Chapitre 4 : 7 Octobre 2318
Ce fut Saule qui réveilla un peu brutalement Homère, sortant dans le même temps Perséphone de sa veille nocturne.
_Allez! On se réveille! Il n'y a pas de temps à perdre.
Les yeux encore collés par le sommeil le jeune garçon maugréa pâteusement :
_Mais je croyais qu’il n'y avait qu’une petite vingtaine de kilomètres pour atteindre la Forteresse…
_Et? La Forteresse n'est qu’une étape. Je vais te ramener chez toi : si on ne tarde pas trop, selon ma carte on devrait en avoir pour quatre ou cinq jours de marche. Mais toi tu n'as pas l’habitude de marcher sur de telles distances, n’est-ce pas?
Elle se moquait ouvertement de lui et cela eut pour effet de l’agacer grandement. Il n’était même pas encore debout… Sa petite cabine lui manquait tellement…
_Mais tu crois quoi? Que je me contentais de vivre sur mon bateau? Comment tu crois qu’on gagne nos vies? En travaillant la terre, en entretenant nos péniches, en portant les bûches jusqu’à nos chaudières... Ben oui ils ne fonctionnent pas tout seul nos bateaux! Tu crois quoi? Il va peut-être falloir que tu arrête de te croire supérieure aux autres peuples de Francie!
Homère quitta la pièce en chemise longue et se dirigea d'un pas saccadé vers la salle d'eau, laissant derrière lui une cavalière un peu décontenancée et une synthétique goguenarde.
_Mais enfin... Je n'ai jamais voulu dire ça...balbutia la jeune femme.
_Fais attention à ce que tu peux dire petite cavalière, la mit en garde Perséphone. Tu vas être une ambassadrice pour ton peuple et hiérarchiser les modes de vies fera de toi la pire émissaire possible. Soit fière de ce que tu es sans écraser les autres. C'est un équilibre subtil mais c'est ton objectif à atteindre durant ce court voyage.
_Mais enfin, je rigolais...se défendit Saule visiblement penaude.
_Que tu rigoles ou pas il a été vexé : Homère a vécu beaucoup de choses ces derniers jours et il a besoin qu'on le ménage un peu. J'ai vécu parmi les vôtres et je sais que la plupart du temps vous adorez vous lancez dans des joutes verbales. Mais ça ne fait pas partie des habitudes de la vie des conteurs. Alors va t'excuser et mettons nous en route.
Saule se dirigea vers la salle d'eau.
_Saule, rattrapa Perséphone, j'ai oublié de te parler de la pudeur de sa tribu aussi je crois!
La route promettait d’être assez courte et agréable : la route royale qui menait à la Forteresse était une ancienne nationale entretenue par les commerçants et les nobles de la Forteresse. Quasiment une ligne droite avec très peu de dénivelé. Le choix de cette route n'avait qu'un seul défaut : on pourrait les repérer des lieues à la ronde.Mais Saule avait pris en compte ce détail : en ne cherchant pas à se cacher elle envoyait un message aux habitants de la Forteresse, il n'y avait donc aucune raison de les craindre. Leur nombre, ainsi que la composition de leur groupe, témoignait aussi d'une absence de menace : seulement deux femmes et un jeune garçon.
La marche fût agréable : le temps était frais mais ensoleillé, la brume se dissipa rapidement offrant une vue dégagée sur le chemin de goudron sombre perçant la forêt. Par endroit celui-ci était complètement défoncé ou recouvert par les feuilles mortes. Ils croisèrent de temps à autres des carcasses de voitures datant de l'ancienne humanité sur le bord de la route, ou parfois carrément gisantes dans le fossé. Bien souvent elles n'étaient que rouilles et feuilles mortes, comme un cadavre dont il ne restait plus que l'ossature. Homère en penchant sa tête par curiosité recula, surpris. Il venait de déranger une renarde et ses petits. Celle-ci poussa des cris stridents et belliqueux pour repousser l'agresseur.
_Tu ne devrais pas être aussi curieux, ces carcasses n'abritent pas que des animaux sauvages conseilla Saule...
Elle tenait son percheron par les rênes marchant à ses côtés pour ne pas l'épuiser etadoptait le même rythme que ses compagnons de route. Mais le morceau de cuir était tellement lâche entre la cavalière et son gardien qu'elle aurait pu tout autant ne rien tenir, le cheval la suivrait peu importe le chemin.
_Quoi? Il y a des fantômes? Demanda Homère qui s'interrogeait déjà sur les croyances des cavalières.
_Ha pour les fantômes je sais pas, mais pour les squelettes, oui ça il y en a plein. Et il vaut mieux laisser les morts en paix.
Homère se demanda ce qui avait mené des gens à mourir comme ça dans leur véhicule en plein milieu des bois.
De quelle nature pouvait être la Grande Extinction, pensa-t-il à voix haute?
_C'était une maladie, asséna brutalement Perséphone.
Les deux humains se retournèrent vivement vers la synthétique avec des yeux dilatés par la surprise. Perséphone n'avait jusqu'alors jamais parlé de cela à aucun d'entre eux. Pourquoi ce changement d'avis soudain?
_Tu l'as vécue ? demanda Saule, avide de connaître le passé des siens.
_Oui, répondit simplement la synthétique.
_Quel genre de maladie? Questionna Homère.
_Une maladie rapide et foudroyante. Plus violente qu'aucune autre connue jusqu'alors. En quelques mois le sort de l'humanité fut joué. Je pense que certains sont venus jusqu'ici pour mettre fin à leurs jours seuls, sans que personne ne puisse les voir dépérir. Une fin brutale, nette, sans les atermoiements des médecins et des proches. De toute manière, tout le monde ou presque fut atteint, au bout d'un moment il n'y eut plus ni médecins, ni proches, ni même d’hôpitaux. Il n'y avait plus que les morts et ceux en sursis.
Ces quelques mots firent peser sur la troupe un froid glacial qui contrastait avec le temps ensoleillé. Homère et Saule n'osèrent plus poser d'autre question à la synthétique. Homère songea à Rachel et se demanda si l'amertume qu'il avait pu entendre dans la voix de Perséphone était du au souvenir de la mort de son amie. A moins qu'elle ne soit morte bien avant la Grande Extinction... La chronologie de tous ces événements était un peu floue dans son esprit... Perséphone était un robot avec une apparence de femme : elle jouissait d'une durée de vie hypothétiquement illimitée tant que son cerveau de synthétique n'était pas détruit et que ses composants étaient entretenus. Qu'est-ce que cela signifiait dans un monde, où à sa connaissance, il n'y avait plus d'usines ou de chaînes de montages pour produire les composants nécessaires à son entretien?
Finirait-elle comme ces épaves au bord de la route, gisante et incapable de se déplacer pour léternité? À ceci près qu'elle serait pleinement consciente de son sort... L'immortalité de Perséphone donna le tournis au jeune conteur. Il n'enviait absolument pas le sort de son amie d'infortune : il valait mieux une fin brutale sans contempler des siècles durant l'abysse qui se tenait sous ses pieds.
Comme l'avait très justement prédit Saule, son corbeau protecteur Ange finit par les retrouver rapidement sur leur chemin après une petite heure de marche. Accompagnés de l'âne, du cheval gardien et du coassant protecteur de Saule, ils formaient décidèment une bien étrange ménagerie. Le corbeau était rarement perché sur l'épaule de cette dernière et s'envolait bien souvent pour voir si la route était dégagée devant eux. Homère ne comprenait pas comment mais la cavalière et l'oiseau avaient dû parvenir à développer un code : Saule, à chaque fois que le corbeau revenait vers elle, était capable de dire ce qu'il y avait sur la route devant eux. Homère commença alors à comprendre comment ils procédaient : lorsque le corbeau se posait sur l’épaule de Saule, celle-ci lui présentait ses deux mains, paumes vers le haut. L'oiseau posait alors son bec clos avec une infinie délicatesse, alternativement sur les phalanges de la main gauche ou la main droite.
Saule remarqua très vite les regards du jeune conteur. Touchée par la curiosité et l'émerveillement que ses échanges avec son gardien suscitaient chez lui, elle prit le temps de lui expliquer :
_Chaque phalange a une signification : la main gauche correspond plutôt à des objets non humains, la droite à des êtres humains. Par exemple le pouce droit c’est pour des humains qui lui semblent menaçants ou armés. Plus il touche la phalange proche de ma main plus je sais que ce qu’il a vu est proche de nous. Après il picore ma main autant de fois qu’il a vu de gens : pour un groupe de quatre personne, il picore quatre fois et ainsi de suite, expliqua Saule flattée par le regard admiratif du conteur.
_Je suis sidéré de voir ce que tu as pu tirer de ton animal! S'émerveilla le jeune homme
_Je n’ai rien tiré de lui, le rectifia-t-elle. C’est un ami : petit, je l’ai trouvé en bas d’un arbre encore oisillon. Je l’ai nourri comme j’ai pu en observant comment s’y prenaient les mères oiseaux. J’ai bien cru cent fois que je n’arriverais pas à le maintenir en vie et comme j’étais arrivée à l’âge ou nous nous choisissons un protecteur toutes mes sœurs me disaient d’abandonner ce volatile et de me consacrer à un des chiots qu’elles avaient dans le chenil… Je me rappelle encore que j’avais fait une sorte de bouillie qui me semblait infâme faite de graines qu’on sert à nos chevaux et d’abats. Je faisais bouillir le tout et je lui donnais ça toutes les heures en toutes petites quantités comme font les mères oiseaux. Puis un jour il s’est envolé et je ne l’ai pas revu pendant plusieurs jours. J’étais triste et contente à la fois. J’avais réussi à sauver mon petit protégé mais j’espérais aussi un peu égoïstement qu’il reste près de moi. Et mes sœurs se sont remises à insister d’autant plus que je n’avais plus aucune raison de refuser de me choisir un protecteur…
_Qu’est-ce qui s’est passé ensuite, demanda Homère pendu aux lèvres de la cavalière.
_Un matin en me rendant vers le chenil, résignée à l’idée de me choisir un protecteur canin, il est venu se poser sur mon épaule. Comme ça, tout simplement, alors que j’avais perdu l’espoir qu’il revienne vers moi. Il s’est posé sur mon épaule et s’est mis à picorer mon oreille…
Il y avait dans le regard de Saule une lueur, quelque chose en elle revivait cet instant encore et encore. Le jour où elle avait enfin accepté qu’elle ne serait pas une cavalière tout à fait comme les autres.
La route se poursuivit dans le calme. A ce rythme, Saule leur prédit qu'ils devraient être arrivé à la forteresse en début d'après midi. La route n'était pas désagréables et l'âne portait presque toute leur charge. Saule était même descendue de sa monture pour l'économiser disait-elle, car en cas de coup dur ou si les habitants de la Forteresse se montraient moins coopératifs que prévus, avoir une monture fraîche et disponible serait grandement utile.
_Il pourrait même supporter notre poids à tout les deux, tu sais! Suggéra Saule. Gris appartient à une race qui aide à labourer les gens. Il est pas le plus rapide mais il est résistant.
_Et Perséphone?
_Ne t'inquiète pas pour moi Homère, je bats n'importe lequel d'entre vous à la course haut la main, clama-t-elle en fanfaronnant.
La discussion légère dériva sur toutes les disciplines où elle aurait pu battre Saule et Homère haut la main.
_Sans même verser une goûte de sueur, dit la synthétique en rigolant.
_Et au tir à l'arc? Rétorqua Saule. Je suis sure que tu ne me battrais pas au tir à l'arc.
_Jamais essayé, mais ça se tente.
_Non, non, non! Impossible! Le tir à l'arc ça n'est pas qu'une question de puissance ou de rapidité : c'est de la technique, de l'apprentissage, de l'intuition.
_En gros, je ne peux pas te battre maintenant mais si j'apprends je te battrais.
Gris choisit ce moment pour revenir vers eux. Homère le regarda répéter son ballet systématique : il se posa en douceur sur l'épaule droit de Saule, elle lui tendit ses deux mains et il picora.
La main droite sur le pouce. Sur la dernière phalange.
_Il y a des ennemis, tout proches, leur dit Saule, toute trace de sourire disparue de son visage.
Elle remonta sur Gris avec une agilité à peine croyable et leur cria de s'écarter pour rejoindre le sous-bois. Ce qu'ils firent sur quelques mètres. Perséphone et Homère s'allongèrent à même le sol, en embuscade. Saule, quant à elle, resta sur sa monture. Elle encocha une flèche et tendit son arc en direction de la route. Ils patientèrent ainsi plusieurs minutes, tapis dans l'humus et Saule à l'affût, quand ils virent la menace approcher vers eux.
Homère avait déjà vu des chevaliers de la Forteresse de loin. Il les avait toujours trouvé un peu ridicules, engoncés comme ils l'étaient dans leurs épaisses armures. D'ailleurs celles-ci avaient une apparence un peu miséreuses : faites de plaques de métal récupérées ici et là dans les déchets et ruines de l'Ancienne Humanité et soudées entre elles grossièrement. Leurs épaules étaient ceints de drapés colorés vifs et criards, qui ne devaient pas être des plus pratiques dans un combat rapproché.
Une escouade composée d'une dizaine de ces chevaliers se rapprochait d'eux. Les épaules de Saule s’affaissèrent de soulagement : elle craignait bien plus les guerriers venus du sud que les chevaliers de la Forteresse. Ils avaient signé le traité de paix et leur foutu honneur était réputé dans toute cette région de la Francie. Jamais ils ne seraient amusés à briser la paix instaurée, à moins que les cavalières ne commettent un faux pas. Et Saule, en étant dans les bois et non sur leur territoire, respectait scrupuleusement les termes de l'accord de paix. Elle baissa donc son arc, mais sans pour autant le lâcher, et s'avança vers eux.
_Chevaliers de la Forteresse, je vous salue!
Les dix chevaliers la regardèrent avec incrédulité. Les cavalières et les chevaliers passaient la plupart de leur temps à se croiser dans les bois mais ils s'ignoraient, vivant ainsi en bonne intelligence. Qu'une cavalière vienne sciemment vers eux et les salue avait de quoi les déstabiliser un peu.
_Nous vous saluons..., hésita pendant quelques instants un des hommes, cherchant la formule adéquate pour nommer cette représentante de la tribu adverse. Madame? Ma dame! finit-il par trancher, que faites-vous par ces bois?
C'était apparemment le chef de cette petite escouade qui s'était adressé à elle. Homère le vit à la cape d'un rouge plus vif et aux motifs qu'on avait dessiné sur son armure : deux tours et un mur les reliant.
_Je me dirigeais vers votre demeure, la Forteresse afin de réclamer une audience au seigneur des lieux.
Saule avait adopté un ton ampoulé qui contrastait violemment avec sa gouaille habituelle. Autres gens, autres mœurs, songea Homère. Elle s'adaptait tout simplement à son auditoire.
_Et quelle est la raison qui motive cette demande d'audience, s'enquit le chevalier.
_Cela ne concerne pour l'instant que votre seigneur et les cavalières, répliqua froidement et fermement la jeune femme.
Le chevalier fût visiblement choqué et surpris. D'après ce qu'avait raconté les cavalières à Homère, il ne devait certainement pas avoir l'habitude de se faire remettre à sa place par une femme.
_Je suis désolé, ma dame, mais si je dois vous escorter chez notre seigneur je dois connaître la raison de votre visite.
Saule tira légèrement sur la bride et fit mine de reprendre son chemin en sens inverse.
_Mais que faites-vous ma dame?
_Je retourne voir ma Matriarche. Vous expliquerez à votre seigneur que vous auriez pu lui éviter une guerre mais que vous vous êtes montré trop curieux pour cela.
Et elle reprit la route en sens inverse. Homère et Perséphone se regardèrent l'un l'autre sans trop savoir quoi faire.
_Revenez ma dame! finit-il par l'interpeller un peu inquiet. Nous allons vous escorter jusqu'à la forteresse.
_Bien! Perséphone, Homère vous pouvez nous rejoindre, appela Saule en se tournant vers l'endroit où s'étaient cachés ses amis.
Perséphone et Homère se relevèrent, époussetant comme ils le purent leurs vêtements couverts de feuilles mortes humides et collantes. Homère tira sur la bride de l'âne qui les suivit.
Voyant les compagnons de la cavalière sortir ainsi des sous-bois, le commandant de l'escouade ne put contenir sa surprise.
_Mais que craigniez vous donc? Demanda-t-il visiblement vexé. Le traité de paix a été ratifié il y a plus de vingt années et aucun des nôtres ne l'a jamais trahi! Nous n'aurions fait de mal à aucun d'entre vous!
_Ce n'est pas de vous que nous nous cachions, déclara simplement Saule sans plus s'étendre.
Le chevalier ouvrit la bouche en grand, surpris. Homère pouvait le lire sur son visage : il ne comprenait rien à ce qu'il se passait. Tout dans cette rencontre était des plus inhabituel pour lui. Néanmoins, fidèle à la réputation des siens, il se contenta d'accomplir son devoir et d'escorter cette étrange compagnie.
Une petite heure de marche plus tard, Perséphone et ses deux jeunes compagnons humains sortirent du bois escortés par les dix chevaliers. Les bois cédèrent peu à peu leur place à la ville, ou tout du moins à ce qu'il restait de cette ville. Encore une, songea Homère, en traversant les ruines de ce qui avait été autrefois un lieu de vie pour ses ancêtres. A quoi donc pouvaient ressembler ces lieux autrefois? Quand le béton n'était pas fissuré et éclaté par les assauts des saisons et par les attaques lentes mais implacables de la forêt? Quand les lampadaires étaient allumés et que leurs feux resplendissaient? Quand les ossatures de voitures transportaient encore leurs occupants d'une ville à une autre sans se fatiguer et rapidement? Quand les maisons et les immeubles étaient encore debouts et non dévorés par le lierre et l'humidité? Quand tant de gens parcouraient encore ces rues, inconscients de leur fin prochaine, riants et insouciants, vaquant à leurs occupations?
Voilà toutes les questions qui effleuraient son esprit et auxquelles il ne pouvait répondre par aucun autre moyen que par son imagination, par les livres qu'il avait parcourus et par les photos anciennes qu'il avait contemplées. Les membres de son peuple étaient les rares à encore entretenir une telle mémoire des ancêtres et il s'en rendit bien compte en voyantde l'indiffèrence dans le regard des chevaliers et de la cavalière. Il n'y avait que le regard de Perséphone qui scrutait véritablement les ruines de cette ancienne cité. Homère savait très bien ce qu'il percevait au travers des prunelles marrons de la synthétique : de la mélancolie.
Il se rapprocha d'elle et ne put s'empêcher de prendre sa main dans la sienne et de la serrer avec tendresse. Celle-ci le regarda surprise et baissa la tête en riant doucement.
_Oh toi! Quel imbécile tu fais, je te jure. Tu sais que je vais finir par m'attacher vraiment à toi!
Et il la regarda en silence, lui souriant un peu. Après tout pour elle pas besoin d'imagination pour se projeter dans le passé, il lui suffisait de convoquer ses souvenirs. Elle avait vraiment connu le passé et l'Ancienne Humanité. Avec la Grande Extinction, c'était sûrement des amis à elle qui l'avait quittée.
_Dis, petit, tu crois que Rachel est partie rejoindre ton Grand Conteur? Lui demanda-t-elle doucement pour qu'aucun des chevaliers ne puissent entendre leur conversation.
Rien qu'à cette petite phrase, Homère comprit la tournure qu'allait prendre le récit de ce soir. Quoi qu’ai fait cette Rachel, elle n'avait pas du trahir Perséphone ou bien elle s'était rachetée auprès d'elle.
_Oui, j'en suis persuadé! A la fin du récit, nous rencontrons tous le conteur. Et ensuite nous lui contons notre histoire. Si celle-ci lui plaît alors il nous offre un nouveau récit à vivre, plus doux et paisible.
_Je comprends... Vous les conteurs vous croyez en la réincarnation des âmes.
Le garçon hocha la tête horizontalement pour nuancer les propos de la synthétique.
_Non, pas tout à fait. Nous croyons en la réincarnation de notre voix, plutôt. Celle qui résonne dans nos têtes et que nos cordes vocales expriment en direction du monde. A la fin, de nous, il ne reste plus que notre voix. Plus de souvenirs, plus de sensations, rien que la voix qui prendra corps dans un autre récit.
_Votre religion est vraiment austère, dis donc, répondit Perséphone. Tu pourrais donc bien être la voix de Rachel.
_Oui, tout à fait, confirma Homère. Mais ça a peu d'importance puisque la voix n'a pas vraiment d'identité. A moins qu'elle ne t'attende là bas, près du Grand Conteur, guettant ton arrivée avant d'aller faire son récit et de ne devenir plus qu'une simple voix.
Perséphone partit dans un grand éclat de rire qui se fit retourner deux des chevaliers.
_Ne le prends pas mal Homère, mais contrairement à vous les humains, nous les robots sommes hermétiques à toute croyance. Comment je pourrais t'expliquer ça... lui dit-elle en cherchant ses mots. Oui c'est ça! On n'a pas la place pour ça!
Pour seule réponse, elle eut droit au regard interrogateur du jeune conteur qui réclamait plus d'explications.
_Oui, il n'y a pas vraiment de place à l'imagination pour nous! Nous le connaissons notre créateur, c'est vous! Nous n'avons pas émergé anonymement de plusieurs millénaires d'évolutions qu'aucune mémoire n'a su fixer, on connaît ceux qui nous ont mis au monde. On connaît même l'intention qu'ils ont eu en nous créant. Pas de mystères, aucun vide à combler, rien de tout ça...
Homère se demanda quel effet ça lui ferait à lui s'il se rendait un jour compte que son Grand Conteur ne les avait mis sur cette Terre que pour se distraire ou s'occuper l'esprit parce que l'éternité pouvait être longue, après tout. Et surtout que ressentirait-il si son Grand Conteur n'avait rien de fabuleux, de fantastique, de grandiose ou d'omnipotent? C'était ce que vivait tous les robots après tout : ils connaissaient leurs créateurs et leur petitesse, leur bassesse... Les dieux de la mythologie grecques étaient un peu comme ça aussi : à l'image de leurs créatures. Voilà n'empêche qui expliquait bien pourquoi les êtres robotiques du nord de la ville de Paris se tenaient éloignés de tout contact humain. Loin des hommes, loin de la vérité de leurs origines.
C'est donc chacun perdu dans leurs pensées qu'ils approchèrent de la Seine. En voyant le fleuve, Homère songea aux siens, espérant qu'ils étaient bien loin à présent. S'ils mettaient les chaudières en branle ils pouvaient rejoindre la Citadelle en à peine deux jours. Il fallait qu'ils soient rentré, il le fallait!
Les chevaliers les guidèrent sur la droite de la rive, longeant la ville déserte mais beaucoup plus propre que ce qu'ils en avaient vu pour le moment. En voyant des villageois armés de pioches et fendant un mur fait de briques et de parpaings, Homère comprit que les habitants se servaient de tous les matériaux disponibles pour entretenir leur Forteresse. Là, encore une fois, les cavalières et les habitants de la Forteresse différaient dans leurs attitudes. Les premières préféraient réhabiliter et rénover pour habiter directement dans les demeures et maisons des ancêtres. Les seconds préféraient tout jeter à terre pour reconstruire du neuf sur de l'ancien.
Les habitants de la Forteresse ne vivaient pas tous dans celle-ci mais tous vivaient sur l'île au milieu de la Seine. Leur Forteresse, une prison à l'époque de l'Ancienne Humanité, était la demeure de leur seigneur et de tous ses chevaliers. C'était là que l'émissaire des cavalières et son escorte étaient conduits.
Ils traversèrent un des deux ponts qui restaient encore debout. Homère n'était jamais tout à fait à l'aise à l'idée de traverser un pont, que ce soit à pied ou sur une péniche, l'idée de se servir d'un tel ouvrage des ancêtres qui n'avait pas été entretenu depuis leur disparition... Et puis ces histoires de voyageurs imprudents qui avaient disparu avec le pont qu'ils avaient tenté de franchir...
Mais ce genre d'histoires ne devaient pas avoir de prise sur les chevaliers de la Forteresse : un poste de garde avait été dressé en plein milieu du pont et barrait la route : les ponts étaient les points d'accès les plus faciles, les habitants de la Forteresse les avaient donc fortifiés. Les quatre gardes en poste leur ouvrirent sans trop de difficulté et ils pénétrèrent dans la Forteresse.
Toute l'île avait été méthodiquement fortifié : peu importe où se posait le regard on ne voyait de la ville que les murs qui la ceignait de part en part. Des murs à l'allure encore plus disparate que ce qu'Homère avait pu observer chez les cavalières. Ils semblaient avoir été construit avec tout ce qui leur était tombé sous la main : tolles de fer, pierres, briques, bois... Il en ressortait quelque chose d'assez miséreux qui contrastait avec l'impression de force et de vigueur qui régnait chez les cavalières. Parvenus au bout du pont, ils atteignirent le mur d'enceinte. Encore une nouvelle porte, encore une nouvelle troupe de chevaliers la gardant...
Quelque chose se connecta alors dans l'esprit d'Homère, quelque chose auquel il n'avait jamais réellement prêté attention jusqu'ici. Pourquoi dans toute la région de Francie la Forteresse était-elle la seconde cité à être aussi lourdement protégée et gardée? Pourquoi, à l'exception des cavalières, étaient-ils le seul peuple à compter autant de soldats, des chevaliers et de gardes dans leurs rangs? Tous ces éléments épars s'assemblaient dans l'esprit du jeune conteur et l'ombre d'un récit prit forme de sa tête : les habitants de la Forteresse avaient connu la guerre. Non pas les quelques assauts de pillards que connaissaient tous les habitants de la région ponctuellement. Non une guerre méthodique, calculée et sans pitié. Et quelle autre cité s'était-elle, elle aussi, munie de murs et de fortifications? La sienne! La Citadelle.
_Perséphone, tu m'as dit t'être réveillée d'un long sommeil, mais depuis quand l'es-tu? Questionna Homère en franchissant les murs extérieurs de la Forteresse.
La synthétique réfléchit quelques instants avant de finir par lui répondre.
_Je ne sais pas précisément pour tout te dire : je dirais trente ans, peut-être quarante...
_Et tu as beaucoup voyagé durant toutes ces années?
_Oui, mais arrête donc de tourner autour du pot et dis moi réellement ce que tu as en tête.
_Tu avais déjà vu la Forteresse avant? Je veux dire : elle existait déjà du temps de ton réveil?
_Oui, aussi loin que je m'en souvienne, oui.
Ça n'invalidait pas la théorie qui se formait dans l'esprit du conteur : ça ne faisait que la décaler que dans un passé encore plus flou. Il regretta tout à coup toute cette connaissance qu'il avait accumulé sur la vie de l'Ancienne Humanité, sur ses histoires, sa technologie, son mode de vie et le mépris qu'il avait toujours porté sur ses contemporains. Un mépris que beaucoup partageaient au sein de la citadelle : négligeant ainsi de tenir des registres, des mémoires sur leur temps. Il était plus facile pour Homère de dire précisément ce qu'il s'était passé il y a plus de cinq cent ans dans la région que depuis cinquante ans. Et si l'Ancienne Humanité avait porté elle aussi autant de mépris sur ses contemporains rien, aucun récit, aucune chronique ne leur serait parvenu. Homère se promis d'être beaucoup plus attentif car peut-être que ces nouveaux ennemis venus du Sud étaient-ils peut-être beaucoup plus familiers qu'ils ne le pensaient.
A l'image de leurs murs, les habitants de la Forteresse étaient habillés de guenilles récupérées ici et là et rapiécées entre elles. Rien à voir avec les capes de couleurs vives et chatoyantes que portaient dignement les chevaliers fiers de leur rang supérieure à celui de la plèbe paysanne. Ce n'était pas la première fois qu'Homère croisait les gens de la Forteresse mais il demeurait sans cesse surpris par l'allure miséreuse de ses paysans. Bien sur les paysans de la Citadelle, voire même ceux qu'il côtoyait lors de leurs voyages en péniches, n'étaient pas recouverts d'or et de bijoux mais ils avaient des vêtements simples et robustes qui leurs tenaient chaud et lors des jours de fêtes ils sortaient de leur placard des tenues colorées et magnifiques. Ils étaient modestes mais pas miséreux : tous les fruits de leur labeur leur appartenaient contrairement à ceux de la Forteresse qui travaillent pour entretenir les chevaliers et la famille du Seigneur. La théorie d'Homère continuait de s'assembler : ils devaient avoir en mémoire une raison de se sacrifier ainsi à la tâche. La mémoire d'une guerre horrible et sanglante comme celle que menait ces guerriers venus du sud. Voilà une raison suffisante de se sacrifier à la tâche, de courber le dos dans les champs, la peur d'une guerre, d'un massacre qui a déjà eu lieu et qui pourrait à nouveau se produire.
La ville était d'une dimension assez grande et était surpeuplée : les rues étaient pleines de charrettes portant de lourds chargements de blés, d'orges, de fruits tardifs et de quelques légumes frais. Les paysans amassaient leurs réserves en vue à l'abri dans la Forteresse de leur Seigneur, en prévision de l'hiver chaque jour plus proche. Midi était à peine passé, le soleil était encore haut mais tous avaient l'air épuisés, exténués, hommes, femmes comme enfants. Les trois compagnons escortés de leur dix chevaliers fendaient la foule en silence. Homère put voir les traits crispés de Saule. Elle était originaire de cette cité, il le savait et imaginait sans grande peine tout ce qui lui traversait l'esprit : elle avait été destinée à cette vie. Si sa mère ne l'avait pas laissé dans les bois, juste recouverte de ce petit linge bleu qu'elle portait à présent autour de son cou comme un étendard, elle aurait été une de ces jeunes filles qui marchaient hagardes et épuisées par le labeur, le dos courbé, les épaules voûtées. Il n'en comprenait que plus sa fierté : elle était une cavalière, une femme farouchement libre qui jamais ne se soumettrait à quiconque en échange de protection et encore moins à un de ces hommes en armure disparate. Et pour cela Homère commençait à admirer la jeune femme qui assumait sa différence même dans sa tribu d'adoption dont elle vantait tant les mérites.
Ils approchèrent enfin de la Forteresse en elle-même. Le bâtiment était cerné d'un mur épais fait de pierres de récupération hétéroclites. L'ouvrage faisait au bas mot trois mètres de haut et pour y pénétrer ils passèrent une immense porte froide en tôle qui autrefois intégralement recouverte de peinture verte, était maintenant cloquée et s'ouvrait sur des plaies rouillés. Deux gardes massifs étaient postés de chaque côté et contrôlaient toutes les entrées. En les voyant arriver, les gardes s'inclinèrent bien bas face au chef de leur escouade et lancèrent un regard méprisant en direction de Saule.
_Nous vous saluons Capitaine, commença le garde de gauche avec le ton le plus ampoulé et ridicule possible. Je vois que votre ronde a été fructueuse...
Un regard goguenard et affamé se porta sur Saule puis glissa sur Perséphone. Si cela laissa la seconde complètement indifférente, Saule en fut énervée et vexée.
_Plus que ne peuvent le concevoir deux troufions dans votre genre, répliqua-t-elle venimeuse.
Les deux gardes s’énervèrent et saisirent leurs épées. Mais le Capitaine désarçonna tout de suite le conflit.
_Rengainez moi ça sur le champ! Quel image allez-vous donner de nous alors qu'une cavalière vient enfin chez nous avec des intentions de paix! Éructa-t-il de la voix la plus grave et forte possible.
Les deux troufions se calmèrent immédiatement et se turent en leur laissant la place de passer. En entrant, Homère fut très surpris de ce qu'il voyait : comment la misère pouvait côtoyer autant de richesses ostensibles?
Si la Forteresse était autrefois une ancienne prison, il n'en restait aujourd'hui plus grand chose : les seigneurs successifs avaient du veiller à la rénovation des lieux. Homère avait déjà vu dans les archives des photos de ces lieux quand il avait cherché à en savoir plus sur les modes de vie des ancêtres. La Forteresse n'avait presque plus rien à voir avec ces bâtiments gris, où l'humidité gagnait du terrain partout, ou en grignotant méthodiquement les murs. Les fenêtres aux murs étaient toutes en parfait état, agrémentées de vitraux de différentes teintes, et les murs avaient été repeints, ou peut être simplement nettoyés de toutes les salissures. Par endroits le bitume gris et terne avait tout simplement été retiré pour laisser une pelouse et quelques buissons pousser. Et que dire des habitants! Ils ne ressemblaient en rien à ceux du reste de la ville : ils semblaient tous en bonne santé, avec même pour certains un peu d'embonpoint. Les chevaliers étaient tous habillés avec leur ridicule armure, même si certains l'avaient abandonnée pour une autre en cuir, à l'image de celle que portait Saule et qui s'avérait bien plus pratique. Les autres hommes et femmes revêtaient de longues toges de couleurs vives, de massifs bijoux sûrement pillés ici et là dans les ruines de la cité des Ancêtres et étaient abondamment fardés. Cela eut pour effet d'énerver immédiatement Homère qui avait toujours grandi dans l'équité et la juste répartition des richesses : à la Citadelle les avares étaient rapidement mis au ban de la société. A l'automne tous retournaient à la Citadelle, chargés de biens divers et variés, et partageaient cela avec le reste des factions. Le début de l'hiver était la saison des partages et les réserves étaient communes à tous. Voir ces gens se bâfraient alors que les villageois à l'extérieur de ces murs ocre crevaient affamés, le visage terne et le dos terriblement voûté vers le sol fit battre le sang dans les tempes du jeune conteur. Mais il ne put que serrer les poings à s'en faire blanchir les jointures en silence. Mais si les siens devenaient ouvertement alliés avec ces gens là, ne deviendrait-ils pas complices de ce système ignoble?
Ils traversèrent plusieurs portes, plusieurs cours joliment boisées et où bavassaient d'oisifs courtisans avant d'arriver au devant du roi qui se promenait en compagnie de quelques uns de ses nobles sujets. La stupeur fut totale chez les trois compagnons : ils se trouvèrent nez à nez avec un enfant! Le roi de la Forteresse était encore plus jeune que Homère, il devait avoir dix ans tout au plus.
_C'est ça leur roi? chuchota Perséphone consternée.
Les mots qui avaient franchi ses lèvres étaient heureusement à peine audibles.
Le souverain de la Forteresse était un gamin de dix ans qui se déguisait en roi, avec sa couronne bien trop grande pour sa tête et sa cape faite d'une sorte de velours rouge traînant sur le sol. Homère, en s'approchant de lui, crut cent fois que le gamin allait marcher sur sa propre cape et s'étaler sur le sol. Le jeune roi était accompagné de toute une cour qui le suivait comme un chien suit son maître mais seul deux hommes étaient véritablement à ses côtés et lui adressaient directement la parole. Un homme d'un age bien avancé aux cheveux gris et un jeune homme avec une chevelure brune et foisonnante. Les deux hommes se ressemblaient énormément, on aurait pu parier qu'ils étaient de la même famille.
Le capitaine fit arrêter l'escouade et s'avança seul vers son seigneur. Ils ne purent entendre ce qu'il dit au jeune garçon mais cela éveilla visiblement la curiosité du gamin qui les héla au loin.
Les trois compagnons allèrent donc à la rencontre du garçonnet royal. Saule avait une mine déconfite : c'était avec ça qu'elle allait devoir faire une alliance? Perséphone resta mutique et Homère retint un fou rire en imaginant le déroulé d'un conseil de guerre entre lui et la Matriarche.
_Je vous salut émissaires, clama le petit roi avec un ton ampoulé.
Saule répondit sobrement à sa salutation. Perséphone et Homère se tinrent en retrait préférant laisser à la cavalière la tache de parlementer avec le roi de la Forteresse.
_Vous savez, je n'ai jamais eu l'occasion de rencontrer l'une des vôtres. N'est-elle pas étrange mon oncle, continua le garçon en se tournant vers le vieil homme à côtés. Une femme qui se bat comme un homme? Voilà qui est contraire à toutes lois naturelles.
Homère vit le visage de Saule prendre une teinte affreusement proche de sa couleur de cheveux. Mais par un étrange miracle elle sut garder son calme.
_Nos habitudes diffèrent des vôtres, c'est vrai. Mais un problème peut avoir plusieurs solutions.
_ Et elle philosophe en plus, ricana le gamin. Quel étrange objet de curiosité.
Les regards de Perséphone et Homère se croisèrent en silence redoutant la tempête qui était en train de poindre chez Saule. Heureusement l'oncle du gamin choisit ce moment pour s'exprimer.
_Madame, mon Capitaine m'a dit que vous étiez une émissaire envoyée par votre chef, votre... matriarche si je me souviens du terme exact que vous employez pour désigner votre reine. C'est bien la première fois en vingt année d'une paix précaire que nous voyons une émissaire de votre peuple. J'ignorais même que vous en aviez!
_Je suis effectivement la première à porter ce titre monsieur, expliqua Saule à son interlocuteur.
_On s'adresse à un seigneur en le nommant sire ou mon seigneur, la coupa brutalement un des chevaliers qui composaient la cours du minuscule roi.
Saule était au bord de l'explosion de rage : ses pupilles se dilataient presque sous la colère qu'elle tentait de contenir en elle.
_Et vous merci d'apprendre à rester à votre place, chevalier! Gronda le jeune homme aux cheveux bruns qui se tenait aux côté du roi et de son oncle. Elle s'adressait à mon père et non à vous que je sache!
Les deux hommes qui accompagnaient le roi étaient donc son oncle et son cousin.
_Je vous prie de bien vouloir excuser les manières cavalières de ce chevalier, poursuivit le jeune homme.
_Cavalières? Releva Saule avec agacement.
_Je suis désolé, il ne s'agit que d'une expression bien malheureuse, répondit l'oncle du roi, visiblement pein. Nos peuples sont si différents qu'il est toujours difficile de se montrer cordial, ne serait-ce que par maladresse. Si vous le voulez bien restons factuels? Pourquoi les cavalières ont-elles besoin de nous envoyer une émissaire?
Le ton calme et apaisé de l'oncle du roi adoucit la jeune Cavalière.
_Une guerre se prépare au sud. Des villages situés à peine à quelques kilomètres d'ici en ont déjà fait les frais. Nos éclaireuses nous ont informé qu'ils massaient des troupes à une quinzaine de kilomètres de votre cité. Aucun doute qu'ils vont chercher à vous massacrer...
_Qu'ils viennent! Scanda le gamin à la couronne trop lourde. Mes chevaliers leur feront goûter à notre acier tranchant!
L'oncle resta silencieux et ne prêta même pas attention aux propos guerriers de son neveu. Il fourragea pensivement sa mince barbe grise en gardant le silence.
_Quelques pillards ne devraient pas nous poser de problèmes, confirma le capitaine de chevalerie en sortant son épée de son fourreau pour appuyer ses propos.
_Il ne s'agit pas de pillards! Vous croyez vraiment que les Cavalières ne s'en sortiraient face à quelques pillards? s'écria Homère presque malgré lui.
Le regard de l'oncle se porta sur le petit conteur.
_Qui es-tu petit? Je croyais que les cavalières n'acceptaient aucun homme parmi elles?
Homère s'avança hésitant vers les membres de la cour : toutes leurs salamalec inutiles le mettaient un peu mal à l'aise.
_Sire, commença-t-il en repensant au chevalier, si je puis me permettre vous ignorez beaucoup de choses sur les Cavalières.
_Mais tu ne fais pas partie de leur peuple et tu n'as pas eu à les affronter sur un champ de bataille au vu de ton âge, n'est-ce pas? Questionna-t-il le petit avec une voix douce ou transpirait des accents de fermeté.
Homère répondit d'un simple hochement de tête horizontale.
_Je m'en doutais. Mais à quel peuple appartiens-tu? Qu'est-ce qui te fais penser qu'il ne s'agit pas d'un simple regroupement de pillards?
L'enfant commença son histoire : sa vie de conteur, le massacre du village de maraîchers par ces monstres... Il évoqua sans s'y attarder la mutilation qu'ils avaient fait subir au corps de sa mère. Le petit roi le coupa sans cesse, crispant de plus en plus le jeune conteur.
_Si je puis me permettre mon roi, les conteurs vouent un culte aux histoires et être interrompu en plein récit est vécu comme une grave insulte, expliqua le neveu posément.
Le gamin poussa un soupir royale mais coupa beaucoup moins le conteur. Ce dernier raconta comment il fut sauver par une étrangère, Perséphone, sans s'étendre plus sur sa particularité. Il savait que les habitants de la Forteresse étaient adeptes d'une religion de l'Ancienne Humanité qu'ils avaient quelque peu revisité à leur sauce. Il ignorait comment ils pourraient réagir en apprenant que Perséphone était une synthétique. Surtout qu'il savait que dans cette religion l'Homme était un être créé à l'image de Dieu. Quel étrange principe songea-t-il.
Il raconta aussi l'hospitalité et la volonté pacifique des cavalières. Quelle que soit leur décision finale, il porterait le même message de paix de la part des Cavalières à sa Citadelle.
Le petit conteur vit à l'expression de l'oncle que ce dernier argument fit mouche. Il gratta mécaniquement sa barbe en cherchant ses mots.
_Et vous pensez qu'ils veulent attaquer la Forteresse avant de tenter de s'en prendre à la Citadelle? Résuma-t-il.
_Oui, répondit Saule. C'est ce qui semble le plus logique d'après les rapports de nos éclaireuses. La Forteresse est connue dans toute la région pour amasser d'importantes réserves en vu de l'hiver. Ils veulent vous attaquer rapidement, piller vos réserves pour pouvoir tenir le siège contre la Citadelle le plus longtemps possible. C'est assez logique s'ils cherchent à détruire définitivement la Citadelle.
Ces mots... Ces mots étaient une lame glaciale qu'on enfonçait méthodiquement entre les côtes d'Homère.
_Mais en disant cela vous supposez que la Citadelle est leur but? N'est-ce pas un peu précité, tenta de nuancer l'oncle du roi.
_Non, je partage les certitudes de ma Matriarche : on ne constitue pas une telle armée pour raser quelques villages de paysans, d'artisans, d'agriculteurs et d'éleveurs sans défense.
Homère savait très bien cela mais à chaque fois que la vérité s'affichait devant lui sans la moindre pudeur, il ne pouvait s'empêcher de ressentir en lui une grande vague de désespoir. Et si le sort tragique de sa mère devenait le lot commun des siens? L'idée le paralysait.
_Bien, bien, répéta l'oncle. Mon roi, si vous le souhaitez, j'aimerais convoquer tous les nobles et notre chevalerie à une réunion extraordinaire aujourd'hui même afin de soumettre l'idée d'une alliance.
D'un geste hautain le petit roi exprima son accord comme s'il s'agissait d'une simple lubie de son oncle. Il partit avec sa cour pendant que l'oncle demanda au Capitaine de convoquer tous ses officiers supérieures et de rappeler le maximum de ses troupes dans la Forteresse avant la nuit pour une session extraordinaire du conseil. Il invita également Homère, Perséphone et Saule à se sustenter.
_Auriez-vous aussi de quoi sustenter mon protecteur et mon gardien? Demanda humblement Saule que l'attitude de l'oncle avait visiblement radoucie.
_Vos quoi? Lui demanda-t-il, visiblement intrigué par la requête de la cavalière.
_Ma monture et mon corbeau. C'est un signe de respect chez les mienne que de traiter avec un égards les compagnons animaux d'une Cavalière, lui expliqua-t-elle avec une patience renouvelée.
_Ainsi soit fait, lui répondit-il simplement.
Une fois reposés et nourris, les trois compagnons patientèrent dans les jardins de la Forteresse qu'on les convoque. Au bout de quelques heures, ce ne fut ni le roi ni sa cour au complet qui vint leur rendre visite mais l'oncle, seulement accompagné de son fils.
_Je venais juste vous prévenir que tout notre ban a bien été convoqué. La séance de conseil extraordinaire se tiendra ce soir : nous étudierons votre demande, commença l'oncle.
_Nous nous tenons à votre disposition, répondit diplomatiquement Saule.
_Je vous en remercie mais vous n'y serez pas invités : cette session est interdit aux étrangers.
Saule encaissa avec difficulté ces mots.
_Je peux vous poser une question? Demanda le cousin du roi.
_Demandez, après tout lors du conseil je n'aurais pas l'occasion de défendre la proposition de notre Matriarche...
Le jeune homme peina visiblement à trouver ses mots.
_Ne le prenez pas mal, je n'ai aucunement l'intention de vous blesser en posant cette question mais pourquoi les vôtres vous ont-elles choisie pour porter ce message? Vous paraissez si jeune et si peu expérimentée...
_Jeune, certes je ne peux que le reconnaître mais inexpérimentée... Mesurons-nous au tir à l'arc et vous verrez que je suis bien plus expérimentée que vous ne le pensez.
La réplique eut pour effet de faire partir l'oncle dans un fou rire dont la franchise tranchait avec toutes les salamalec qu'ils avaient observées depuis leur arrivée dans cette sinistre cité.
_Le plus drôle Alexandre c'est que tu n'as jamais été doué avec un arc entre les mains, dit-il entre deux éclats de rire. Ma Dame vous êtes bien plus piquante que toutes les femmes de cette cour réunies, ça on peut vous le reconnaître!
_Peut-être que si vous leur en laissiez l'occasion ces femmes pourraient vous remettre de temps en temps plus à votre place...
L'oncle partit une nouvelle fois dans un fou rire tonitruant.
_Ne vous inquiétez pas, depuis la défaite que vous nous avez infligée il y a vingt ans, je ne ferais plus jamais la sottise de sous-estimer une représentante de votre sexe.
_Vous avez participé à cette bataille? S'étonna Saule dont les yeux s'agrandirent comme deux soucoupes.
_Oui et votre Matriarche m'a fait prisonnier ce jour-là. Votre victoire vous ne la tenez pas uniquement de votre talent au combat, mais également à la ruse et à l'intelligence de cette femme. Elle m'a battu en combat singulier, un combat à la loyale même si vous avez choisi d'attaquer notre campement en pleine nuit... Toutes les autres cavalières n'avaient qu'une seule envie : me tuer. Elle a insisté et fait valoir ses droits car après tout c'était elle et aucune autre qui m'avait capturé. Et elle a tenu bon. Votre Matriarche est une femme très intelligente : elle savait que j'aurais beaucoup plus de valeur en vie que mort et que notre code d'honneur pousserait mon frère à accepter la paix pour ne pas me laisser être tué entre les mains des Cavalières. Et elle savait que ce même honneur nous pousserait à respecter cette paix. Mais je vous aie même pas demandé votre nom jeune dame?
_Saule, répondit-elle tout simplement.
_Saule? Je vois que vous n'avez pas perdu votre habitude de donner des noms d’arbres à vos sœurs. Même dans vos noms vous êtes attachées à vos bois... C'est fascinant! Moi même je me prénomme Eric Forter. Et tu es une sœur native de ta tribu ou une fille abandonnée, une fille des bois?
La question était directe, frontale. Perséphone tendit sa main vers l'épaule de la jeune fille et lui lança un regard plein de tendresse.
_Tu n'es pas obligée de répondre à sa question si tu le souhaites! Lui murmura la synthétique.
Mais Saule était décidée à crever l’abcès. Elle dénoua son écharpe bleue et la tendit au noble oncle du roi.
_Une enfant abandonnée, abandonnée par ceux de cette cité.
L'oncle reconnut immédiatement les motifs sur l'écharpe : les armoiries de la forteresse!
_Cette écharpe, ces couleurs, la finesse du tissu... il commença à paniquer. Cachez moi ça tout de suite!
_Mais pourquoi?
_Parce qu'avec une telle délicatesse dans la réalisation... Elle ne peut qu'avoir appartenu à des membres de notre noblesse et par ici on aime peu les bâtards...
Bâtard? Le mot était si violent qu'il fut comme un coup asséné dans le ventre de la jeune femme. Néanmoins elle s’exécuta et rangea l’écharpe dans son sac. Après tout elle savait bien que les habitants de la Forteresse rejetaient tout fruit hors mariage. Et voilà qu'elle apprenait qu'elle en était un.
Le reste de la journée fut d'un ennui mortel pour les trois compagnons. Saule, toujours énervée par ce qui venait de se passer avec Eric Forter un peu plus tôt, ne tenait visiblement plus en place. On les avait ammené dans une salle de réception avec divers plats devant eux mais une fois rassasiés, des gardes bloquaient les accès extérieurs. Perséphone, agacée par les allers-retours incessants de la Cavalière, finit par aller voir un des gardes et lui demander s'ils étaient faits prisonniers.
_Je... non... enfin mes instructions n'étaient pas formulées ainsi... balbutia le jeune garde. On m'a demandé de veiller sur nos invités...
_Hé ben dans ce cas, suivez-nous car en attendant que vos chefs se décident sur notre sort on va faire une petite ballade.
Complétement désarçonnés, les deux gardes se mirent à les suivre maladroitement. Perséphone entraîna Homère et Saule à sa suite au travers des rues de l'île fortifiée. Gris les avait rejoint et volait à quelques mètres au dessus d'eux en poussant quelques croassements qui avaient un effet dévastateur sur les habitants de la cité. Dès que le corbeau poussait un de ses croassements lugubres, ils levaient leur tête vers les cieux en quête de mauvais présages.
_Ils ont peur d'Ange ces idiots...
Homère ignorait quels espoirs elle avait pu nourrir en dévoilant ses origines à l'oncle du roi mais ceux-ci avaient été balayé par le silence de ce dernier.
_Tu n'es pas une bâtarde, lui murmura Perséphone pour que leur garde n'entende pas leurs mots. Tu es une Cavalière, une vraie Cavalière forte et fière! Combattre ou fuir... commença Perséphone
_Mais toujours survivre, poursuivit Saule. C'est juste que... Oui je sais, c'est probablement un peu stupide vu le nombre d'enfants naturels abandonnés par cette cité mais que… Je retrouverais peut-être ma mère ici…
_ Sache que s'il y a une chose que j'ai appris en plus ou moins deux cents ans d'existence c'est que la vie donne toujours des réponses auxquelles on ne s'attend pas.
_C'est peut-être un cadeau qu'on t'a fait, suggéra Homère.
Les deux femmes se retournèrent subitement, guettant la suite des propos du petit conteur.
_Ce que je veux dire par là c'est que tu as un peu moins de vingt ans. C'est bien ça?
Un hochement de tête affirmatif de la jeune femme le lui confirmant, Homère poursuivit.
_Et bien la guerre entre chevaliers et cavalières était déjà finie et le peuple de la Forteresse bien plus au courant de qui étaient vraiment les cavalières. Je veux dire... La personne qui t'a abandonnée savait très bien que les cavalières n'étaient pas une tribu de sorcières mais de femmes libres. Peut-être que c'était le destin que ta mère voulait pour toi, un cadeau qu'elle t'a fait par amour même si ça lui déchirait le cœur de ne pas pouvoir te voir grandir...
Saule rit un peu en entendant ce récit mais elle reprit ensuite, un brin moins amère que plus tôt :
_Vous autres conteurs vous portez décidément bien votre nom. C'était une très belle histoire mais elle est probablement fausse.
_Une histoire n'a pas pour but d'être à cent pour cent vraie, Saule, ce n'est pas un témoignage. C'est juste... un autre espace à habiter...
Saule lui lança un grand sourire. Le conte d'Homère avait eu son effet : elle n'écartait plus tout à fait la possibilité que ses parents biologiques l'ait un peu aimée. Son abandon était peut-être la chance d'avoir une vie meilleur que sa mère lui avait offerte?
Leurs déambulations dans les rues de la cité la conforta dans cette idée. Les paysans portaient tous en eux les stigmates d'un travail bien trop acharné pour leur pauvre carcasse. Sur les visages les plus âgés des rides épaisses creusaient la peau buriné par le soleil comme les sillons d'un champ. Ils étaient las mais avançaient avec une macabre rigueur jusqu'au château pour constituer les réserves de l'hiver, pendant que la cour du roi se bâfrait. Et tout semblait si gris, fermé! Nulle vue sur l'horizon tant les murailles cloisonnaient le regard où qu'il se porte.
_S'ils ne font rien ils vont finir par l'avoir, cette guerre que leurs chevaliers attendent depuis si longtemps, laissa tomber Perséphone.
Un des deux chevaliers, qui leur servait de garde, regarda Perséphone, choqué et muet.
_Dites, vous, le héla-t-elle, est-ce qu'ils en auront pour leur argent tous ces gens le jour où elle éclatera votre guerre?
Il ne parvint qu'à ouvrir grand la bouche, offensé qu'une étrangère s'adresse à lui sur ce ton. Sa réaction n'eut pour effet que d’énerver encore plus la synthétique.
_Quand on te pose une question tu réponds, c'est la moindre des choses! Lui cria-t-elle dessus.
_Je... Je ne vous permets pas...
_Hé ben moi je me le permets, tu vois, et toute seule comme une grande en plus! Alors tu me réponds? Est-ce que tous ces pauvres gens seront correctement protégés le jour où votre fameuse guerre éclatera ou bien c'est encore vos riches qui vont s'empiffrer toutes les réserves bien à l'abri derrière vos belles murailles?
Homère vit le garde lever sa main gantée de fer pour l’abattre sur le visage de Perséphone. Mais avant que son coup ne parte, elle saisit son poignet d'un geste vif. L'émotion sur le visage du chevalier fut frappante. Homère voyait qu'il ne s'attendait pas du tout à une telle résistance, surtout de la part d'une femme. Saule tenta alors de calmer le jeu avant que les choses ne finissent par s'envenimer encore plus.
_Chevalier, nous sommes vos hôtes et ma compagne ne faisait que vous poser une question. Certes celle-ci était un peu « cavalière » dirons-nous, mais ça reste tout de même une simple question. Croyez-vous que cela vous autorise à la frapper?
Il secoua vigoureusement la tête de gauche à droite, visiblement effrayé par la poigne paralysante de la femme à la peau sombre.
_Je crois qu'il a compris Perséphone. Si tu le veux bien, lâche-le.
Perséphone s’exécuta de suite. Homère fut stupéfait de voir que le gant de fer portait au niveau du poignet les traces des doigts de la synthétique, tant elle avait serré. Il avait encore du mal à se mettre en tête qu'elle n'était pas humaine mais cette démonstration de force le forçait à reconnaître sa nature robotique.
_Mais comment? Dit simplement le jeune chevalier en regardant l'état de son gant.
_Certains sont plus fort que vous et pas uniquement les cavalières, répondit simplement Perséphone.
_Je... désolé... je suis désolé, ma dame...
_Réponds juste à ma question. Est-ce que toi et les autres chevaliers vous vous sacrifierez le jour où ce sera à votre tour?
_Je... Oui, ma dame. J'en ai fait la promesse le jours où l'on m'a nommé chevalier. C'est mon devoir.
_Bien, j'espère que la réputation de votre attachement au devoir n'est pas surfaite alors.
Le jeune chevalier ne mentionna pas cet incident quand ils rentrèrent à la Forteresse en fin de journée : la ville n'était pas si grande et ils avaient essentiellement erré dans les ruelles en attendant que l'assemblée auquel ils n'étaient pas conviés se réunisse.
On les laissa patienter dans une salle où un foyer imposant était régulièrement entretenu par des domestiques. Ces derniers leur servirent une collation et ne s'attardèrent pas. Ils avaient le regard fuyant, surtout envers Saule et Perséphone.
_Nous ne traitons même pas notre bétail ainsi, soupira Saule.
Oui, il est vrai qu'elle s'était attendue au pire mais son esprit était jusqu'alors incapable d'envisager un tel degré de soumission.
Ils mangèrent sans trop d'appétit, attendant patiemment l'avis du conseil sur cette proposition d'alliance. Au bout d'une petite heure, le cousin du roi, Alexandre, vint les chercher dans cette salle. Quelque chose dans son attitude fébrile inquiéta tout de suite les trois compagnons.
_Vous devez partir, au plus vite! Dit-il sans le moindre préambule. Le jeune roi, il a décidé de faire de vous des exemples pour venger la défaite de son père. Il parlait de vous tuer ou de vous faire prisonniers en échange de la Matriarche... Un délire d'enfant imbécile! Mon oncle a bien essayé de le ramener à la raison mais c'est peine perdue : il est persuadé que vous êtes un cadeau de Dieu pour venger la défaite de son père il y a vingt ans! Suivez-moi! Je vais vous aider à traverser les postes de gardes et après... Et bien après ça ne tiendra qu'à vous!
La suite se déroula si vite qu'Homère n'eut pas le temps de comprendre ce qu'il se passait. Ils quittèrent la salle précipitamment, dévalèrent les escaliers à toute vitesse, avant de rejoindre la cour où se trouvaient Gris et l'âne, ainsi que tout leur barda. Alexandre prit une monture et invita le jeune Homère à monter avec lui, Perséphone monterait avec Saule vu la robustesse de Gris.
_Et si tu ne nous disais pas la vérité? S'interrogea Saule méfiante.
_Je n'ai aucun moyen de te prouver ce que je dis mais la maxime des cavalières n'est-elle pas « combattre ou fuir, mais toujours survivre »? répliqua-t-il. Crois-moi, toi et tes amis vous avez plus de chance de faire l'un ou l'autre selon votre bon vouloir en dehors de ces murs, conclu-t-il en montrant du doigt les murailles qui les cernaient.
_Ton père nous as dit qu'il avait été capturé par la Matriarche elle-même, pourquoi ne chercherait-il pas à se venger, lui aussi? Demanda Perséphone suspicieuse.
_Parce que contrairement à notre imbécile de roi il sait très bien qu'il existe des ennemis plus terribles que quelques femmes libres munies de chevaux et de chiens, même si elles tirent extrêmement bien à l'arc, dit-il en jetant un regard du côté de Saule. Ha, et il a aussi des espions et des éclaireurs qui l'ont prévenu de l'avancée d'une armée d'environ cinq mille hommes à une quinzaine de kilomètres de la cité. Certains l'ont confirmé lors du ban exceptionnel.
_Mais pourquoi votre roi persiste-t-il à refuser une alliance si vous êtes au courant? Le questionna Saule.
_Je vous l'ai dit c’est un imbécile trop jeune pour la charge qui lui incombe mais c'est ainsi qu'est fait notre ordre de succession. Mais arrêtons de parler et partons à présent!
Ils quittèrent le château royal le plus calmement possible, comme si de rien n'était. Alexandre se paya même le luxe de saluer chaleureusement les chevaliers qui gardaient la grande porte et leur souhaita une bonne soirée avec son plus grand sourire. Au dehors tout était calme et silencieux. La nuit avait fait tomber un voile opaque sur toute la cité et aucune âme n'arpentaient ces rues désertes. Même pas la moindre lumière aux fenêtres. Ils devaient être tous tombé de fatigue dans leur couche songea Homère. Les seules lumières pour éclairer leurs pas provenaient de quelques lampes à huile suspendues à d'ancien lampadaires et de la lune pleine.
_C'est une chance, dit Saule en voyant la lumière que projetait déjà l'astre lunaire. Si on doit faire de la route la nuit...
_Oui, vous allez devoir vous éloigner le plus possible de la cité cette nuit. Je pense qu'ils ne vous chercheront que bien plus tard et les gardes de ce poste me sont bien plus fidèles qu'au roi... Ils ne diront à personne la direction que vous avez pris. Il y a une chance pour que cela marche à merveille.
Comme il l'avait prédit, les gardes postés à la porte extérieur les laissèrent passer. Aucune démonstration d'affection factice de leur part ni d' Alexandre. Juste un hochement de tête entendu entre lui et ses hommes. Après plusieurs mètres, Alexandre tendit une lampe à huile ainsi qu'un briquet.
_Attendez de vous éloigner de quelques kilomètres avant de l'allumer, conseilla-t-il aux trois compagnons.
Et sans plus de cérémonie il descendit de la monture qu'il cédait à la disparate compagnie.
_Attends! Pourquoi ton clan et toi faites-vous ça? Demanda Saule.
Malgré l'obscurité, Homère et Perséphone comprirent au ton de Saule qu'Alexandre avait tout intérêt à dire la vérité. Le cousin du roi relâcha ses épaules et poussa un grand soupir.
_C'est mon père qui ne sera pas content mais tant pis. Tu vois l’écharpe que tu portes au cou? C'est dans cette écharpe que mon, enfin notre père, t'as enveloppée avant de supplier son amante de cœur d'aller te porter chez les cavalières pour que tu aie une chance d'être libre. Les bâtardes de nobles n'ont pas...une vie très heureuse par ici...
Saule resta muette tant l'information sur ses origines la paralysait. C'était ce vieil homme aux cheveux et à la barbiche grisonnante avec ces manières affables qui était son père!
_Mais... enfin... je... toi..., balbutia-t-elle, incapable de formuler une phrase cohérente et entière.
_Allez petite sœur on n'a pas grand chose à se dire pour le moment. Il faut que tu t'en ailles avec tes amis le plus loin possible d'ici. Si on survit tous les deux à cette guerre, on saura bien se retrouver ne t'inquiète pas. Je te dis au revoir petite sœur.
Et il se retourna et partit sans plus de cérémonie. Saule, encore sous le choc de la révélation d'Alexandre, restait muette. Une main sur son épaule, Perséphone lui demanda si tout allait bien.
_Je... je ne suis pas la pire ambassadrice que tu n'aies jamais vu? Si?
Alors le rire de Perséphone éclata et se communiqua à Homère et à Saule qui se sentit si ridicule d'avoir poser cette question.
_En tout cas, on risque pas de te trouver un lien de parenté avec tous les villages sur notre route. Tu ne pourra que t'améliorer, dit Perséphone entre deux éclats de rires.
Perséphone monta sur le cheval que leur avait laissé le tout nouveau demi-frère de Saule. Quant à Homère il monta avec Saule. Ils s'entourèrent d'une couverture bien chaude pour résister au froid nocturne. Au début ils restèrent silencieux, tous attentifs au moindre bruit. Perséphone, grâce à son ouïe plus développée que n'importe quel humain les rassura quand ils entendaient une branche se briser ou une porte délabrée claquer sous l'effet du vent cinglant et froid d'automne. Mais au bout de quelques kilomètres ainsi, ils finirent tous par se détendre un peu plus.
Perséphone finit même par expliquer à Saule leur petite tradition de récits nocturnes. Elle résuma brièvement ce qu'elle avait expliquer à Homère, sa vie parmi leurs ancêtres. Elle voulut poursuivre mais un faible et néanmoins audible ronflement lui indiqua que le petit conteur s'était endormi, bercé par la chaleur du corps de la cavalière.
Annotations
Versions