’abord au boulevard des allongés, non à l’ancien faubourg. Mélange de neuf et d’ancien, ses ateliers d’art, son dédale de venelles encadrées d’immeubles, de plus en plus agrippés aux nuances ardoise, attirent l’œil, mais repoussent les pèlerins. Carcan de béton, préservé des excentricités architecturales du XXIIe siècle, pour ne plus préserver que la laideur mémorable du XXIe. Belleville… son parc en ruine, son marché ravagé par les drilles et sa fichue prise d’otage rue des Pyrénées. Le quartier n’a plus d’agréable que le nom.
Au fond d’un parcage crasseux, parsemé de conteneurs rouillés, dans une ancienne réserve de féculents, à quelques mètres seulement de l’arrière boutique d’un honnête usurier peu scrupuleux, se terrent les ravisseurs, pour la plupart dans leur plus tapageuse tenue d’apparat. Un masque de calmar en terre cuite pour certains, un plastron tout en dorure chez les allumés du Glaives. La scène aurait pu prêté à sourire, s’ils n’étaient pas tous pourvus de lourdes armes automatiques rococos. Derrière leurs formes biscornues, pleines de tubes et de pistons rutilants, elles crachent la mort d’une simple pression d’index.
Depuis les hauteurs d’un toit voisin, dissimulé derrière le parapet bétonné, des jumelles cupriques sur le nez, Sanchez n’a de yeux que pour ces armes, là où l’infortuné Jean-Louis, avait immédiatement aperçu son Enora ligotée, en compagnie d’une vingtaine de civiles passablement flippés. Il ronge maintenant le mors, priant pour que rien ne vienne faire capoter le plan du professeur.
Un plan simpliste, propice à n’importe quelle déferlante, mais faute de mieux, on avait gardé l’idée de base. De fait, Sanchez n’est pas négociateur, seulement génie des sciences, donc la presse lui avait pardonné la simplicité de l’opération Cormoran.
Le silence dure, alors que la nuit commence à tomber. Encore cinq minutes avant l’arrivée de Philibert et son rival Jérôme Zébret, directeur de la rédaction du Figaro. Jean-Louis étouffe, n’en peut plus.
- Dites, j’ai une question, demande-t-il finalement.
- Une de plus.
- Pourquoi…
- Qui a dit que j’avais envie de l’entendre ?
- Vous n’avez pas précisé l’inverse. Dites, puisque vous connaissiez déjà toute la situation, pourquoi ne nous avez-vous pas renvoyé avant les enlèvements ?
- Question de point d’ancrage.
- Mais encore ?
Sanchez grommelle. Il lâche ses jumelles, enfin celle que Bruno, l’imprimeur malmené, lui avait prêté pour l’occasion, passant sous silence la raison lubrique pour laquelle ledit se trimballe toujours avec une paire, et se tourne vers Jean-Louis.
- Vous vous rappelez de ce que je vous ai dit à propos de la stabilité temporelle.
- Vaguement…
- Ce n’était pas une question. Plus la probabilité d’existence d’un avenir est élevée, plus la liaison est stable et plus il est aisé de pouvoir y évoluer sur une large amplitude temporelle. Ce qui n’est pas le cas ici. Qui plus est, une fois un point d’ancrage créé, c’est-à-dire un premier passage, il devient plus laborieux de parcourir cette ligne à une autre date donnée. Surtout quand sa probabilité d’existence se situe sous la barre des 10%. Sans compter qu’aller dans le passé d’un futur potentiel, c’est prendre le risque de croiser son double.
- Et c’est si mauvais que ça ?
- Je ne sais pas, selon vous ?
- Je pense que ce serait l’occasion d’un autoportrait ou d’une remise en question…
- Ou perdre les pédales, vous tapez la tête contre les vitres et finir saucissonner dans une camisole de force avant d’avoir réalisé ce qui vous arrivait. Parce que c’est ce qui se produit avec les trois-quarts des clampins qui ont la sale idée d’aller à la rencontre d’eux-mêmes. Du moins sur une ligne temporelle banale. Je n’ai aucune idée des conséquences sur celles potentielles.
- Vous êtes toujours aussi franc ? C’est inquiétant, vous savez…
- Je dis les choses telles qu’elles sont ou pourraient être. Je suis un précurseur en la matière après tout. Maintenant, fermez-là.
Jean-Louis obtempère, une dizaine de secondes, puis revient à la charge.
- Mais supposons que vous l’ayez tout de même fait. Vous nous auriez tous prévenu, ou attendu les ravisseurs un gun à la main pour tous les dessouder et le problème aurait été réglé.
- Dans l’éventualité, je dis bien l’éventualité, où pareille chose aurait été possible, il y a vous.
- Moi ?
- Qui d’autre ? Vous appartenez à cette chronologie. Or, altérer le passé d’une personne n’est jamais annonciateur d’un avenir roucoulant, mais d’un paradoxe. Et un paradoxe est mauvais pour la personne concernée. Dans le meilleur des cas, vous auriez tissé une autre ligne, mais dans le pire… ma foi, je n’en sais trop rien, je ne l’ai jamais vécu. Par contre, si des crétins en ont déjà fait les frais, ils ne sont plus là pour nous en faire part. Qui plus est, je n’ai aucune envie de goûter l’expérience dans l’immédiat.
- Je vois, donc mieux ne vaut pas jouer avec le cours du temps, c’est ça ?
- Oui, Sherlock. L’art d’enfoncer les portes ouvertes.
Jean-Louis digère ses informations. Moins d’un tour de cadran plus tard, il sourit et déclare, sûr de lui :
- Je crois que j’ai compris. En fait, tout ça n’est pas très compliqué. Il suffit juste de faire gaffe.
- De un, c’est très compliqué, si. Je vous ai schématisé dix bonnes années de recherche pour que vous compreniez les tenants, sans m’interrompre comme vous en avez le pénible secret. De deux, “faire gaffe” est un euphémisme. Vous connaissant, vous vous ferez griller en deux secondes. Donc troisième point, ne voyagez jamais dans le passé si on vous le propose. J’ai l’impression que c’est toujours la mode dans votre fichu monde et que c’est probablement la raison de la grosse Chute que vous mystifiez sans cesse.
- Oh.
- Et arrêtez de pousser des “oh” ou des “ah” comme ça ! Ça m’énerve, donc taisez-vous !
Sanchez se revisse ses lunettes sur le nez et le silence revient. L’heure approche. Jean-Louis, plus tendu qu’un ressort, a la dichotomique envie d’à la fois se faire la malle et de charger la réserve.
- Et si ils se doutent de quelque chose ? demande-t-il, mordillant ses phalanges.
- Bons dieux, mais vous ne la fermez donc jamais ?! s’exclame Sanchez, les yeux braqués sur les fenêtres du bâtiment.
- Comment voulez-vous que je reste calme en pareille situation ?! C’est vous qui avez un pète au casque !
- Si vous êtes si stressé, vous n’aviez qu’à pas venir et restez entre vos brouillons.
- Et laissez le sort d’Enora entre vos mains ? Plutôt y aller moi-même !
- Alors taisez-vous, nom d’un chien !
- Non ! Je veux dire, pas question. Votre plan est à chier et je ne vous fais pas confiance. Personne d’ailleurs.
- Vous aviez toute l’après-midi pour vous sortir les doigts du rectum et proposez une meilleure alternative. Vous n’avez rien fait, alors vous obéissez. Vos collègues larguent le coffre, montrent patte blanche et reprennent vos boulets. Le temps que ces rantanplans s’aperçoivent que vous les avez enfumé de deux cent mille brouzoufs, tout le monde sera hors du bâtiment et la bombe fera tout sauter. L’arroseur arrosé pour ainsi dire.
- C’est de la folie… En plus, vous oubliez qu’ils veulent la main mise sur nos productions.
- Des conneries tout ça ! Ce genre de tarés est avant tout obsédé par l’argent. C’est ce qui fait tourner le monde Verne, les promesses cimentent le tout.
Jean-Louis renifle. Des conneries, des conneries… des vies d’innocents sont en jeu, celle de sa fiancée tout particulièrement. Y aller avec un plan aussi épais qu’une feuille de torche-cul, frise le génocide. Tout comme faire sauter une bombe dans Belleville. Hideux et peu fréquenté, certes, le quartier n’en demeure pas moins habité. Mais ce n’est pas lui qui maitrise la technologie.
Un bruit en contrebas. Deux silhouettes transportant maladroitement un lourd coffre métallisé, traversent le parcage désert. L’un d’eux, tourne la tête vers les hauteurs, cherchant le réconfort vers la voie lactée ou le faciès de Sanchez. Le professeur grimace. A se comporter ainsi, ce Philibert demeuré, risque de tout faire foirer ! Jean-Louis tente la pédagogie à grand renforts de gestes mollassons.
Baisse les yeux, garde la tête droite, sombre crétin ! Même le Figaro semble avoir un sursaut d’intelligence.
Le rédacteur du Ricaneur se recentre enfin. Sur le toit, les deux hommes soupirent, avant de bloquer leur larynx. Les missionnaires manquent de se vautrer sur l’asphalte cabossé et faire choir le précieux réceptacle. Mais quelle paire d’andouilles ! Pour un peu, Sanchez a presqu’envie de raser la zone immédiatement.
A l’intérieur de la réserve, un prélat de l’Ordre du Poulpe de Cuivre aperçoit les deux journalistes titubant. Il intime le silence et sonne le branle-bas. Après des heures d’attente à se retenir d’esquinter des retraités enlevés par erreur, il est enfin temps de s’en mettre plein les fouilles.
Les portes s’ouvrent. Une douzaine de ravisseurs sortent en rang d'oignons, arme au poing, lampes braquées sur les deux journalistes qui manquent, surpris, d’envoyer valser leur cargaison.
- Vous avez l’argent ? lance un grand type en soutane, le visage caché d’un masque miteux à l’effigie d’un poulpe.
La réponse de Philibert reste bloquée dans sa gorge. Tout juste ne s’oublie-t-il pas. Séparé du coffre, Jérôme hoche la tête, soulevant son côté de cargaison.
- Approchez ! braille l’autre.
Les deux journalistes échangent un coup d’œil. Oui, plutôt mourir que de marcher vers ces fous furieux, mais ont-ils le choix ? Bien sûr que non, aussi s’avancent-ils à pas lent.
Immédiatement, quatre abducteurs vont à leur encontre. Une paire de poulpes les fouillent sous l’étroite surveillance de fusils chromés. Nouveau hochement de tête, cette fois côté groupuscule. Aucun danger à signaler. Les deux journalistes sont gris comme leur profession, avec en bonus, une douteuse odeur d’urée.
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