Chapitre 3 : 6 Octobre 2318
Une pluie forte tombait sur tout le château. Toutes les étendues herbeuses étaient devenues boueuses et les pavés étaient extrêmement glissants. Perséphone rattrapa même Homère d'une chute dans une immense flaque d'eau.
_On ne vous apprend pas à marcher correctement chez les conteurs, lança Saule un brin moqueuse.
Il se retourna vers elle et lui répondit avec son regard le plus courroucé.
_Je suis un habitant du fleuve : l'eau on navigue dessus.
_Tant mieux ça ne doit donc pas beaucoup te dépayser alors, rétorqua-t-elle avec un grand éclat de rire.
Saule était devenue leur guide au sein du château des cavalières. Homère n'avait pas saisi, contrairement à Perséphone, que la curiosité que la jeune cavalière ressentait à leur égard était équivalente - au minimum - à sa propre curiosité envers les cavalières. Chez les cavalières, les étrangers étaient soit assimilés soit combattus, mais rarement acceptés en tels quels. L'arrivée de deux êtres aussi singuliers était donc une véritable aubaine pour la jeune Saule et elle ne se privait pas d'en profiter allègrement.
Elle leur fit faire le tour du propriétaire, faisant fi de la pluie heureusement de plus en plus fine et les mena tout d'abord jusqu'aux prairies qui se trouvaient derrière les murailles au Sud-Est de la cité. Homère remarqua au passage que les murailles étaient inégales en taille, en forme et en état. Des palissades en bois comblaient parfois des trous dans les murs ou remplaçaient intégralement ceux-ci par endroits. Et même dans les murailles en pierres toutes n'étaient pas similaires : certaines, un peu plus brutes, ne semblaient pas être là depuis aussi longtemps que certaines dont le lichen et la mousse avaient intégralement recouvert la base. Il ne put s'empêcher de poser la question à leur guide.
_Oh, c'est normal puisque ça c'est nous qui l'avons érigé en arrivant. Les murs étaient soit tombés depuis le temps ou inexistants à certains endroits. Au départ on a juste dressé des murs en bois mais la matriarche a lancé rapidement la réparation des murs même si beaucoup n'étaient pas d'accord avec elle.
_Oui, logique. Combattre ou fuir, mais toujours survivre. Votre maxime n'est pas vraiment compatible avec une vie dans une forteresse.
_En apparence seulement je crois, rétorqua Saule. La fuite permet de survivre un jour mais que faire le lendemain, une fois qu'on a perdu tout ce que l'on a? En plus la matriarche pense qu'on a les capacités pour être plus que ça. Mais certaines habitudes ont la vie dure.
Homère le comprit très vite : Saule tenait en grande estime la Matriarche, et le mot était encore trop faible. Elle respectait cette femme et tout ce qu'elle entreprenait pour faire survivre les siennes dans ce monde.
Ils passèrent une herse et se retrouvèrent enfin en dehors de l'enceinte de ce château qu'il trouvait trop vaste pour être protégé. Sa citadelle était bien mieux fortifiée, faite pour pouvoir assurer un siège même si cela ne s'était encore jamais produit. Mais au moins ça dissuadait les pillards songea Homère. A l'extérieur il y avait une sorte de lac mais avec une forme rectangulaire. Bien trop géométrique pour être l'œuvre de la nature, on reconnaissait bien là la marque de l'homme.
_Là c'est le canal et nos prairies! Leur expliqua Saule pleine de fierté.
Autour du canal on voyait effectivement un véritable troupeau qui s'étalait jusque dans les petits bois qui entouraient le canal et la prairie alentour. Tous ces chevaux! Tous de pelages, de tailles, de statures différentes! Il eut presque l'impression d'avoir en face de lui tout ce que la terre pouvait porter de chevaux différents.
_Et ils ne cherchent pas à s'enfuir? Questionna le jeune conteur.
_Il y en a mais nous ne les retenons pas. Un cheval qui fuit ferait un très mauvais gardien. Tenez je vais vous présenter la grande prêtresse des protecteurs!
Homère comprit en voyant l'allure de la femme que Saule lui présenta qu'il s'agissait de la dresseuse en chef même si les cavalières se refusaient d'employer ce mot. C'était une femme grande, un peu potelée, vêtue de cuir et de peaux de bêtes finement tressées entre elles. Elle était en train de caresser un jeune poulain qui cherchait à détourner son attention pour lui subtiliser quelques friandises qu'elle cachait dans sa besace.
Elle se tourna vers eux et les salua avec douceur.
_Bonjour Saule et bonjour à vous aussi voyageurs! Commença-t-elle. Saule tu veux voir ton protecteur? Il n'est pas à la prairie mais aux écuries, apparemment un de ses fers était si abimé qu'il a failli le perdre. J'ai demandé à une des mes apprenties de faire le necessaire.
_Merci beaucoup Houx!
_Pas de remerciements pour ce genre de chose, c'est tout à fait normal mais essaie d'être plus vigilante la prochaine fois et de ne pas attendre que Gris se retrouve dans un tel état avant de me l'amener, conseilla la gardienne de chevaux avant de jeter un regard à Perséphone et Homère : Tu fais une visite des lieux à nos hôtes?
Un hochement de tête lui répondit par l'affirmative.
_Bien, bien! Certaines te diront le contraire mais je ne suis pas d'accord avec elles : il faut prendre autant soin des hôtes que de nos protecteurs et gardiens.
_Vous êtes aussi nombreuses? Demanda Perséphone surprise par la quantité de chevaux qu'elle voyait tout autour d'eux. La dernière fois que j'ai vu Frêne sa tribu ne devait pas dépasser les cinquante âmes!
Un sourire fendit le visage de la prêtresse des équidés.
_Nous avons toujours été plus nombreuses que les gens l'ont pensé. C'est comme ça que nous avons écrasé les chevaliers de la forteresse il y a un peu moins de vingt ans : la surprise. Mais si nous sommes aussi nombreuses c'est parce que notre Matriarche a unifié la plupart de nos clans et tribus dans ce château.
Elle pointa du doigts les tours du bâtiments qu'on apercevait au-dessus du mur.
_La Matriarche croit en notre capacité de former un peuple et moi... Et ben plus j'ai d'animaux à m'occuper plus je suis une femme heureuse.
Elle adressa unsimple sourire à Saule et ses deux hôtes et retourna à ses tâches sans leur manifester plus d'intêret.
La matinée se déroula ainsi : Saule les fit crapahuter tout autour du château et de la cité plus ou moins habitée de l'ancienne humanité qui cernait ce dernier. Elle avançait vite et avait toujours une anecdote à leur donner sur chaque endroit qu'ils arpentaient. Homère, qui n'avait pas l'habitude de marcher aussi longtemps eut rapidement les jambes pesantes. Voyant que le conteur commençait à traîner la patte, elle lui laissa faire une pause mais celle-ci fut de très courte durée.
_Saule, Saule! Cria une villageoise totalement inconnue à Homère et Perséphone. Elles sont en train d'arriver! Elles sont là aux portes de la ville!
Saule les fit se lever en toute hâte. Perséphone proposa même au jeune conteur, sur le ton de la moquerie, de le porter jusqu'aux portes de la ville. Il ne lui répondit qu'en maugréant encore un peu plus. Mais il courut tout de même à leur suite pour aller voir l'arrivée des cavalières des autres tribus, la curiosité l'emportant très facilement sur la fatigue.
Quand ils arrivèrent sur la place, la foule était si fournie et compacte qu'il leur était impossible de voir quoi que ce soit. Saule jura puis eut un éclair dans le regard.
_Suivez-moi j'ai une idée.
Elle s'engouffra dans un bâtiment au bord de la place et grimpa les escaliers à toute vitesse.
_T'es sure qu'il y a pas des gens qui habitent ici? Lui demanda un Homère essoufflé.
_Si bien sûr mais on s'en moque, c'est sur les toits qu'on va de toute manière. On ne va pas les déranger chez eux, quelle idée voyons!
_Les toits! Mais on risque de tomber.
Il n'avait jamais été particulièrement à l'aise avec les hauteurs.
_ Mais non voyons je l'ai déjà fait plein de fois, tenta-t-elle de le rassurer maladroitement.
Perséphone et Homère suivirent la jeune cavalière jusque sous les toits, jusqu'à une petite chambre qui se trouvait tout en haut de l'immeuble. Elle toqua à la porte et une jeune femme avec un jeune enfant dans les bras leur ouvrit.
_Bonjour Saule c'est encore toi! Tu veux avoir une meilleure vue c'est ça?
Elle lui répondit par un bref salut et un oui. L'habitante leur ouvrit sa fenêtre.
_Je croyais qu'on ne devait déranger personne, remarqua Homère.
_Mais on l'embête pas c'est une amie à moi, répondit au tac au tac Saule, un brin moqueuse.
Elle grimpasur la corniche et disparut. Pendant un instant Homère et Perséphone crurent qu'elle était tombée mais ils l'entendirent les appeler. Perséphone enjamba la fenêtre et rassura son petit conteur : il y avait une petite échelle à la droite de la fenêtre.
En grimpant, Homère put constater que si le gardien de Saule était un oiseau il n'y avait décidément pas de hasard : cette dernière enjambait les cheminées et évoluait sur la toiture avec une facilité qui le déconcertait. Dans ces hauteurs, elle était visiblement autant dans son élément qu'un cheval dans une prairie. Lui, il fut agréablement surpris de voir que le toit était plat et que le revêtement n'était pas couvert de mousses comme dans la plupart des maisons abandonnées des ancêtres. Mais quoi de plus logique : cette ville n'avait pas été abandonnée et ne cessait d'être restaurée par ses habitants. Néanmoins il choisit de ne pas se pencher autant vers le vide que la cavalière. De toute manière il n'y en avait pas vraiment besoin, sa position lui offrait une vue magnifique sur la place et la cour du château. Il vit les membres des autres tribus arriver par la même route qu'il avait empruntée hier en une longue file de caravanes et de cavalières vêtues de leurs armures de cuir et armées d'arcs, d'épées et de lances. Une vrai meute de loups les précédaient, courant dans les rues, flairant, jouant. Sur la place les habitants s'étaient massés en une foule compacte contenu par quelques émissaires portant des bassines d'eau, des écuelles et de l'avoine pour les montures et les chiens de leurs sœurs. Au-devant de la grille d'entrée les attendait digne et fière la Matriarche. Pour l'occasion elle se dressait sur sa propre monture : un cheval massif au pelage aussi noir que le corbeau de Saule. A sa gauche un chien-loup gris guettait le moindre ordre de sa maîtresse. Pour l'occasion la Matriarche avait revêtu une armure de cuir teintée de noir sous laquelle elle portait une chemise d'un bleu cyan. Ses longs cheveux blancs détachés formaient comme un irréel halo autour de sa tête
_Elle a tout d'une reine, commenta Perséphone émue par la dignité et la prestance de son amie de longue date.
Il y avait dans l'expression de l'androïde quelque chose qui ne tenait pas uniquement de l'admiration. Pour ça, il valait mieux regarder du côté de Saule qui contemplait avec une immense fierté la force qui se dégageait de sa Matriarche. Non Homère percevait dans ses traits quelque chose de mélancolique et ne put s'empêcher de demander à sa compagne de route si elle allait bien.
_Oui... C'est juste que parfois j'oublie avec quelle vitesse les années vous changent, vous, les humains.
Et elle se referma dans son silence, contemplant toute la cérémonie d'accueil.
Saule se rapprocha d'eux pour leur expliquer ce à quoi ils assistaient. Il y avait quatre grands clans de cavalières répartis dans toute la forêt : les Cavalières du Nord, du Sud, de l'Est et de l'Ouest. La Matriarche représentait les Cavalières de l'Est et la femme habillé de cuirs teinté dans des tons un peu ocre tirant sur un rouge sombre représentait celles du Sud. Les deux cheffes de tribus qui arrivaient étaient les représentantes des tribus du Nord et de l'Ouest. Elles s'approchèrent de la Matriarche et la saluèrent respectueusement avant de s'avancer, encore sur leurs montures, dans la grande cour. Les sœurs qui étaient à leur suite, au contraire, descendirent de leurs montures et profitèrent de l'hospitalité et de l'accueil des habitants, certaines buvant à même les bassines d'eaux destinées à leurs gardiens et protecteurs. Homère ne put s'empêcher de pousser un léger murmure de dégout auquel Saule réagit par un simple haussement d'épaules condescendant.
_Comment crois-tu qu'on puisse demander loyauté et abnégation à nos gardiens et protecteurs si le simple de fait de boire ou même de manger dans leurs écuelles nous répugne? Répliqua-t-elle intransigeante.
Homère n'avait rien à lui rétorquer.
Un grand banquet fut donné en honneur des Cavalières venant du Nord et de l'Ouest. Celui-ci fut servi sous de grandes tentes dans le grand parc à l'arrière du château entre le petit lac emplie de truites et une grande cour de pierres. Homère n'avait jamais assisté à rien d'aussi bruyant : tous, cavalières et simples habitants, avaient été invités à se sustenter. Le fruit de la chasse, des cueillettes et de l'agriculture fut servi à tous dans une humeur plutôt joviale qui détonnait fortement avec la menace d'une guerre larvée qui grondait de plus en plus. Le vin et quelques eaux de vies étaient aussi servis mais avec bien plus de parcimonie. Il n'était pas question que les idées se brouillent outre mesure car à la fin du repas la Matriarche s'adressa à tous.
_Merci à vous tous d'avoir ainsi répondu à mon appel que ce soit nos sœurs du Nord, de l'Ouest, du Sud ou de l'Est.
Quelques cris et éclats de voix répondirent à ses paroles d'introduction dans le chaos le plus total. Cela avait le don de désespérer le jeune conteur.
_Même si aujourd'hui je vous invite à festoyer, à boire, à faire paître vos gardiens et à satisfaire la soif de vos protecteurs ce n'est pas dans le but de nous réjouir, ni même de nous congratuler pour notre force et notre vaillance sans cesse grandissante. Non, malheureusement pas mes sœurs, je suis le messager apportant de tristes nouvelles, des prédictions d'un avenir sombre si nous répugnions à nous montrer aussi forte et courageuse que par le passé.
La foule se fit plus silencieuse, attentive, même si comme expliqua Saule à Homère, la plupart des villageois et des cavalières étaient parfaitement au courant de ce qui se passait dans les régions sud.
_Bon nombre d'entre vous le savent mais nos sœurs vivant au sud de nos bois ont subi de nombreuses attaques. Beaucoup ont même péries aux mains de ce mystérieux ennemis. Je connais trop bien le regard que certaines d'entre vous me jettent : c'est l'orgueil de celles qui sont sures de vaincre cet ennemi. Et je ne pourrais pas réellement vous en blâmer. Après tout nous avons défait les chevaliers de la forteresse par le passé et nos rangs étaient bien moins fournis, nos protecteurs et gardiens bien plus faméliques alors. Qui nous empêche de réitérer les prouesses?
Perséphone et Homère se regardèrent l'un l'autre songeant au spectacle sanglant que ces montres avaient laissé derrière eux. Ce n'était pas une guerre que ces gens souhaitaient mener mais un massacre systématique de tous.
_Mes sœurs je vais vous répondre mais avant j'aimerais vous demander à toutes, que vous ayez vécu cette guerre à mes côtés ou que vous soyez trop jeunes pour n'avoir ne serait-ce que le souvenir de vos sœurs se préparant à l'assaut, pourquoi notre victoire sur les chevaliers en armures de la forteresse fut si glorieuse.
Alors beaucoup clamèrent dans une joyeuse cacophonie - ou un sombre bordel inintelligible selon le jeune conteur - des réponses. Au-delà du chaos sonore que représentait les réponses à la question de la Matriarche, Homère put discerner quelques réponses : la forêt qui était leur terrain de prédilection, la présence des gardiens et des protecteurs fidèles à leurs côtés, la vaillance des cavalières au combat qui se battaient pour une cause juste, leur survie. Mais Homère avait écouté attentivement la Matriarche l'après-midi de la veille et savait que celle-ci estimait que ces causes étaient secondaires.
_Bien mes sœurs j'entends toutes vos réponses et je ne suis pas d'accord avec elles : la raison principale de notre victoire tient au défaut de notre adversaire que nous avons su habilement contourner. C'est là la grande différence avec les chevaliers de la forteresse : nous connaissons ces ennemis depuis longtemps. Nous avons même dans nos rangs beaucoup de femmes et d'hommes qui ont fui leurs rangs à cause de leurs règles iniques à vouloir imposer des unions contre les inclinations naturelles de leurs enfants ou à rejeter les enfants hors contrats.
La Matriarche cracha au sol et fut imitée par de nombreux habitants, tout autant des hommes que des femmes remarqua Homère.
_Mais nous avons toujours compris cette vérité simple et essentielle : la vie c'est la vie et aucun contrat d'aucune sorte ne pourra jamais la contenir tout à fait! Sur le champ de bataille nous connaissions donc parfaitement notre ennemi et sa stupide obsession de l'honneur. Certes ils étaient plus armés, mieux protégés et même le plus âpre de nos protecteurs n'auraient pu avec ses crocs percer leurs côtes de mailles. Ce qui les a perdus c'est leur honneur et leur prévisibilité.
Un froid glacial était tombé sur l'assemblée de femmes et d'hommes. Même Perséphone qui avait beaucoup voyagé depuis son réveil ne connaissait pas grand-chose de ces guerriers : elle avait peu voyagé dans le sud, là d'où ces hommes semblaient être originaires. Elle n'avait la plupart du temps vu leurs troupes se regrouper dans de vastes campements que de loin, sans savoir si ceux-ci représentaient l'intégralité de leurs forces ou juste une faible portion, et également leurs “œuvres”... Des villes et villages qui comme le village de Mamèsé avaient été réduits à l'état de charniers carbonisés en plein air. Mais à part ça elle n'en savait pas plus sur eux. Tout ce dont elle était sûre c'était qu'elle se tenait à l'aube d'une nouvelle humanité et qu'elle ne voulait pas que celle-ci prenne le chemin choisi par ces hommes. Dans la guerre qui s'annonçait contre la Citadelle de Homère, elle se placerait sans conteste du côté du peuple du conteur. Et c'est le petit qui l'avait convaincue le jour même où elle avait pu voir la tristesse, l'amertume, la peine et enfin la colère que le charnier du village de maraîchers laissait paraître dans ses traits, ses larmes, ses paroles. C'était là le sens qu'elle donnait au mot humain et elle savait que Rachel aurait partagé son avis.
_Dites-moi mes sœurs que connaissez-vous de ces meurtriers? Avez-vous parmi vous des enfants naturels abandonnés à nos portes ou encore des couples malheureux qui sont originaires de ce peuple? C'est pourtant ainsi que nous avons toujours recueilli des informations essentielles sur les peuples et tribus nous cernant : en recueillant leurs exclus, leurs malheureux. Nous avons appris d'eux tout en leur offrant un foyer chaleureux, en donnant aux hommes et aux femmes qui le souhaitaient un travail paisible. En permettant à leurs sœurs, leurs filles et leurs mères de devenir des cavalières, comme nous. De revêtir l'armure de cuir. De prendre à leurs côtés un gardien et un protecteur et d'apprendre le maniement de l'arc et des flèches.
La voix de la Matriarche était vibrante et Perséphone sentit une énergie forte qui traversait la foule. Certaines femmes s'étaient même levées pour manifester leur fierté d'appartenir au peuple des Cavalières.
_Ainsi parées nous sommes meilleures que n'importe qui, continua la matriarche en pointant son doigt vers l'extérieur du parc, et nous n'avons à obéir à aucune des règles qui sont en vigueur au-delà de nos bois. Nos ventres ne sont pas le bien d'hommes. Et aujourd'hui je vous le dis mes sœurs sans aucune honte : ces étrangers sanguinaires venant du sud me font peur, une peur qui me dévore! Celle de perdre tout ce que nous avons construit jusqu'ici! C'est pour cela que je vous ai toutes et tous réunis aujourd'hui que vous soyez agriculteurs, bâtisseurs, cuisiniers ou cavalières. Femme et homme. Je ne veux négliger aucune option, aucune idée car peu importe de qui cela vient si cela peut permettre notre survie à toutes et à tous.
La Matriarche continua à expliquer son point de vue : selon toutes les informations qu'elle avait pu glaner provenant des cavalières du sud et même de quelques villageois qui avaient fui leur village détruit par cet ennemi sans nom, leur nombre pouvait s'élever à plusieurs dizaines de milliers d'hommes armés et sanguinaires sans honneur. Rien à voir avec ce qu'elles avaient pu connaître jusqu'alors. Une première solution pouvait être de fuir purement et simplement et de trouver de nouveaux bois où s'établir bien plus au nord. Mais la Matriarche balaya cette option : les générations futures pouvaient bien dans dix, quinze, vingt ans avoir à se battre contre la même menace et l'idée même de transmettre une telle tâche aux futurs enfants ou cavalières la dégoutait au plus haut point. La deuxième solution était de rejoindre le Sanctuaire, ce lieu dont ni Homère ni Perséphone n'avaient entendu les cavalières mentionner directement la localisation : c'était un secret bien trop précieux pour le donner, même à des alliés. Pour Frêne cette solution pourrait convenir dans un premier temps : elle avait fait dresser l'inventaire de leurs réserves et elles avaient de quoi tenir jusqu'au printemps sans trop de difficulté mais cette solution ne tiendrait certainement pas sur le long terme. Elles ne pouvaient reprendre leur vie nomade et cachée d'autrefois, les cavalières avaient bien trop prospéré depuis vingt ans. Cela signifierait abandonner une grande partie des leurs et cette idée, comme la précédente, lui était intolérable. Il fallait donc trouver une solution pour que ces guerriers cessent d'être une menace.
Un grand brouhaha se fit soudain entendre. Tous les convives discutaient entre eux et la matriarche conserva le silence le temps que les idées émergent du groupe et que quelques courageux se manifestent face à la tribu dans son intégralité. Perséphone donna un coup de coude à Homère et lui pointa Saule du doigt : elle avait une mine sombre et songeuse. Elle ne cessait de se tordre les doigts, hésitante. Homère se demanda bien quellde idée lui triturait l'esprit et lui causait ainsi autant de doutes et d'hésitations..
La matriarche fit taire l'assemblée d'un geste de main. Elle demanda alors à ses frères et sœurs de venir à elle et de lui transmettre leurs idées. Homère entendit beaucoup s'exprimer en faveur de la guerre. Certaines la voulait franche et ouverte, jusqu'à armer les hommes. La Matriarche repoussa cette idée : il serait criminel d'envoyer les hommes travailleurs sans protecteurs et gardiens ni la moindre éducation guerrière. Autant les mener directement à l'abattoir. D'autre manifestèrent la volonté de mener une guerre plus larvée, plus sournoise en guettant les ennemis là où ils seraient les plus faibles : dans les bois la nuit. La Matriarche ne repoussa pas complètement cette idée : après tout c'était une stratégie équivalente qu'elle-même avait choisi d'employer contre les chevaliers. Mais elle nuança rapidement son efficacité probable : la matriarche rappela à nouveau que ces guerriers n'avaient pas l'honneur des chevaliers Même si quelques escarmouches comme celle-ci pouvaient se montrer efficaces sur le court terme il n'y avait aucune chance pour qu'ils battent la retraite aussi facilement, blessé dans leur orgueil chevaleresque : ils étaient venus pour massacrer et non pas pour les soumettre au vu des villages qu'ils avaient rayés de la carte dans le sud.
Saule finit par s'avancer timidement au-devant de la Matriarche. Homère la vit s'éloigner de lui et de Perséphone pour se perdre dans la foule avant de réapparaître sur la petite estrade qui symbolisait la volonté de prendre la parole. Il la vit attendre derrière une femme qui proposa une demande de paix qui fut balayée avec peu de pincettes.
_A ton tour Saule, quelle proposition veux-tu me soumettre? Demanda Frêne avec une extrême délicatesse.
_Je voudrais vous proposer une voie diplomatique, commença-t-elle avant de se faire interrompre par les éclats de voix provenant de la foule.
La matriarche les rappela à l'ordre avec une autorité qui contrastait fortement avec la douceur qu'elle avait employée pour s'adresser à la jeune cavalière. Mais il n'y avait là rien de surprenant, Saule était une fille perdue de sa tribu : un bébé abandonné à la naissance, élevé dans la plus pure tradition des Cavalières.
_Explique-toi Saule, tu ne peux pas vouloir me demander que nous négociions avec de telles brutes?
_Non Matriarche, je voudrais vous faire une autre proposition d'alliance bien que celle-ci soit incertaine, conclut-elle.
_Cesse de me faire attendre et dis-moi à quel allié tu songes.
_En réalité, je pense à deux alliés : le peuple de la forteresse et ceux de la citadelle du jeune conteur que nous venons de recueillir.
La foule s'agita d'un coup. Les voix s'élevèrent, parfois empreintes de colère quand on n'entendait pas des rires moqueurs. La plupart des membres de la tribu trouvaient ça d'un ridicule total. S'allier avec les mêmes qui avaient voulu les soumettre moins d'une génération plus tôt? Et puis les habitants de cette citadelle étaient si loin! Il n'y avait rien à espérer d'étrangers. Mais Perséphone perçut quelque chose dans le visage de son ancienne amie qui lui donna espoir et ne put s'empêcher de murmurer à Homère ces quelques mots :
_Ecoute la Matriarche : je te parie ce que tu veux qu'elle trouve la proposition de la petite rouquine des plus pertinentes.
En effet, indifférente au chaos qui s'était saisi une fois encore de l'assemblée, Frêne passa une main furtive sur son menton, le regard très loin, comme ailleurs. Mais ses yeux finirent par se poser sur la jeune cavalière timide dont les joues s'étaient mises à rougir, jusqu'à devenir presque aussi cramoisies que son épaisse chevelure. Elle intima à tous de se taire avec autorité.
_Ce que tu proposes là est très osé. S'allier avec ceux qui ont autrefois cherché à faire de nous leurs épouses, leurs servantes ou leurs putains!
_Oui et je m'en rends bien compte mais aujourd'hui la situation n'est plus du tout la même Matriarche! Ils ont tout autant à perdre que nous dans cette guerre contre ses guerriers venus du sud! S'emporta-t-elle, certaine de ce qu'elle avançait. De plus, ils n'ont jamais cherché à rompre notre traité de paix en vingt ans. Et puis qu'aurions-nous à perdre?
_Toute une escouade, des cavalières qui seraient certainement plus utiles aux côtés de leurs frères et sœurs, contre-attaqua la Matriarche.
_Non la seule qui vous perdriez ce serait moi.
Saule baissa alors la tête et les yeux.
_J'ai dix-neuf ans et je n'ai toujours pas choisi mon rôle définitif dans la tribu. Laissez-moi à présent le choisir en faisant de moi la première ambassadrice des cavalières, répondit-elle avec déférence.
Un grand sourire fendit le visage de la Matriarche qui se transforma en un rire joyeux.
_Alors toi ma jeune Saule, tu es vraiment incapable de te comporter comme tes sœurs! Soit je t'ai déjà laissé choisir cet oiseau comme protecteur alors je te laisserais devenir la première ambassadrice parmi nos sœurs. Et pour la citadelle des conteurs que comptes tu faire?
_Je compte m'y rendre en amie avec un de leurs enfants.
L'emploi du mot enfant vexa un peu Homère mais de là où il était, il ne pouvait pas corriger cet emploi malheureux.
_Ramener un des leurs, en parfaite santé constituerait une preuve de notre bonne foi, poursuivit la jeune cavalière.
La Matriarche se tourna vers la chef des tribus du Nord et lui posa une question.
_Chêne tu appartiens à la tribu de nos sœurs qui est la plus proche géographiquement de ces conteurs, les connais-tu suffisamment bien pour croire que nous pouvons leur faire confiance?
_A dire vrai, j'ai déjà observé quelques une des péniches de la tribu des conteurs remontant le fleuve : ils ne font que traverser, vendre leur force de travail et leur savoir aux villageois, échanger quelques biens. Ils n'ont jamais manifesté la moindre hostilité envers qui que ce soit, ils ne font que passer et je suis certaine qu'ils ignorent même notre existence. Par contre nous connaissons bien plus un autre clan de cette citadelle que les conteurs : les chasseurs. Ils viennent chasser sur nos territoires certaines années. Ils reconnaissent notre autorité sur cette forêt et viennent à chaque fois demander l'autorisation de chasser sur nos terres. Ce que nous leur accordons sans soucis en l'échange de quelques biens. Ils ont souvent des poignard, et même des pointes de flèches et de lances d'une qualité exceptionnel que même nos meilleures forgerons peinent à atteindre.
_ça c'est le travail des techniciens et des artisans expliqua Homère en aparté à Perséphone.
La Matriarche réfléchit quelques instants.
_Soit, nous allons te fournir de l'équipement et des réserves de nourriture à toi et nos hôtes. Ta solution a l'avantage de voir sur le plus long terme : si nous ne sommes pas assez fortes pour combattre ce nouvel ennemie seules avec des alliées nous pourrions peut-être mettre un terme total à la menace qu'ils font peser sur nous.
Bien qu'il eut plusieurs mètres de distance entre eux, Homère pouvait voir les épaules de Saule s'affaisser un peu, de soulagement surement.
_Saule, je te nomme devant toute l'assemblée des nôtres, première ambassadrice des Cavalières, décréta la Matriarche sans plus de cérémonie.
Pas de genoux à terre, pas de sacrements, juste quelques mots et Saule baissa la tête comme unique signe de remerciement. Les Cavalières avaient beau aimer se réunir dans de telles assemblées elles faisaient montre d'une véritable simplicité dans leur cérémonial.
Saule, une fois son idée énoncée et ses souhaits exaucés, rejoignit Homère et Perséphone au milieu de la foule. D'autres personne se pressaient déjà vers l'estrade pour soumettre de nouvelles idées.
_Félicitations! Congratula Perséphone.
Saule la remercia et tourna le regard vers Homère.
_Dis Homère, tu crois que les tiens accepteront cette alliance avec nous? Demanda Saule anxieuse.
_Déjà tu aurais peut-être pu m'en parler avant, lui reprocha Homère. En temps normal, je te dirais non : les habitants de la Citadelle sont de farouches pacifistes. Mais... Avec ces gens... Je ne pense pas que mes compatriotes se laisseraient massacrer sans rien dire. Et dans ce cas, oui, je pense que le conseil de la citadelle serait vraiment en mesure d'accepter ta demande d'alliance. Chez les conteurs par exemple nous avons interdiction de mettre un terme à l'histoire d'une personne mais si celle-ci veut précipiter notre récit prématurément vers sa fin alors nous pouvons nous défendre, par tous les moyens dont nous disposons. Et là... hé ben... Tout passe entre les mains du Grand Conteur.
_Le Grand Conteur? Répéta Saule curieuse.
_Oh non ma petite ne le lance pas sur ce sujet, soupira Perséphone. Tu vas voir c'est pas du tout un rigolo leur dieu!
Mais Homère, pendant que le débat s'éternisait et l'ennuyait de plus en plus, raconta à Saule les traditions des siens. Parler ainsi en même temps que d'autres le faisait se sentir un peu mal à l'aise. Il n'avait décidément pas l'habitude de se montrer aussi impoli, même s'il comprenait que dans cette foule personne ne lui en tiendrait rigueur. Mais on ne tire pas un trait sur quatorze années d'éducation de conteur comme ça.
Homère fit une description de sa citadelle, de toutes les factions organisées autour d'un savoir ancestral : les techniciens, les chasseurs, les conteurs, les juristes, les artisans etc... En tout cas ils étaient bien trop nombreux pour qu'ils connaissent des représentants de chaque tribus.
_Comment est-ce possible ? S'exclama Saule le coupant dans son récit. Vous êtes donc aussi nombreux!
Il tiqua légèrement : décidément il n'arriverait pas à prendre le pli. Il lui expliqua alors qu'ils étaient très nombreux : cinq mille âmes selon le recensement fait le précédent hiver. Saule écarquilla les yeux de surprise : Elle ne comprenait pas comment un endroit pouvait accueillir autant de personnes! Les cavalières ne devaient pas représenter plus de deux milles âmes, grand maximum... Cette perspective la déprima. Comment une telle tribu pourrait avoir besoin d'une alliance avec eux? Homère la rassura immédiatement.
_Une alliance avec les cavalières nous serait plus que profitable : il n'y a aucun guerrier entre les murs de la citadelle. Alors oui la plupart des castes enseignent l'art de se défendre mais c'est plus en cas d'attaque de pillards qu'une véritable formation militaire. Nous n'avons aucun tacticiens et serions incapable de nous organiser en vue d'une bataille rangée. Nous avons bien trop confiance en nos fortifications et c'est vrai que contre quelques centaines de pillards mal armés et mal entraînés nous avons toujours su faire face. Mais contre ces monstres... En état de siège... Je ne donne pas cher de notre peau, conclut le jeune conteur.
Une question taraudait Perséphone.
_Le peuple de Homère quoi qu'il arrive t'accueilleront en paix j'en suis certaine mais pour ceux de la Forteresse... Comment comptes-tu t'y prendre?
Saule ne lui répondit pas de suite et dénoua son écharpe avec lenteur, précautionneusement. Elle tendit alors l'étoffe bleue ornée qu'elle avait toujours autour du cou. Le tissu était vieux et un peu rapiécé par endroit mais on pouvait y voir un motif qui se répétait sans cesse : un château comme un dessin d'enfant avec deux tours et un mur entre les deux.
_Grâce à ceci. C'est la preuve qu'avant d'être une cavalière j'étais un enfant de la Forteresse. Un enfant qui a été abandonné, une batarde très certainement, mais une batarde qui est née au sein même de leur forteresse. Je compte m'en servir pour réclamer une audience à leur roi.
_Espérons que cela soit suffisant, répondit Perséphone un peu soucieuse.
Toute l'après-midi fut passée à organiser leur voyage : il ne fallait pas perdre de temps, chaque journée pouvant se révéler décisive. Saule demanda donc un âne en plus de son cheval pour pouvoir porter tout ce dont ils allaient avoir besoin sur la route : nourriture, équipements, vêtements chauds, une carte etc...
Les cavalières se montrèrent généreuses avec eux même si beaucoup ne semblaient pas avoir une grande confiance en leur mission. Saule, au contraire, était déterminée. Elle demanda à la scribe attachée au service de la Matriarche de lui fournir de l'encre et du papier. Celle-ci ne put s'empêcher de lui demander :
_Mais ton corbeau, il fera comment pour te retrouver une fois sur la route?
_Il me retrouve toujours quoi qu'il arrive : il est plus malin que vous ne le pensez.
On leur donna de nouveaux sacs faits dans un cuir épais : rien à voir avec la malheureuse besace qu'Homère se trainait habituellement. Saule chargea son carquois de flèches autant qu'elle le put : il faudrait certainement chasser ou bien se défendre. La Matriarche alla elle-même voir la cavalière en charge des fers pour demander à ce que les fers de la monture de la jeune femme soient posés en priorité.
En fin d'après-midi tout fut plié, stocké, rangé, préparé. Perséphone s'était elle aussi bien chargée, même si les provisions qu'elle portait ne lui seraient d'aucune utilité. On leur présenta également l'âne qui serait chargé de porter une partie de leur chargement : une bête robuste au pelage gris. Les chevaux étaient bien trop précieux pour qu'on leur en confie un supplémentaire. Et chez les cavalières il n'y avait que les cavalières qui chevauchaient : une cavalière, un gardien, un protecteur, voilà les règles immuables qui les gouvernaient.
Frêne la matriarche vint à leur rencontre dans les écuries, où Saule attendait en compagnie de Perséphone et Homère que le dernier fer soit posé sur les sabots du percheron gris.
_Bien, je vois que mes demandes ont été respectées. Vous avez réussi à avoir tout ce qui vous était nécessaire? S'enquit-elle
Saule lui répondit par l'affirmative.
_Je tenais à vous remercier, dit Homère en s'avançant vers la Matriarche Frêne.
_Tu ne me dois rien petit conteur. Ne vois ceci que comme un gage de bonne foi des miennes envers les vôtres. Si nous envisageons de devenir alliés dans cette guerre qui se profile au loin, autant commencer par se montrer bienveillants et solidaires. Je suis venue pour te poser une question, et je sais que ta réponse ne signifiera rien mais je dois te le demander tout de même avant votre départ : est-ce que les tiens seraient prompts à accepter une alliance avec nous?
Homère y réfléchit quelques instants. Si les guerriers s'arrêtaient en chemin, s'ils semblaient vouloir négocier, stopper leur progression, ils se doutaient qu'ils choisiraient la voie la plus pacifique. Il n'était pas dans leur nature de chercher la guerre surtout si celle-ci était pour mettre fin à une menace lointaine. Leur nombre les avait protégés longtemps de toute attaque. D'ailleurs toute cette situation lui paraissait tellement surréaliste. Il y a quelques jours encore, il planifiait avec ses parents les stocks à préparer pour l'hiver et les arrêts qu'ils feraient encore avant de retourner à la Citadelle. Il y a quelques jours encore son père lui contait des histoires et sa mère passait tendrement sa main dans ses cheveux avant qu'il aille se couche. Il y a quelques jours sa mère lui transmettait tout son savoir de négociatrice dans les villages qu'ils traversaient. Il y a quelques jours encore le récit de sa mère arrivait à son terme sans qu'il n'en sache rien...
_Je... commença-t-il hésitant, je ne sais pas, je crois que ça dépend de la situation... Si ces troupes venues du Sud nous menacent directement alors... oui dans ce cas-là je pense que les miens se pencheront sérieusement sur votre demande d'alliance.
Un sourire passa, furtif, sur le visage de la cheffe des cavalières. Un sourire qui mit terriblement mal à l'aise autant Perséphone que le jeune conteur.
_Alors je n'ai pas d'inquiétude à me faire, déclara-t-elle froidement.
_Frêne que veux-tu dire, demanda Perséphone inquiète.
Celle-ci croisa le regard de son ancienne amie : son corps portait dans chacun de ses stigmates l'empreinte du temps qui s'était écoulé. Elle avait cru parfois voir dans les traits de cette femme, qui franchirait bientôt les portes du vieil âge, des signes de la personne qu'elle avait connue. En cet instant tous les signes avaient disparu, envolée la jeune cavalière qui fut le premier visage qu'elle avait vu après son Grand Sommeil.
_C'est une certitude, le peuple de la Citadelle est la cible de ces hommes. On ne dépense pas une telle énergie pour quelques villages de paysans, pour massacrer une tribu de femmes guerrières ou même pour détruire un petit nobliau ivre de pouvoir comme le seigneur de la Forteresse. Non une telle armée on la monte pour mener un siège qui ne laisse aucune échappatoire aux assiégés. Et dans la région il n'y a que la Citadelle qui constitue un poisson suffisament gros pour ces hommes.
Le coup fut violent pour Homère. Jusqu'alors il essayait de se berner en se répétant que sa tribu n'avait pas eu de chance : au mauvais endroit, au mauvais moment comme s'amusait à répéter le défunt chef de village de Mamèsé quand il entendait ces concitoyens se plaindre des tracas de leur vie quotidienne. Mais à présent cette femme lui disait ouvertement et sans ménagement qu'il risquait de ne pas perdre uniquement sa mère mais tout ceux de son peuple. Avec l'attaque du village de Mamèsé il n'avait aperçu qu'une fraction minuscule de ces troupes.
_Mais ceux qui ont attaqué Mamèsé, ils étaient si désorganisés, si violents... Ils n'avaient rien à voir avec les récits que j'ai pu lire sur les guerres de l'Ancienne Humanité balbutia Homère.
_Mais que représentait ce petit village pour eux? Rien du tout, une distraction pour les troupes tout au plus, un exutoire qu'on offre à ses subordonnés, répondit avec condescendance la Matriarche.
_Frêne... tenta de tempérer Perséphone.
La synthétique se demanda si elle avait un jour offert à ses cavalières une telle distraction.
_Oui?
_Pourrais-tu essayer de ne pas l'effrayer ainsi?
_Je ne veux pas l'effrayer, je veux juste chercher à le convaincre de la nécessité de devenir allié avec nous.
_Comme vous l'avez dit je ne suis pas en mesure de décider quoi que ce soit mais je ferais tout pour notre conseil soumette cette alliance à un vote, répliqua Homère qui en assez marre qu'on s'adresse à lui comme à un enfant apeuré.
_Et moi je parlerais en notre nom Matriarche, poursuivit Saule.
_Et j'y compte bien! J'ai toute confiance en toi : il nous faut une cavalière capable de penser au-delà de nos traditions pour mener à bien cette mission. Les traditions ont du bon sauf quand on commence à s'enliser dedans. Et je sais que vous êtes en très bonne compagnie.
Le regard de Frêne se porta sur Perséphone.
_Je prendrais soin d'eux! Ne t'inquiète pas pour ça.
_Je ne m'en suis pas inquiétée un seul instant. Tu apparaîs quand on a besoin de toi et disparais uniquement quand ta présence n'est plus nécessaire.
Ces paroles sibyllines piquèrent au vif la curiosité du jeune conteur. Que pouvait-elle bien vouloir dire par cette remarque? Que s'était-il passé vingt années auparavant? Si Perséphone respectait sa promesse il finirait par le savoir un jour ou l'autre.
L'entretien avec la Matriarche laissa un arrière-goût amère à Homère et Perséphone : l'une parce qu'elle avait l'impression d'avoir eu face à elle une étrangère à l'allure familière et l'autre parce qu'on n'avait eu de cesse de l'exposer à ses pires angoisses. Saule non plus n'avait pas apprécié le ton froid employé par sa Matriarche mais elle la connaissait suffisamment bien pour savoir que chez elle le sens de la devise “combattre ou fuir, mais toujours survivre” revêtait une signification bien plus large pour leur cheffe: s'il fallait mentir, ruser, trahir ou menacer pour protéger les siens, Frêne n'hésiterait pas même le temps d'un battement de cœur. Tout était bon pour sauver les siennes. Ce qui en faisait un ennemi terrible et une excellente matriarche songea Saule.
La soirée se passa sans le moindre accroc : le repas fut servi dans la grande salle, Homère n'y toucha presque pas tant il avait l'estomac noué et Perséphone n'y toucha pas parce qu'elle n'avait aucun système digestif. Saule, au contraire se jeta sur tout ce qu'elle put. Le voyage allait être long et ils ne mangeraient certainement pas tous les jours à leur faim alors autant en profiter. Elle laissa Homère et Perséphone seuls ce soir-là. Elle avait bien plus envie de profiter de ses proches et Bouleau, malgré son attitude bourrue, était très triste à l'idée de devoir se séparer de sa petite protégée. Mais la gamine en elle avait été remplacée par une jeune femme puissante, capable de se battre avec adresse même si elle y rechignait toujours un peu.
_Qu'espère tu trouver là-bas, petite, finit par lui demander Bouleau, quand la soirée fut bien avancée.
_Je n'espère rien trouver à la Forteresse tu sais! Se défendit la rouquine.
_Je te connais petite. Tu as toujours réussi à allier tes intérêts et ceux du groupe. Parfois, même si c'est moi qui t'ai trouvée et élevée je me demande si t'es pas la fille de notre Matriarche...
Bouleau n'avait pas tout à fait tort. Bien sûr que Saule avait proposé de faire une alliance avec les chevaliers de la Forteresse en étant intéressée. Sauf que justement elle espérait ne rien trouver là-bas, rien pour elle, ni pour tout ce qu'elle était. Souvent les cavalières avaient parlé d'elle comme d'un greffon, comme de la fille d'une noble : aucun autre bébé n'avait été abandonné dans un linge portant les armoiries que s'était attribuées le roi de la Forteresse. En allant là-bas, Saule voulait juste se prouver que cela n'avait aucun sens pour elle. Elle était une vraie cavalière et c'était ainsi tout simplement. Ce soir-là elle partit se coucher avec une boule au ventre et s'endormit avec beaucoup de peine.
Homère et Perséphone se dirigèrent vers la chambre qu'on leur avait attribuée la veille. Le petit conteur se glissa dans les draps pendant que Perséphone prit place sur un fauteuil bien rapiécé.
_Tu penses qu'elle a raison? Demanda Homère angoissé.
Perséphone sut immédiatement qui désignait ce “elle”.
_Je ne pense pas, non. Enfin oui et non, rectifia-t-elle, je pense que Frêne noircit volontairement la situation pour que tu sois plus effrayé et donc le plus convainquant possible devant ton conseil. Elle sait très bien que sans cette alliance son peuple a peu de chance de survivre à une occupation longue.
_Pourquoi font-ils ça? S'énerva subitement Homère.
_Quoi te manipuler?
_Non je ne parlais pas de la Matriarche mais de ces guerriers venus du sud. J'ai lu beaucoup de livres sur le passé, tu le sais, et j'ai appris que par le passé tout était diffèrent : les gens étaient beaucoup plus nombreux, impossible de marcher des heures sans tomber sur une ville ou des gens. Mais aujourd'hui on est si peu nombreux : il y a de la place pour tout le monde...
_Tu as raison : le monde sans les hommes est redevenu grand et vaste. Et si c'était ça qu'ils voulaient, un lopin de terre cultivable, ils n'auraientt qu'à se baisser et à bécher la terre qu'ils ont sous les pieds mais ce n'est pas de la terre et des champs qu'ils désirent. Ils sont alimentés par un tout autre désir : le pouvoir sur d'autres peuples, le pillage, les femmes, le bétail, j'en sais rien... Mais en tout cas ce qu'ils veulent c'est la guerre. Et dans toute la Francie c'est ton peuple qui leur offrira la plus belle bataille.
Les yeux d'Homère s'écarquillèrent et une illumation surgit dans son esprit.
_Qu'est c'est ce regard, dit Perséphone soupçonneuse. Cette perspective te réjouit donc tant que ça?
_Non, mais c'est que tu viens de dire! Ça a fait comme un déclic dans mon esprit! C'est ça qu'ils veulent : la guerre! Ils auraient pu choisir d'attaquer le printemps, l'été ou l'automne quand la Citadelle est vide de tous ses nomades avec uniquement les sédentaires pour la défendre. Mais ils avancent sur nous à l'époque où nous sommes le plus nombreux pour la défendre. Quelqu'un qui voudrait juste une guerre rapide attaquerait à un autre moment!
_Sauf s'ils ont peur de débuter un siège et de se retrouver encerclés par les nomades rentrant chez eux. Vous avoir tous à l'intérieur est le meilleur moyen de vous couper tout ravitaillement et tous vous affamer, en même temps.
Ils cherchaient donc à tous les massacrer? Homère tenta de repousser cette idée mais le fait que ce soit Perséphone et non la Matriarche qui lui avait glissé cette idée en tête l'effrayait encore plus : la synthétique n'avait aucune raison de le vouloir effrayé bien au contraire. Elle voulait juste qu'il soit conscient des enjeux. Il faudrait donc perdre le moins de temps possible pour prévenir les siens. Quitte à abandonner Saule à la Forteresse si elle perdait trop de temps à essayer de les convaincre. Le temps était la donnée la plus importante. Que n'aurait-il donné à cet instant pour avoir comme la jeune cavalière un corbeau pour porter son message, ou bien disposer de la technologie de l'époque de Perséphone...
_Nous allons donc devoir rejoindre au plus vite la Citadelle pour prévenir les miens, conclut Homère à voix haute plus pour se convaincre lui-même que pour Perséphone.
_Oui, c'est cela, confirma la synthétique.
_En attendant tu as une histoire à poursuivre Perséphone, non? Dit le conteur pour changer de sujet.
_Oui en effet, de toute manière ça ne nous fera pas perdre plus de temps...
Homère lui adressa un sourire amicale et se laissa porter dans le récit d'une autre qui, pour un court mais précieux instant, l'emmènerait loin de ces perspectives angoissantes.
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