La Symphonie de la Destruction
Le vacarme me réveille soudainement. Le cri des hommes, le feu des canons, la chaleur des explosions écrasent mes tympans. J’en tombe de ma couchette. La seule occupée, alors qu’une odeur de brûlé vient s’accrocher aux boiseries fissurées.
Comment est-ce que j’ai pu m’endormir en pareille situation ? Pourquoi personne ne m’a secoué ? On ne se gênait pas pour ça, les jours de repos…
Une nouvelle détonation, plus proche vient secouer la charpente. Cette fois, une salve assourdissante lui répond depuis bâbord. Il faut que je sorte.
Je saute dans un froc, attrape mon plastron, me chausse avant de grimper en catastrophe sur le faux-pont. Les canonniers s’activent, hurlent sans me prêter la moindre attention. Des flammes déchirent l’obscurité, lèchent les poutres d’airain, dans l’harmonie confuse des éclats de voix s'époumonant à couvrir le hurlement des combats.
Un pied à peine posé dans l’escalier, le souffle brûlant d’une déflagration envoie mon crâne cogner sur l’un des degrés en fonte. La chaleur roussit mon dos, avant d’être aspiré par un trou béant dans la coque où s’engouffrent la clameur du vent et le déluge. Mes oreilles sifflent. Mes pupilles vacillent devant les éclairs zébrant les nuages obscurs.
Une tempête et un assaut. Le pire des tandems.
“Ian… Ian…”
Une voix. Elle m’interpelle. Je crois… Ce bourdonnement creuse mon crâne, y fait grésiller les bourrasques. Si loin. Tout me paraît si loin, dans un brouillard que je suis seul à déblayer.
Deux mains fermes finissent par m’agripper les épaules. Je suis tiré sur le pont, dans l’œil du cyclone.
Le ciel est en flammes. Strié d’éclairs aveuglants où craque le tonnerre et le cauchemar de la guerre. Des obus fendent les nuages, perforent les aérostats faisant feu de tout bord. Leurs tirs de mitrailles sifflent à travers les airs, tentent d’abattre les chasseurs vrombissant entre les fuselages blindés. Des corps tombent, certains carbonisés, agitant leurs bras si frêles au milieu du vide et des tirs. Puis tout devient orange. Chaud, éblouissant. Le ballon d’un zeppelin a fini consumé par la foudre, embrasant le pont des artilleurs.
La clameur des hourras envahit le pont. Des hommes, des femmes, le visage scarifié par les armes, chantent la victoire. Provisoire, car la flotte repoussée, s’éloigne. Au nord. Droit dans les bras d’une armada, comme je n’en ai jamais vu.
Immenses, enveloppés dans un nuage de chasseurs pirouettant dans la colère du tonnerre, de nouveaux aérostats se préparent à la charge. Leurs fuselages rutilants, s’arrachent à l’étreinte aqueuse des nuages en furie. Il n’y a rien que la mort là-bas. La mort et la promesse de la fin du monde.
“Ian… lève-toi… Ian…”
Cette voix, encore. Elle me parait plus familière maintenant. Plus nette aussi. Au-dessus de moi.
Une gifle m’arrache aux vapes, les remplace par le fracas de la réalité. Rafales, cris, chants, échos d’obus, foudre… Tout vient me clouer entre les mains qui me retiennent, m’empêchent de fuir.
Mais c’est mon monde. Déchiré, mauvais. Celui dans lequel j’ai toujours grandi. Où j’ai toujours combattu. Dans le ciel, sur la terre, au milieu des léviathans réclamant leur trône. Alors, je me redresse et m’arrache à l’étreinte.
- Ah ben, enfin ! s’exclame la voix.
Inutile de me retourner, je reconnais l’accent et la sollicitude de Julia. Une jeune femme, amie, modelée par la fureur militaire. La paix, n’est chez elle plus qu’un vague concept du passé. Un passé disparaissant chaque jour un peu plus dans les beaux livres d’histoire consumés toujours plus nombreux, en bas, sur la terre mourante.
- Je vais bien. Juste un peu sonné, mais… Pourquoi vous m’avez laissé dormir ?
- Parce que tu dormais ? Comment… Peu importe. Ils nous ont pris par surprise, profitant de la tempête et de notre recharge pour venir nous pilonner.
- Quel bord ?
- Aucune idée. Pas de drapeau ou de credo. Probablement des pirates.
- Pirates, hein…
Je reste pensif, perdant mon regard vers l’horizon menaçant. Jamais des pillards ne s’attaqueraient à une flottille comme la nôtre. Pas même pour des caisses de couronnes. À moins qu’ils ne soient devenus si désespérés, qu’ils en viennent à accepter les missions suicides.
- Messieurs, mesdames, mais avant tout soldats !
Je m’arrache à mes pensées, levant la tête vers la silhouette drapée d’un épais manteau, debout sur la dunette. Pistolet à éther pointé vers la voûte, le Capitaine Gaborit est déjà prêt à rendre la pareille. Avec mesure et prudence. Les cicatrices qui balafrent son visage, rappellent à tous que sagesse et stratégie sont les meilleurs atouts dans l’art de la guerre.
- Pirates et Alliance Orientale, reprend-il. La fourberie des forbans avinés moyennant le titre de corsaire céleste. Voilà ce que nos ennemis ont dû leur promettre. Un message de l’amiral nous est parvenu, pendant l’assaut. Ces salauds s’apprêtent à fondre sur le sud de l’Angleterre. Je n’ai pas la moindre estime pour les rosbifs, mais en qualité d’alliés, les seuls proches qui plus est, il est de notre devoir de les soutenir.
Un concert de voix fuse :
- Seuls contre toute une flotte ?
- Vous avez vu la taille de ces engins ?
- Aucune chance, on a aucune chance ! Il faut abandonner !
- SILENCE !
Tout le monde se tait, s’abandonnant au vacarme de l’orage et les clameurs ennemis.
- Personne n’abandonnera personne, déclare le capitaine. Une escadrille a décollé d’Oxford. Elle est déjà là, dissimulée dans le panache des nuages, prenant l’ennemi en tenaille. Nous sommes seulement un leurre. Une faiblesse illusoire.
Un éclair lacère le ciel, vient s’écraser sur les mâts parafoudres, hérissant le ballon. Au moins, nous sommes chargés pour le grand final. Oui, le grand final, la dernière vague, qui nous attend clairement au vu de la puissance ennemie. Une armée entière pour faire tomber l’une des capitales les plus puissantes de la vieille Europe.
- En position. À vos postes, tonne le capitaine. Rejoignez vos officiers. Nous chargerons sitôt les catalyseurs prêts.
Pas de discours de réconfort ou de paroles de bravoure. Tout cela a depuis longtemps disparu au milieu des flots nuageux. Un vendredi, quand l’homme a délaissé les océans pour prendre les airs. De l’humanité et sa glorieuse connaissance il n’y a plus trace. Seules demeurent à présent les odeurs de la poudre et du sang. L’homme ne prend pas la mer, ni ne devient maître de l’air. La Terre est son bourreau, l’orgueil, son malheur.
Il manque des hommes à mon régiment. Une femme aussi. Raphaëlle. Elle avait embarqué deux semaines plus tôt, l’horizon délavé dans les yeux, la promesse d’une vie moins morose en bouche. Emportée par les plombs fumants d’un chasseur. Autrefois j’aurais sans doute versé une larme, maintenant une simple toux sèche.
- Ian, ça va ?
Julia paraît inquiète. Vraiment. C’est fou ce qu’elle est belle en cet instant. Son visage taillé à la serpe, rougi par les bourrasques qui ne parviennent à supprimer la hargne de son regard, a tout de celui d’une déesse de la guerre. On en aurait bien besoin d’une vraie en ce moment. Qu’elle soit de la vinasse ou de la guerre. Une bénédiction divine, nous redonnerait notre ardeur.
Mais il n’y a rien. Il n’y a jamais rien eu d’autres que l’humain et sa folie. Folie qui s’apprête à s’entrechoquer encore au milieu des tempêtes.
- Vous avez entendu le capitaine ? je réponds enfin. Tous en position. Armes aux poings, n’importe lesquels. On file aux navettes.
- Pourquoi aux navettes ? interroge Julian, petit serbe au regard chafouin et sniper de son état.
- On arambe.
- Vous êtes pas sérieux ? s’exclame le serbe. Vous avez vu la taille de ces monstres ? On va se faire étriper sitôt qu’on aura posé un pied dans la cale !
- Si on arrive à aborder quoi que ce soit, ajoute Verne, un frenchy pure souche, embarqué avec Ian des années plus tôt.
- Vous remettez en cause les ordres du capitaine* ? gronde Julia.
- Si ça peut nous garder en vie, oui ! réplique Julian.
- Regarde autour de toi, sombre crétin ! Tu te vois en sécurité quelque part ?
- Non, mais ce n’est pas pour ça que je vais jouer le jeu des pirates du ciel !
- Taisez-vous !
Je m’énerve rarement, mais la situation mérite bien un coup de sang. Tous les yeux proches convergent vers moi. Je soupire.
- Que ceux qui veulent rester sur ce rafiot, eh bien reste. Je ne peux pas vous contraindre de me suivre. La seule chose que je peux vous garantir, c’est qu’il n’y aura d’abris nulle part. Seulement la mort et la souffrance. Au moins, vous tomberez avec les honneurs. Je n’ai pas la patience de vous convaincre. Alors restez si vous voulez.
Sans attendre de réponse, je tourne les talons. J’attrape mon sabre à l’armurerie, et rejoins les deux autres escouades de corvette. Là aussi, il y a des absents. Les présents sont las, les yeux fatigués, mais déterminés. Les miens ont le même regard. Trois d’entre eux ont choisi de rester à bord. Je les comprends.
Nous avons à peine embarqué dans l’une des navettes (des engins mi-ovoïdes, mi-anguleux, prévus pour une dizaine de particuliers) que des détonations percent le grondement de l’orage. Dans le lointain, mais aussi très proche. Bientôt, des sifflements se rapprochent puis tout le zeppelin vire sur tribord, nous envoyant chuter sur la paroi blindée du vaisseau.
Des voix confuses, braillent, beuglent des ordres contradictoires, sur fond de bourdonnement. Pas celui qui avait obstrué mes tympans. Un autre genre. Plus grave, faisant vibrer le laiton, geler les larmes du ciel. Contre les parois, je distingue un bref instant une lueur bleuâtre, avant que le ciel ne finisse déchirer par la lumière.
Aveuglant. On y voit goutte, tant et si bien que chacun plaque une main devant ses rétines meurtries. Qu’est-ce que c’est que ça ? Ah !
Le zeppelin entier paraît partir en morceau. Les poutres vibrent, les murs grincent, toute la structure se lézarde puis se retrouve ballotée par le souffle d’une nouvelle déflagration. Une énorme, griffant ma peau nue de plaies suppurantes. Je porte une main à mon visage, ma lèvre fendue, palpe mon nez que je crois brûler. Puis mon regard se pose sur mes compagnons...
Il faut partir !
Je m’installe au gouvernail et sans attendre, tire les manettes. Immédiatement, mon estomac monte dans ma gorge, lors que la navette tombe en chute libre. J’entends quelques-uns hurler, tant à cause de la chute qu’à la vue du chaos au-dehors, mais je n’y prête aucune attention. Mes mains sont crispées sur les commandes, essayant vaille que vaille de redresser l’appareil, arrêter le plongeon. Des tirs ricochent sur le fuselage. Merde !
- Que quelqu’un vienne m’aider ! beuglé-je.
Personne ne me répond. À dire vrai, plus personne ne crie ou ne parle.
- Hé ho !
Je me retourne. Je suis seul dans l’étroit habitacle, illuminé par l’incendie consumant les cieux. Il n’y a pas de corps, ni de morts, seulement moi. Seul, en apesanteur, face à l’apocalypse. Dehors, par le hublot fissuré, je la vois enfin. Une colonne mêlant flammes et fumée, crevant la voûte, irradiant vers les étoiles, emportant la moitié des armadas. Alliés ? Ennemis ? Quelle différence dans la tempête des neutrons ?
Je suis seul. Seul face à la fin du monde. La fin des temps. De tout.
Ce n’est pas censé se dérouler ainsi.
Je n’étais pas seul. Les autres étaient là. Nous étions montés à bord. Tout le monde, même le Lion. Est-ce là ce qui m’attend maintenant ? Un nouveau crépuscule ?
Non. J’empoigne à nouveau les commandes et je tire.
Allez… Allez… Bouge…
* Par capitaine s'entend ici, capitaine de corvette. Non capitaine de vaisseau à l'instar de Gaborit, un grade plus élevé dans la marine.
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