Le regard de l'abîme
Le battant baille. Faute de courant pour l’alimenter, la porte s’est déverrouillée. Lentement, prudemment, Chang passe en premier le bout de son arme, en second la tête.
À première vue, personne. À la seconde, non plus, du moins, pas abiotique. Privée d’envergure ou de cachet, la salle semble avoir été greffée au complexe après un tour de bidet. Sans être petite, elle parait compressée entre le réacteur, dont elle surplombe le cœur, et l’entrelacement de couloirs qu’ils viennent de traverser.
Tout en rondeur, bombant légèrement sur la paroi interne du réacteur, elle englobe quantité de consoles et moniteurs, offrant aux ingénieurs absents, une vue d’ensemble de l’installation. Le sol, quadrillé d’un dallage moire, tranche radicalement avec les parois verdâtres… ou bien ce n’est qu’une conséquence des lunettes de visions nocturnes de Chang.
Toujours est-il qu’un large terminal de commandes scinde la pièce en deux, dirigée d’une main molle par le corps sans-vie de son dernier locataire, présentement étendu en travers d’un écran affolé. Devant, une baie de moniteurs monochromes encadre une large baie vitrée. Blindée, si l’on en croit les nombreux traumatismes égrenant sa surface fêlée à grands coups de châtaignes.
La modernité n’est ici que chimère. Le mobilier date de Mathusalem, ses fauteuils vaguement rembourrés, sciant le dos de leurs hôtes, notamment. Toutes sortes de caissons ronronnants, commandes analogiques érodées, tables fissurées, parsèment la pièce illuminée irrégulièrement par son unique fenêtre panoramique.
Cependant, c’est justement ce cachet antédiluvien qui l’a épargné de la panne générale. Rattaché au réacteur avec des pieds galeux, son inquiétant générateur bétavoltaïque encastré dans un coin, reprend du service d’un simple coup de pouce, bruissant et craquant pendant dix bonnes secondes enfumées.
Mais qu’importe la radioactivité, Chang et Aisaan ont de toute façon côtoyé ses langes des années durant. L’essentiel étant que lumières et sonnettes se réveillent, agressant les tympas de ses nouveaux invités.
- Bouah ! Kesk’on fiche là ?! s’écrie Aisaan, une main plaquée sur ses yeux, aveuglés par le soudain changement de luminosité. Où est-ce qu’tu nous as conduit, trou du…
- Pikawa ! Chut ! coupe Chang, en s’installant devant le terminal.
Exactement ce qu’il cherchait depuis ses premiers pas dans le sous-sol. Bien que dépassée, sinon promise à des fins plus discutables, cette salle de contrôle tient sa promesse : contrôle et surveillance.
D’un revers, Chang repousse le corps sans vie de l’ingénieur, qui s’affale sur le sol. Son visage est blême et ses yeux, vitreux, figés dans une ultime expression de surprise. Aisaan n’y accorde pas plus d’attention qu’à son premier trombone.
Il dépasse Chang, sachant maintenant que toute tentative de communication ne se finit autrement que par un coup de fusil ou d’épaules, et gagne la baie vitrée. Il reste un moment sans voix, incapable au début, de mettre des mots sur le spectacle s’étendant de l’autre côté du verre.
Fidèle à sa représentation cartographique, le “réacteur” est immense. Sorte de sphère de carboradium plus noire qu’une nuit sans lune, entourée de box comme la leur, quoique plongées dans la pénombre. En son centre, reliées par plusieurs passerelles étroites depuis une poignée d’accès, est suspendu une plateforme hexagonale. Non…
Aisaan plisse les yeux. Plusieurs plaques hexagonales entourant une autre, où trône une large cuve reliée d’une hampe à la voûte opaque et remplie d’une substance aux nuances changeantes, innommables. Dedans…
I see you.
Issue du néant, une voix éraillée vrille son crâne. Aisaan se jette en arrière d’un bond.
En bas, dans le réservoir, il a croisé son regard. Tranchant, effilé, plongeant son âme dans les abîmes d’un monde en souffrance. Son monde. Celui de l’humanité, dévoré par sa propre avidité. Un monde froid, cruel, qu’en miroir, Aisaan a pour la première fois contemplé, impartial, bercé du rire de celui qui autrefois voulut en élever le rang.
Esquissant un coup d’œil en contrebas, le jeune homme aperçoit des silhouettes s’agiter. Quelques-unes fuient, d’autres s’avancent, là où une dernière, gracile d’apparence se tient immobile face à deux nouvelles sur la passerelle la plus basse. Aisaan reconnait Imo, fraichement revenu d’outre-tombe. Celle voisine doit donc être ce braillard de Sanchez…
À cette distance, ses capacités visuelles éprouvent leurs limites, laissant champ libre à son imagination débridée par les derniers événements. D'un geste d'humeur, il les balaie. Leur objectif est là, pratiquement devant lui, uniquement séparé d’une barrière vitrée. Aucune trace de Keaya… ni de l’autre, là...
Sans se retourner, il interpelle Chang, occupé à parcourir les différentes icônes du terminal.
- Hé ! Y a pas moyen d’ouvrir ce truc ? C’est en bas qu’faut être !
- Burbin nerbs, répond l’assistant, indifférent. Casser. Verre. Facile pour toi, neeshga ?
- Ah ! T’es un marrant toi, tu crois vraiment qu…
Un grondement résonne. Curieux, Aisaan lève la tête et Chang, ses yeux.
Le réacteur s’illumine, déchiré par le passage d’un gigantesque éclair à travers sa voûte béante. Il s’écrase, grondant, sur le caisson, atomisant tout ce qui l’entoure.
- PUTAIN DE MERDE ! crie Aisaan, aveuglé. C’EST QUOI CE BORDEL ?!
Une fois n’est pas coutume, sa formule rhétorique trouve un locuteur. Un sifflement strident lui perce les tympans, se répercute dans son crâne. Aisaan hurle, se plaque les oreilles, un genou à terre, mais aucune barrière n’arrête ces échos d’outre-tombe. Derrière lui, Chang se roule sur le sol, lui aussi en proie au vacarme. Toutes les personnes proches du réacteur également. Aisaan du moins l’imagine, alors que les larmes lui montent aux yeux.
Le temps, vicieux, semble s’étirer et ce qui, pendant les premières secondes lui apparaissait comme un sifflement, prend tous les accents d’un rire saccadé monstrueux.
- Tu vas la fermer, putain ! braille-t-il en frappant la baie vitrée, seul exutoire proche qu’il ait trouvé.
La vitre se fissure. De plus en plus. Le rire toujours résonne. Aiguë, contigu, sépulcral. Un dernier coup. La fenêtre se brise en deux.
Silence.
Plus un son. Les fragments acérés s’effritent vers l’abîme enténébré.
Aisaan se relève lentement et prudemment jette un regard dans les abysses. Depuis les profondeurs, elles le lui rendent. La plateforme est encore là, carbonisée, branlante.
Cependant, debout parmi les ténèbres, le spécimen zéro s’est réveillé.
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