Rififi en famille (2/2)

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La jeune femme lui rend sa contemplation, partagée entre la consternation et l’animosité, une imprécation au bord des lèvres. Sanchez soupire et détourne le regard le premier.

- Il n’empêche, tout cela ne reste qu’une somme de probabilité, déclare le savant. Ce monde, cet avenir, vous trois ! 21% c’est tout ce que vous valez.

- Ce sont 21% de plus que zéro, répond Fabiano en souriant.

Sanchez grommelle et se rencogne dans le sofa. Un silence s’installe où chacun tente de capturer la paradoxalité du moment. Aisaan est le plus largué du lot. Le jeune homme, retourné s’asseoir sur le seul pouf libre, cherche le regard du moindre péquin, celui de Keaya entre autre et surtout. Finalement, il se racle la glotte.

- Quelqu’un peut me dire ce qui se passe exactement ? demande Leone, tondant l’herbe sous les pieds d’Aisaan.

- Oui, accessoirement, au risque d’vous déranger dans vot’rififi verbal, keski s’trame ici ? continue le susnommé, en fusillant Leone du regard.

- Une forme de paradoxe, répond simplement Fabiano. Rien qui ne devrait vous inquiéter plus que de raison si vous n’avez pas d’atomes crochus avec mon grand-père biologique.

- Rah ! N’appuyez pas sur la chose, bon sang ! crie presque Sanchez.

- Z’êtes son grand vieux ? s’étonne Aisaan, seule personne de la pièce à n’avoir jusqu’à présent fait aucun rapprochement.

- Franchement Eriko, vous deviez bien vous douter qu’une telle chose finirait par arriver, non ? dit doucement Leone.

- Ce n’est pas pour autant que j’aurais couru me jeter sur leur canapé ! Et pour votre gouverne, les “chances” pour qu’une telle chose soit possible étaient quasi-nulles. J’ai dressé les probabilités moi-même.

Leone renifle, dissimulant à grand-peine un sourire. L’inconfort du savant le ferait presque rire, s’ils ne s’étaient pas tous les deux retrouvés au milieu d’une improbable tractation eugéniste. Aussi, s’adresse-t-il à son “petit-fils”.

- Si l’on met de côté votre… imbroglio familial, cela ne nous dit pas pourquoi nous sommes chez vous et pourquoi vous avez la même étincelle azimutée qu’Eriko en voyant la fiole.

- Ah, très juste, répond-il. Vous avez le sens des priorités vous. Je suis scientifique. Chercheur en physique moléculaire, comme ma mère, qui comptait d’ailleurs parmi les premières à se pencher sur le Constituant Zeta. J’ai repris son flambeau en quelque sorte.

- En travaillant chez AstraCorp.

Keaya a lâché l’information sans aucune inflexion. C’était plat, factuel, voilé d’une once de mépris.

- Personne n’est parfait, reprend Fabiano, un soupir dans la voix. Oui, je travaille pour les artisans du démon, mais que voulez-vous ? Quand on vit à Esprenys, il n’y a pas trente-six labos ou instituts scientifiques vers lesquels se tourner et AstraCorp… Eh bien est AstraCorp, le plus important organisme de recherche génétique du pays. Une aubaine pour les chercheurs comme moi.

- Et des raclures de la pire espèce, gronde Keaya. Les villes tests, c’est eux. Les cobayes repêchés dans les prisons, c’est eux. Les SuperZ, ils y sont pour beaucoup, le droit de recevoir une dose de Constituant aussi.

- Aucune preuve n’existe dans ce que tu avances.

- Pour peu qu’on sache réfléchir, inférer ou qu’on fasse preuve d’un semblant d’esprit critique, ce ne sont plus des preuves qu’on a sous les yeux, mais un mea culpa.

- Ma fille et moi ne serons jamais d’accord là-dessus, dit Fabiano en esquivant le regard incendiaire de sa fille. Je leur reproche bien des choses. Leur surveillance despotique, presqu’absolutiste en fait partie, de même que leur éthique générale. Il n’empêche que c’est grâce à eux que tu as eu un toit sur la tête pendant toutes ces années.

- Et ça excuse les horreurs qu’ils ont pu connaître ? Les Juggernauts ? L’Enfer Vert ?

- Toute avancée scientifique présente des risques ou des ratées.

- Comme maman ?

L’apparente décontraction de Fabiano s’envole, emportant avec elle le sourire patient qui tartinait jusqu’alors son visage. Son expression se fait plus triste, sa mine plus sombre. Aisaan se tortille sur son pouf, mal à l’aise. Leone l’est aussi. Il y a de l’eau dans le gaz et en quantité. Une bonne bouteille pour une pétrolette pleine. Raison probable pour laquelle Keaya avait refusé plus tôt de retourner au bercail.

Quand Fabiano reprend, sa voix vacille légèrement.

- Il y a des choses que je ne pourrais jamais pardonner. À AstraCorp et surtout à moi-même. Que veux-tu que je fasse de plus ? Plus que je ne fais déjà ? Que je prenne les armes, m’injecte une dose de Constituant ?

- S’il le faut, oui, réplique Keaya, les poings de plus en plus serrés.

- Humpf ! Tu ne sais pas ce que c’est que de vivre tous les jours avec ce fardeau. Pas plus que tu ne sais ce qu’il m’en coûte de devoir travailler pour ses bourreaux !

- Bien sûr que je le sais ! C’est pour ça que moi, j’ai décidé de les faire tomber !

- Et regarde où ça te conduit ! Où ça vous conduit tous les deux ! Chez moi, des contusions plein le corps, à refuser en plus de te faire soigner comme il se doit !

- Je ne veux pas de ton aide. Martha nous a envoyé ici, c’est tout. Au moins, moi je lutte pour une cause juste. De front, pas caché derrière une rangée d’éprouvettes à faire des courbettes !

- C’est la raison pour laquelle tu ne viens jamais ici ? Pour mourir la tête haute, dans l’oubli et le mépris ?

- T’inquiète pas, j’ai bien l’intention de te survivre.

- Ce n’est pas ce que pense Aisaan.

- Hey, j’aimerais être laissé en dehors de ça…

- Qu’est-ce que t’as encore été raconté toi ?!

- Ne lui parle pas sur ce ton, il…

- ÇA SUFFIT !

Sanchez fait sauter le plafond d’un tir assourdissant. Et une partie des deux étages supérieurs aussi. Par réflexe Keaya bondit en arrière, les autres sursautent à différents degrés d’intensité en se protégeant des débris qui viennent démolir le service à thé.

- Manitou, garnar frash !

- Keski cause lui ?

- On s’en cogne ! J’en ai assez de cette foutue scène de ménage. Vous allez maintenant fermer vos gueules, vous calmez et réglerez vos problèmes père-fille-petit-ami plus tard ou j’embarque le sérum avec moi.

- On n’est pas…

- Non ! s’exclame Fabiano. Surtout pas ! On se calme. Nous sommes calmés. Tous calmés.

- Zor firbs.

- Sérieusement, keski raconte ?

- De vous bouger le cul. C’est valable pour vous aussi, vieille fille.

Sanchez indique de son arme le fauteuil renversé que Keaya vient de délaisser. Elle demeure statique, dos arqué, prête à envoyer la tête du savant dans la stratosphère. Une rapide réflexion la pousse à tenter l’expérience. Elle franchit la distance qui les sépare en moins de temps qu’il n’en faut pour le lire et choit tête la première entre les genoux de Leone, sous l’effet d’une jambette toute aussi vive. Derrière elle, Chang ramène sa jambe contre la surface rebondie du pouf en poussant un “ta-daaa” tonitruant.

Keaya jure et essaye de se relever, mais finit le visage plaqué par la poigne de Leone dans les éclats de porcelaine jonchant le sol.

- Lâche-moi, espèce de machine ! s’exclame-t-elle en se débattant. Attends un peu que j’ai récupéré. Je t’enverrai à la décharge !

- Continuez ainsi et c’est vous qui allez finir au boulevard des allongés, mademoiselle.

- Et arrête de m’appeler comme ça, foutue… merde !

- Lâche-la ! s’écrie Aisaan en bondissant sur ses pieds.

- Aisaan, reste tranquille, dit Fabiano en faisant mine de l’arrêter.

- Moratic ding dong.

- La ferme t…Wack !

Nouvelle détonation, suivie d’un Aisaan expulsé à travers la fenêtre la plus proche. Nouveau sursaut, cette fois généralisé. Exception faite de l’auteur du tir, évidemment. Chang saute sur ses pieds, en faisant mouliner une arme, très similaire à celle de Sanchez, quoique plus fine et décorée d’arabesques irisées, et lance un regard à la cantonade lourd d’un sens que lui seul sait apprécier.

- Il ne me semble pas t’avoir donné la permission de te servir dans mon arsenal, Chang, dit calmement le professeur.

- Neeshga. Bangfu xor mish. Luotu.

- Tu as créé cette arme ? Quand ?

- Lets daggy troo. Ei pwalah.

- Je vois, je vois… Tout comme je vois aussi que tu n’as pas hésité à rafler les cellules photovoltaïques condensées !

- Firbs mikist.

Sanchez émet un son à mi-chemin entre le reniflement muqueux et le sifflement péruvien. Les deux hommes se fixent un moment en silence, à la veille de se fumer mutuellement, puis tire de concert une charge sur Aisaan, revenu (brièvement du coup) en plongeant à travers la fenêtre comme un diable à ressort. Vision qui donne un regain d’énergie à Keaya, toujours la face coincée sous une semelle de Leone. Elle se débat avec plus de fureur qu’auparavant, manque de saper l’équilibre de son tourmenteur, mais se fige finalement quand l’arme de Chang vient titiller son museau.

- Bien, déclare Sanchez en se rasseyant confortablement parmi les coussins. Maintenant que les choses sont claires, comprenez que nous ne sommes pas venus là pour ingérer des infusions et parler hérédité. Il est temps que nous discutions des événements à venir. Ce sérum notamment. Ai-je votre coopération à tous, oui ou merde ?

Fabiano, toujours vissé sur sa chaise à bascule, hoche la tête lentement. Les deux autres… font probablement de même, non qu’Aisaan, étalé en croix sur le gazon du jardin, arrosé maintenant d’une fine bruine nocturne, ait pu entendre le moindre mot. Par commodité, Leone libère Keaya, qui bat immédiatement en retraite vers la fenêtre ravagée, sous le regard inquisiteur des deux canons à impulsions.

- Puisque vous prétendez être chercheur, continue Sanchez, vous devez avoir un laboratoire ou au moins un kit de petit chimiste. J'ai bon ?

- En quelque sorte, répond Fabiano en faisant la moue.

- C’est toujours une bonne sorte. Parfait, j’imagine. On va du coup analyser ce sérum tous les deux. C'est ça ou rien. Je me suis fait chier à venir ici en guérilla, alors le moins que vous puissiez faire c'est de me laisser poser une loupe dessus. Et puis, c’est pour ça qu’on vous l’a amené jusqu’ici, n’est-ce pas ? Pour que vous puissez poser vos paluches dessus ?

- C’est exact. J’aide les Pandas depuis l’intérieur et j’apporte mes connaissances pour…

- Je m’en fous. Qui plus est je le sais déjà. Merci à l’avenir d’arrêter vos lapalissades. Passez devant… Fabiano… Qu’est-ce qui ne tourne pas rond avec l’avenir des prénoms…

- Si vous préférez, mes amis m’appellent Fabbio. Avec deux B.

- Et le H ?

- Quoi le H ?

- Oubliez ! Montrez-moi ce que vous avez en stock et ne me parlez plus de votre prénom ! Aucun d'entre vous !

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