Memento Mori

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- Ne bouge pas j’te dis ! Ouf !

Aisaan titube en arrière, un main plaquée sur le torse. Keaya se lève de sa chaise. Sans lui prêter la moindre attention, elle marche jusqu’à l’ancienne cuisinette.

- Oh, arrête ton char Aisaan, je t’ai à peine touché, dit-elle en se lavant pour la deuxième fois les mains.

- Le “à peine” me suffit, grande gueule ! T’avais pas besoin de m’envoyer tout le coude dans l’thorax.

- Pauvre chou, la soirée t’aurait rendu tout sensible ?

- La ferme !

Keaya glousse, chose rare, mais les péripéties de l’opération l’ont pas mal tendue, donc elle n’a rien contre un peu de légèreté. Quitte à se comporter comme une parfaite idiote. Ses mains débarbouillées, elle s’appuie dos à l’évier.

- Imo l’a chopé, tu crois ?

- Forcément ! s’exclame Aisaan, en s’asseyant sur la chaise pliante. Il retrouve toujours tout. J’sais pas comment il fait d’ailleurs.

- Mouais. Moi, de ce que j’en dis, c’est que le prochain sérum ou prototype c’est pour sa pomme. Hors de question qu’on fasse toujours tout le boulot pour ses beaux yeux.

- Bien d’accord.

Silence. Keaya balade son regard dans l’infirmerie. Elle déteste cette pièce. Trop de douleur imbibe ses murs aseptisés, régulièrement récurés à la javel. Beaucoup trop d’âme en peine ont piétiné son lino ravagé. Elle-même y a reçu sa première injection de morphine après sa première livraison. Et en parlant de morphine… La blessure à son bras l’élance toujours autant.

- Cet enfoiré ne m’a pas raté ! dit-elle en massant le bandage empourpré.

- Tu m’étonnes. Je te l’ai dit, ça ne cicatrisera pas comme une simple coupure. Demande à Anbel de s’en occuper !

- J’ai dit non !

- Alors t’plains pas !

Keaya fait un geste peu catholique dans sa direction, avant de grimacer. Le moindre mouvement brusque lui envoit une décharge de douleur dans le crâne. Elle va s’adosser au mur, à côté d’Aisaan, laissant échapper un profond soupir.

- Tu vas m’dire pourquoi tu veux pas qu’la Doc jette un oeil dessus ? demande-t-il.

- Elle ferait plus de mal que de bien.

- J’en doute.

- Et je suis assez grande pour savoir comment m’occuper de mes blessures ! Tout ce qu’il me faut c’est une petit coup de Mirage et l’affaire est plié.

- Et tu sais très bien que tu ne peux pas te le permettre. T’as déjà eu bien assez de doses comme ça en une nuit…

- Comme si je savais pas. Bon, je peux sortir maintenant ? Retrouver les autres ?

Aisaan fait la moue, haussant les épaules. Il n’est pas vraiment maître de cette décision.

- J’imagine que non, répond-il, enfin. Mais j’ai tout sauf envie de me r’faire déboîter kekchose ce soir, tout particulièrement par une grabataire enragée. Donc vas-y.

- Sage décision.

- Mais n’viens pas t’plaindre si Martha t’en colle en t’voyant debout, anémique, à lisbroquer du bras, ajoute Aisaan au moment où elle passe la porte.

Dans le Caveau c’est l’effervescence. Plus ou moins. En pénétrant dans la pièce principale, Keaya note que les Tweedledee et Tweedledum locaux, restent hermétiques à l'agitation, le derrière boulonné sur l’éternel sofa ravagé, posé dans l’un des seuls coins pas trop hideux du QG.

- Ça va les gars ? Vous voulez que je vous dépose à la plage ? leur lance-t-elle au passage.

C’est à peine s’ils lèvent les yeux, au contraire de Keaya devant leur passivité. Recrues et vétérans trottent partout, vont et viennent entre la salle des communications, le labo de fortune et cette pièce, mais eux restent là. Heureusement qu’ils assurent un tant soit peu avec une arme, sinon le gros des troupes les aurait depuis longtemps largués dans le caniveau.

Au centre, debout, les deux mains sur une longue table en grande partie couverte de plans de coupe du complexe d’AstraCorp, Martha balance ses directives. C’est bien simple, on entend qu’elle.

- Des nouvelles d’Imo ?

- Nan ma’am, répond Ximon, un jouvenceau tout en longueur, figurant parmi les dernières recrues des Pandas. Il a disparu des radars depuis une petite heure maintenant.

- Quel crétin ! vocifère Martha, claquant la table. Pourquoi faut-il qu’il nous fasse ça maintenant ? Du mouvement chez les autres ?

- Rien non plus.

- Tss… Trop calme. Beaucoup trop calme. Toi ! beugle-t-elle à un blondin bien charpenté, coiffé comme un tracteur volé. Monte chez Luigi et surveille la rue.

- On a déjà trois vigiles là-haut, ça va paraître…

- Je m’en fiche ! Monte et surveille ! C’est compliqué à comprendre ?

- Non ma’am.

- Et appelez moi Martha, têtes de pipe !

Elle est en pétard. Comme d’habitude cela dit. Même calme, Martha a toujours l’air mal léchée. La partie cybernétique de sa caboche y a probablement son petit rôle à jouer. Son corps moitié-bucheronne, moitié-machine, un plus grand et le rendu global, sorte de fantôme de la pizzeria tuné chez Jacky, brise en cinquante mille morceaux son capital sympathie restant.

Keaya tente d’ignorer la “chaleureuse” présence de sa supérieure et longe le mur le plus éloigné jusqu’à atteindre Elrin, la troisième tête pensante du Caveau, en train de feuilleter un gros bouquin de chimie analytique. Un beau gars, légèrement trop porté sur les belles paroles et le maintien de sa nuquette, comprimée dans un bandana fluo.

- Calwin et Blyke sont revenus ? demande-t-elle.

- Pas de nouvelles d’eux, répond Elrin, secouant la tête, envoyant voler ses boucles devant son visage imberbe. Mais ne t’inquiète pas princesse, je suis sûr qu’ils s’en sortent très bien.

- Arrête de m’appeler comme ça.

Il hausse les épaules et continue sa lecture. Calme en toute circonstance. Il devrait partager son génome avec Martha.

- Keaya ! Qu’est-ce que tu fous debout ?!

Et en parlant du dragon, on en sent l’ardeur.

- Je vais mieux, répond l’interpellée, d’un sourire acide.

- Mieux, tu parles ! lui braille Martha, son œil artificiel pulsant d’une lueur carmin. Tu pisses tellement de sang qu’on pourrait remplir tout un violon ! Tu vas me faire le plaisir de te laisser examiner !

- Ce n’est pas nécessaire, je vais bien… Aïe.

La gifle a été… météorique. L’instant d’avant Martha la fixait immobile, dos à la table ; le suivant sa paume rebondissait contre la joue de Keaya, dans un claquement à friper un muscle.

- On ne discute pas avec moi, jeune fille, dit Martha, palpant le biceps tailladé. Salopard… Pourquoi tu ne m’as pas dit que le Samouraï t’avais blessé ?

- Je ne suis pas blessé, c’est une juste une… Aouch ! glapit Keaya, alors que sa supérieure resserre sa prise.

- TU es blessée. La lame de cet enfoiré ne doit pas être prise à la légère. Montre-moi ça.

Keaya se débat. Quelques secondes tout au plus, avant d’abandonner. Quand cette vieille folle s’est mise martel en tête, impossible de la faire changer d’avis. Elle déroule le bandage. Lentement. Devant la profonde estafilade, noircissant à la lumière, elle pousse un sifflement.

- Et tu te balades avec ça ? Comment peux-tu être aussi insouciante. Bien la fille de son père.

- Laisse-le en dehors de ça ! Ack !

- Toujours aussi sensible, hein ? dit Martha en enfonçant un doigt moite dans la plaie béante. Reste tranquille. Une pression et ça devrait… qu’est-ce que c’est que… ?

La doyenne bigle un coup, approche son museau reconstitué de la lésion. Son œil robotique a capté de minuscules fragments. Des fragments en mouvement. Sa main entame ses premières radiations quand le blondin tout juste monté, redescend en catastrophe.

- Martha ! On a un problème, un gros !

- Lequel ?

Une détonation vient secouer la charpente. En-haut, dans le resto, des cris résonnent, accompagné de ce qui ressemble fortement à un échange poli de projectiles mortels. Martha pousse un juron. Elrin jette son livre au profit d’un lourd calibre.

- Ces raclures attaquent à vue ! Remuez-vous ! Les frères Marwin, bougez vos dargifs et foncez au-dessus !

- Comment est-ce qu’ils nous ont retrouvés ? Sans qu’on puisse les repérer ? Interroge Elrin, moulinant des bras à l’attention des cadets.

- Crois-moi j’aimerais bien le sav…

Elle interrompt sa phrase, ses yeux balayant la blessure de Keaya, dont elle agrippe le bras plus fort.

- Argh ! Mais lâche moi vieille zarbe ! s’exclame Keaya. Tu crois pas qu’il y a plus urgent maintenant que mon bien-être !

Martha ne répond pas. À la place, ses mains deviennent troubles, vibrent. L’une d’elle fourrage dans la chair tuméfiée de la jeune femme. Keaya pousse un hurlement de douleur, bataille pour se dégager, griffe le bras qui l’immobilise, pendant qu’au-dessus, l’affrontement gagne en puissance.

Aisaan observe la voûte humide. À travers les vermoulures et la fragile couche de béton, il discerne une grappe d’Extens, parmi lesquels deux présences plus menaçantes. Son regard croise celui d’Elrin. Lui et son bataillon ouvrent la trappe, filent à l’étage en un claquement de doigts.

Enfin, Keaya arrête de hurler. De la plaie fumante, Martha réussit à extirper de minuscules nuisibles. Nanorobots… Même les SuperZ ont recours au génie technologique parfois.

- Qui l’eut cru… Tu aurais dû vraiment faire appel à moi ou Anbel lorsque tu en avais l’occasion, bécassine.

- Ça fait… un mal de chien.

- Bah oui ! J'ai pas le doigté de la Doc. Mais tu survivras, maintenant lève toi. Il y a urgence !

Elle ne croit pas si bien dire. Ce qu’Aisaan craignait finit par arriver. Un nouveau choc ébranle la charpente, accompagné d’une odeur de souffre. Cette fois, le plafond se lézarde et s’effondre en une pluie de béton, de mobiliers et de pizzas surgelées.

Deux silhouettes atterrissent peu après. L’une, impeccable, a un sabre tiré, prête à tuer. L’autre, débraillé, pousse un hurlement transcendant l’ambitus humain, mâchoires écartées à l’excès. Guttural et suraiguë. La vibration disloque les cloisons et ce qui reste du plafond.

- La ferme !

Le hurlement est interrompu d’une décharge de chevrotine. Les deux SuperZ titubent, mais restent sur leur position, encaissant cartouche sur cartouche. Martha marche sur eux. Un tir, un pas. Quand les munitions viennent à manquer, elle est à portée et jette son arme. Une lame la découpe avant d’être bloquée par les jambes robotisées de la doyenne. Son poing vient cartonner les yeux injectés de sang du Samouraï.

- Tu tombes bien toi, dit Martha frappant et esquivant les attaques de son adversaire. J’ai sacrément les nerfs et j’ai un compte à régler avec ta sale gueule.

- Veille peau, marmonne le Samouraï, zébrant l’air de son arme acérée.

Lame contre métal. Les étincelles fusent. Au-delà du Kendo, le combat est perdu d’avance pour Martha. Elle le sait, surtout avec le Banshee à proximité, aux prises avec les frères Marwin. Bientôt, elle finit un genou à terre, une épaule fendue. Elle parvient à stopper une nouvelle estocade en attrapant les mains de son bourreau.

À gros cinglé, grand moyen. Goûte donc un coup de chaleur, mon con.

Le corps de la doyenne irradie, chauffe et concentre la charge dans ses paumes, posées sur celle du Samouraï, qui bat en retraite un peu trop tard. Ses mains se boursouflent, s’assèchent. L’homme pousse un grognement et flanche. Elrin atterrit derrière. De ses deux poings, il fracasse la nuque du Samouraï, qui s’étale dans les gravats.

Plus loin, Keaya se relève péniblement, son bras gauche pendant tristement le long de son corps. La douleur lui vrille le crâne, ce que le vacarme et la confusion ambiante n’arrangent pas. Sans l’aide d’Aisaan, accroupi maintenant à côté d’elle, la pluie de béton l’aurait probablement envoyé au septième ciel. Au moins au deuxième en tout cas.

Elle balaie du regard l’affrontement. Un vrai foutoir. D’abord parce que leur QG est fichu, ensuite parce qu’avec l’éclairage capricieux et la poussière projetée à chaque mouvement, impossible ou presque de discerner qui est qui.

Nouveau hurlement, plus fort. Une onde de choc fauche les combattants. Tous. Y compris le Samouraï, déjà remis, qui atterrit à côté d’eux. Keaya a juste le temps d’apercevoir son visage encore marqué par le rayonnement de Blyke, l’éclat meurtrier de ses yeux, avant qu’il ne s’élance sur elle.

Trop vite. Même pour ses réflexes. Une silhouette floue filant parmi les particules de poussières.

Éclat miroitant. Keaya titube en arrière, tombe sur le derrière. La lame s’arrête à moins d’un centimètre de sa gorge. Un liquide foncé glisse le long de la surface miroitante. Au niveau du pommeau, vacillant, Aisaan a les phalanges crispés sur le tranchant acéré.

- AISAAN ! POUSSE-TOI ! crie Keaya, sa main valide, filant vers l’estoc.

Le Samouraï grommelle. Du plat de sa main, il soufflette Aisaan, fend l’air de sa lame. L’instant d’après, le jeune homme s’effondre, une balafre disgracieuse dans le dos.

Non… Il n’est pas…

Quelque chose frappe son abdomen. Keaya baisse les yeux. Malgré la nocuité ambiante, elle reste interdite à la vue de l’estoc enfoncé dans son bide. Pas d’explosion de douleur, seulement de la surprise et une immense fatigue. Puis elle le sent remonter dans sa gorge, envahir son palais endolori, éclabousser sa langue. C’est tiède, salé, écoeurant. Il en coule depuis les interstices, macule son menton, que l’homme attrape et serre entre ses doigts brûlés.

- Nous nous retrouvons, murmure-t-il, ses pupilles irradiant d’un éclat opalin. Petite merde. Tu m’auras bien fait courir. Où est le noyau Omeg ?

- Tu peux… tu peux crever pour que je te dise quoi que ce soit… enflure ! articule péniblement Keaya.

- Ce sera ton épitaphe, répond doucement l’homme, un sourire à demi-dessiné sur ses lèvres noircies.

La lame se retire. Lentement. Pivotante. Tranchant ses entrailles, striant sa chair. Ça pique, mais c’est tout. Sa vision se trouble, oscille entre le rouge et le noir. Son corps s’engourdit. La température paraît dégringoler. Les cris du Banshee… si loin…

Je vais mourir.

Une évidence pour elle. Ce taré va s’amuser un moment, mais au bout du compte l’achèvera. Une simple formalité pour ce détraqué. Un coup de sabre. Une entaille. Un trophée de plus dans sa collection macabre.

C’est la fin.

Entre ses paupières papillonnantes, la pièce semble s’illuminer. Elle entrevoit vaguement son bourreau lever son sabre. Sa vie ne défile pas. Elle aurait aimé, mais il n’y a rien. Rien que de la mélancolie et le vide. C’est ça la mort ? Quelle déception. Une larme glisse le long de sa joue. Brûlante dans ce froid soudain.

La lame plonge.

Elle ferme les yeux.

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