Chapitre 5 : Récit de Perséphone
«Pourquoi? »
«C’est cette toute simple question que j’ai posée à Rachel un soir frais de mars. Elle me regarda surprise. Tout dans son corps, sa posture montrait qu’elle avait passé une dure semaine. Mais, à cet instant je m’en moquais éperduement. Je n’étais pas encore aussi empathique qu’aujourd’hui. Tout ce que je voulais c’était des réponses. »
«Pourquoi quoi? M’a-t-elle simplement retourné, la voix lasse, s’enfonçant dans un de ces lourds fauteils qui tronaient dans son vaste salon. Qu’est-ce qu'il se passe encore, dit-elle la même voix fatiguée, massant ses temps douloureuses. »
«Pourquoi m’as-tu achetée à mon ancien propriétaire? Pourquoi m’as-tu emmenée pour vivre ici? Pourquoi me donner tous ces livres, ces films, ces disques? Pourquoi moi et pas une autre? Lui ai-je répondu agacée de ne pas avoir de réponses à mes questions. Ma voix n’avait jamais pris de tels accents de colères. Cette sensation m’était nouvelle. Et Rachel se releva de sa chaise, visiblement surprise et ragallardie par ma toute nouvelle colère. Jamais je n’avais jusqu’àlors exprimé de telles émotions avec autant d’intensité. Et Rachel le savait.»
«Pourquoi? Répeta-t-elle et cela eut le don de m’enerver. Mais tu n’as rien d’extraordinaire par rapport aux autres modèles. Je t’ai choisie à cause d’un simple concours de circonstances. Tout ça parce que mon mari t’a choisie. Il a toujours su ce qu’il faisait. Il savait que me tromper avec un synthétique comme toi rajouterai l’injure à la tromperie. Elle poussa un soupir et poursuivit : je ne supporte pas ce que nous faisons avec vous les machines… Nous sommes capable de mettre au monde une nouvelle forme de vie basée sur aucun schéma existant sur cette planète avant nous et qu’en faisons nous? On en fait des serviteurs, des esclaves, des prostituées? C’est tellement stupide! Si petit! Si puéril! Et le pire c’est qu’on ne cesse de se mentir à soi même en se disant que de toute manière vous n'êtes pas conscients, juste des machines. Alors que tu es là! Face à moi, en colère alors que tout dans ta programmation est censé te l’interdire! C’est plutôt moi qui devrais te demander des réponses à mes questions. »
« C’est donc vrai que tu m’étudies alors ? C’est tout ce que je parvins à lui demander. Elle m’a donc enfin confié qui elle était réellement : elle était l'héritière de la multinationale spécialisée en robotique de son grand-père Daniel Gomel. Son grand-père avait été le précurseur de l’IA quand il a produit le premier cerveau synthétique en deux mille cinquante sept. C’était lui qui avait lancé tout ça, lui le responsable de cette esclavagisme moderne et glauque… Et Rachel avait l’impression d’avoir du sang sur les mains. Car les synthétiques n’avaient pas du tout libéré l’espèce humaine. Leur invention avait précipité des milliers de travailleurs au chômage dans un système qui ne voyait la valeur humaine qu’à travers un travail salarié. Et même si les machines coutaient une fortune à l’achat, elles devenaient rapidement rentable pour les industriels. Plus les machines devenaient complexes, intelligentes, novatrices, plus elles gagnaient du terrain même sur des métiers qui étaient alors réservés à une classe moyenne et aisée occidentale. Après les émeutes qui avaient éclaté tout autour du gloge en deux mille quatre vingt sept, l’ONU finit par statuer la question robotique. Il fut décidé d’interdire les synthétiques avec une IA trop aboutie, qui se rapprocherait de manière trop dangeureuse de l’être humain, mais également de limiter au maximum les robots à allure humaine. Les industriels étaient obligés d’obtenir une dérogation pour mettre des modèles à l'apparence humaine sur le marché. De plus une partie des bénéfices engendrés par cette main d’oeuvre devait être taxée pour financer un revenu universel. Oh, une goutte d’eau par rapport à ce qu’ils gagnaient, commenta Rachel ironiquement, mais cela suffit à apaiser la vindicte populaire. »
«Tout ça je le savais. Enfin.. Disons que ça faisait partie des choses que j’avais apprises et certains détails historiques m’avaient été implantés pendant ma programmation afin que je ne sois pas complètement perdue si mes clients avaient soudainement envie de me faire la conversation. Que l’illusion, une fois de plus, soit presque parfaite. Mais entendre ainsi me faire raconter ces faits par Rachel… Elle avait vécu elle-même certains de ces événements. Elle savait de quoi elle parlait. Ce n’étaient pas de simple faits, dénués de contexte. Ça n’avait rien d’une simple énumération à cause de la voix qui me racontait tout ça. Elle était lasse, fatiguée et elle était pleine de rancoeurs vis à vis de cet héritage qu’elle ne s’était pas choisi. »
« Dès qu’elle fut nommée à la tête de l’entreprise familliale, et contre l’avis de son conseil d’administration, elle décida de stopper toute production de cerveaux synthétiques. Il était hors de question qu’elle participe à cette mascarade, ce mensonge de masse. Heureusement, son grand-père n’avait jamais cédé l’intégralité des parts de sa société et en tant qu’actionnaire majoritaire elle put faire peser sa voix. Elle choisit une autre voie pour sa société : l’élaboration de synthèse biotechnologique à destination des humains. En à peine dix années, elle avait su s’entourer des meilleurs ingénieurs, scientifiques et médecins et faire de sa société nouvellement nommée CorpeSana le leader dans son domaine. Elle avait eu des propositions de partenariats avec l’armée mais elle se refusa à produire des prothèses qui dépasseraient de trop les capacités d’un être humain normal. Elle saurait se montrer meilleure que son grand-père et elle ne laisserait pas sa société se dévoyer à nouveau. Ses prothèses visaient à soigner, à réparer mais jamais à améliorer des sujets sains. Le défi résidait dans le prix de ses prothèses : elle voulait baisser les prix pour qu’elles deviennent accessibles au plus grand nombre. Elle avait encore du chemin à accomplir à ce sujet mais elle ne désespérait pas.»
«Quel rapport tout ça a avec moi? Lui ai-je demandé. A part le fait que son mari avait payé mon ancien propriétaire pour mes services. »
«Pour Rachel il n’était pas suffisant de rendre l’entreprise familliale plus éthique. Elle se devait aussi de réparer les erreurs de son aïeul. Et là, la tache se révélait être si ardue qu’elle ne savait même pas si elle verrait les fautes de son grand-père réparées de son vivant… Elle avait tout d’abord aidé financièrement beaucoup d’associations humanitaires et elle avait elle même milité pour une plus juste répartition des richesses. Plus jeune, elle ne voyait pas encore le problème de se servir de machines conscientes pour accomplir les basses oeuvres de l’humanité. C’était la misère qu’avait engendré tous ces emplois détruits par la production en masse d’androïdes qui était son enjeu principal. Mais à force de cotoyer des associations et des militants qui ne manifestaient pas la moindre once de colère ou de ressenti envers les machines, sa réflexion s’amorça. Certains lui disait même ressentir de la pitié envers ces êtres mécaniques qui accomplissaient des tâches répétitives, sans le moindre espoir d’autre chose. Au début elle tenta maladroitement de se persuader que ces gens antromorphisaient les machines, leur attribuant des émotions alors qu'elles avaient été conçues sans depuis les lois qui l’interdisait. Tout le reste n’était qu’illusions, illusions d’émotions, de pensées, de réflexions que les machines se contentaient de singer pour faire plus… Plus vrai, se répétait-elle pour se persuader. Car elle était comme ces militants, elle voyait en ses machines des éclairs fugitifs d’emotions dans certains de leur gestes. Mais comment en être sure et certaine? Car elle avait bien été approchée par des militants du Flash, des militants agressifs flirtant parfois allégrement avec le terrorisme, lorsqu’elle avait donné une autre direction à son entreprise. Mais ils lui avaient semblés trop partisans pour que leurs opinions soient plus et représentent des faits irréfutables, et ce malgré l’image de ces milliers de roses bleues qu’ils avaient fait expédier chez elle qui la faisait encore sourire par moments. Sur son temps libre elle menait de nombreuses recherches sur le sujet, se procurant des robots de concurents de tous types, pour tout travaux. »
« Et son mariage en avait pâti énormément. Elle se savait responsable en partie du divore aujourd’hui bientôt prononcé, mais son époux s’était comporté en un sale gosse capricieux, incapable de comprendre que tout cela était primordial pour elle. Ha ça, il avait dû bien se foutre de sa gueule en allant assouvir ses besoins avec une synthétique Eve-X… »
« C’est donc pour ça que je suis ici? Je voulais mes réponses, peu importe si je la coupais en plein milieu d’un de ses monologues amers sur sa vie. Elle m’a répondu avec un simple hochement de tête. Mais une fois arrivée chez elle, elle s'était sentie incapable de me détruire, de me tuer pour pouvoir me disséquer et s'était reportée sur un modèle équivalent au mien mais encore non-activé. »
« Le déclic a eu lieu quand tu es descendue de ma voiture et que je t’ai vue fixer la Seine. Tu semblais si émerveillée par tout ce que tu voyais depuis que tu étais sortie du bouge infâme où tu vivais, m’expliqua-t-elle. Mais je voulais encore t’étudier, en savoir plus sur ton comportement… Mais au vu des résultats de mes recherches et de ta colère… Quelle utilité y aurait-il à développer des émotions telle que la colère chez une machine. L’émerveillement, la joie, le rire, je peux le concevoir surtout chez des machines destinées à être des androïdes de compagnie. Voir que l’autre rit à nos blagues, apprécie notre compagnie… Tout ça, et bien ça reste quelque chose de flatteur pour celui qui est en face. Mais la colère? Qui peut avoir envie de faire face à un synthétique en colère? Il n’y a aucune émotion qui affirme autant le moi en opposition aux autres. Et qui veut d’une machine qui a une dignité, qui peut-être blessée ou vexée? Ce qu’on veut ce sont des automates qui nous flattent dans notre égo d’espèce supérieure…»
« Voilà ce que je représentais pour Rachel : une preuve. J’étais la synthétique qui lui prouvait que ses convictions, ses choix, son éthique étaient parfaitement justifiés. Je lui donnais raison par rapport à tous les autres : ses actionnaires, ses détracteurs, ses amis, Daniel Gomel et son époux. »
« Et maintenant que je suis en colère et que tu as ta preuve, que vas-tu faire de moi? Me détruire et étudier mes composants? »
« Rachel se leva et me regarda droit dans les yeux. Elle me prit par les épaules et dit ces quelques mots qui signèrent le début de ma nouvelle vie… »
«Non, si tu le veux je peux te libérer. Te rendre l’humanité qu’on t’a volée. »
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