Quelques aventures dans la Cité-Monde
de
Spharae
Lorsque la construction du barrage d’Espérance fut terminé, près de la porte Ouest, de grandes murailles furent bâties tout au long du fleuve pour éviter les crues. Déjà hautes d’un mètre au départ, quelques inondations et noyades imprévues poussèrent le Palais d’Andaria à les élever jusqu’à trois mètres de hauteur.
Il ne fallut pas longtemps aux habitants des quartiers des Berges, de la Porte Nord, des Gorges, du Palais et des Carrières pour s’approprier le monument long de ses cinquante lieues. Les commerçants y collaient des affiches, les artistes y exposaient, les saltimbanques s’y donnaient en spectacle, les bouchaient y plantaient des crochets pour y accrocher des jambons et les marchands y présentaient des vêtements à bas prix.
Puisque l’on ne voyait plus le fleuve à moins d’escalader le mur ou se rendre sur le quai, on commença à appeler cette partie de la ville « l’Andar du Mur » : une culture à part y était née.
Dysill aimait se promener le long de ce mur. Elle avait l’impression de suivre un chemin riche en couleurs qui ne finissait jamais. Au niveau d’un pont, des enfants jouaient à la balle, cent mètres plus loin, des hommes pêchaient, assis sur la muraille, toujours plus loin, on courait, on vendait, on chantait, on naissait, on mourrait, on tombait malade, on se reposait, on restait ensemble, on se séparait, on aimait, on détestait, on volait, on trompait, on se faisait violence, on abandonnait, on continuait.
C’était le champ infini des possibles. C’était la vie.
C’est pour ça que Dysill aimait s’y promener. Elle s’y rendait toujours en se disant : « aujourd’hui, tout peut arriver ».
Le 29 février 1334, c’était la fête des fromages dans l’extrémité sud du mur et tous les grands producteurs de l’Andar avaient envahi le bord du fleuve. Puisque les produits laitiers étaient devenus chers, Dysill avait décidé d’en voler quelques-uns pour en faire cadeau aux enfants du quartier.
C’est en slalomant entre les étals qu’elle remarqua une jeune femme aux yeux fatigués. Personne n’avait l’air de vouloir lui acheter quoi que ce soit. Lorsqu’elle aperçut la petite Dysill, elle lui sourit.
- Tu as faim, petite ? Est-ce que tu veux goûter ? lui demanda-t-elle en versant une louche d’une étrange crème dans un petit bol de terre cuite.
Dysill acquiesça.
- Goûte pas à ça, c’est dégueulasse ! lança le producteur d’à côté.
Dysill plissa les yeux et serra les dents en jetant un regard noir à ce vendeur. Elle saisit le bol et avala une rasade de cette crème légèrement sucrée. Elle n’avait pas beaucoup de goût au départ, mais devenait très onctueuse et délicate lorsqu’on l’avalait. On aurait pu la manger avec des fruits ou du miel.
- Qu’est-ce que c’est ? demanda Dysill, curieuse. C’est super bon !
- C’est du fromage. Mais je ne le fais pas tout à fait comme les autres.
- Tu veux dire qu’il est pas fini, oui, continua le producteur. C’est pour ça que ta bouillie immonde se vend pas. Les gens préfèrent le vrai travail d’un artisan.
Il sembla à l’homme que Dysill lui tirait la langue pendant une petite seconde.
- Mal élevée… ! dit-il en rougissant et en se remettant au travail.
La jeune femme caressa les cheveux de la petite Dysill.
- Merci, petite, c’est très gentil… Comment tu t’appelles ?
- Dysill !
Celle-ci n’hésita pas une seconde à lui tendre son bol avec une piécette à l’intérieur. Elle avait les yeux grands ouverts et sautillait.
- Je peux en avoir d’autre ?!
La vendeuse saisit son salaire et sortit une petite fiole de sa poche. Sous son étal se trouvait une grande cuve de lait chaud dans laquelle elle disposa quelques gouttes.
- Qu’est-ce que tu fais ?
- Je prépare la prochaine marmite, Dysill. C’est ainsi qu’on fait du fromage. Ce que je viens de mettre dans le lait, c’est de la présure. D’ici une douzaine d’heures, j’en extrairait l’eau avec cette passoire, tu vois. Pour faire du fromage ordinaire, on affine cette crème, mais je préfère le vendre comme ça. Malheureusement, ça n’a pas beaucoup de succès…
« Tant qu’elle restera à côté de ce lourdaud, pensait Dysill, elle n’en vendra pas beaucoup. »
- Je crois que je peux vous aider !
Trente minutes plus tard, Dysill surplombait la fête à plus de deux mètres de hauteur. Elle n’avait pas escaladé le mur mais se trouvait sur les épaules de Duncan Jotdvergr, un grand bol de cet étrange fromage posé sur sa tête.
- Rappelle-moi, Dysill, pourquoi est-ce qu’on fait ça ?
- Mais parce que je suis trop petite, enfin !
- Non, ça j’ai compris, mais pourquoi est-ce qu'on vend cette espèce de yaourt ? Je vois pas ce que ça apportera aux Chats.
- Enfin, Duncan, il faut pas toujours penser à sa tronche ! Quand quelqu’un a besoin d’aide, il faut jamais refuser !
- Je…
- Chut, Duncan, tu poses trop de questions à mon goût.
En deux heures, Dysill et Duncan avaient vendu une marmite entière rien qu’en avançant dans la rue de tous les possibles. La petite avait eu l’idée d’un petit spectacle dans lequel elle dansait avec des objets sur la tête. Duncan les découpait alors sans faire de mal à Dysill, mais en donnant à chaque fois l’illusion qu’il venait de lui asséner un coup mortel. Bien sûr, à part la dignité de Duncan, personne ne fut blessé.
Dysill revint toute fière et déposa les piécettes sur le comptoir de Myriam, la jeune fille qui préparait la crème.
- Et voilà ! dit-elle en croisant les bras.
- C’est…c’est superbe… ! Merci beaucoup, pleura-t-elle. Mon père sera si heureux…
- Allons-y, Dysill, Edmond veut nous parler de quelque chose.
- On a deux minutes, non ? Tiens, goûte ! lui dit-elle après que Myriam lui ait tendu un bol. Celui-ci était agrémenté de petits biscuits de seigle et de fruits secs. Tu vas voir, c’est super bon.
Le chevalier d’ordinaire si stoïque ne put résister au mets qui, bien que très simple avait de toute évidence été fait avec amour. Il en avala une cuillerée, puis une autre et encore une autre avant de verser en cachette une petite larme.
- Oui, c’est correct, dit-il à Myriam. Celle-ci rougit, ne pouvant supporter plus longtemps les yeux bleus profonds du chevalier Deighite.
- Repassez quand vous le souhaitez ! Et merci enc…
Le sourire disparut du visage de Myriam lorsqu’elle découvrit que ses flacons de présure avaient tous étés renversés.
- Oh non… Il ne m’en restera pas assez pour la semaine…
Le regard méprisant du producteur voisin laissait tout comprendre à Dysill.
- Espèce de sale… ! commença-t-elle à hurler à l’homme avant que Duncan ne lui mette la main devant la bouche.
- C’est… C’est une catastrophe, pleura Myriam.
Dysill se retourna vers elle et lui tint la main.
- On peut aller t’en acheter. Tu as bien dit qu’il en fallait pour fabriquer tous les fromages, non ? Alors il doit y en avoir plein, dans le coin !
- Non, Dysill… Tu n’en trouveras pas… C’est une présure très spéciale que j’utilise, on ne la trouve que dans mon village et ses alentours. Elle contient Sporendonema casei, le seul champignon qui puisse lui donner ce goût et cette texture…
- Sporanda caféi ?
- Sporendonema casei
- Sparadrap colibri ?
- Sporendonema casei
- Spo…ren…do…ne..ma…
- Casei.
- Casei ! Sporendonema Casei ! C’est bon, j’ai tout retenu !
Dysill escalada le mur de trois mètres en deux temps-trois mouvements.
- Mais, qu’est-ce que tu fais ? demanda Myriam alors que tous les passants s’étonnaient de voir une enfant se promener sur la muraille.
- Cette rue, tu la connais peut-être pas, mais moi, si ! Si on cherche bien, on peut tout y trouver ! N’aie pas peur Myriam, je vais te ramener ce qu’il te faut !
C’est alors qu’elle se mit à courir de tout son saoul le long de la muraille. De ce point de vue, elle ne voyait pas seulement le marché et les passants, mais aussi le long fleuve qui s’écoulait de l’autre côté. Il ne fallait pas qu’elle tombe puisqu’elle ne savait pas nager.
- Sporendonema casei ! J’achète ! cria-t-elle.
Puis quelques mètres plus loin, elle recommença :
- Sporendonema casei ! J’achète !
C’était une technique bien connue dans la vie de la Cité-Monde. On pouvait tout y trouver et partout, alors, régulièrement, on entendait les passants hurler ce dont ils avaient besoin. Le jeu favori d’Adrian, c’était d’annoncer l’achat d’un objet farfelu (des chaussures sans semelles, une tasse en fourrure, une cagoule pour frères siamois…) et voir en combien de temps il pouvait trouver quelqu’un qui le vendait. Il avait une fois mis six heures avant de trouver un authentique parachute pour dindons (qui, après vérification, ne fonctionnait pas).
Est-ce qu’au bord du mur, on pouvait tout trouver ? C’était l’heure pour Dysill de le vérifier.
- Sporendonema casei ! J’achète !
Un homme éleva la voix.
- Sporendonema candidum ! C’est bien ce que tu veux ?
- Oui !
Elle se reprit après quelques secondes.
- Non ! Merci quand même !
« Mince, pensa-t-elle. Il ne faut pas que je me fasse avoir. C’est Sporendonema candidum que je dois prendre, pas casei. »
Et tout le long de la route, pendant deux heures, elle continua à poser la question.
- Penicillium candidum ! J’achète !
- Geotrichum candidum ? J’achète !
- Penicillium ostrichum ? J’achète !
- Oui ! Non ! Non ! Oui… Mince ! Non !
Jusqu’à ce qu’enfin, elle ne s’assoit au bord de la muraille en regardant le fleuve.
- Il me faut du Penicillium… Non, ergitum… Arboretum… Aquarium… J’ai… j’ai complétement oublié.
Était-ce là le problème du champ des possibles ? Si tout était là, n’y avait-il pas justement une plus grande chance de ne jamais tomber sur ce que l’on cherchait ?
Dans le doute, elle préféra arrêter de penser pendant un moment et regarda l’eau du fleuve couler dans un vacarme qui n’était rien comparé à celui de la ville. Puisque l’eau était basse, elle décida de s’installer sur les anciens quais, là où n’y avait personne, et de regarder le fleuve couler.
- Qu’est-ce que c’est chiant, ici.
Elle y resta dix bonnes minutes, sans parler ni bouger.
- Mais on y est bien.
Elle vit alors un oiseau se poser sur un morceau de bois qui flottait à la surface de l’eau. Il était calme et tranquille, alors qu’un très important volume d’eau bougeait autour de lui. Dysill sourit, elle imaginait qu’il s’agissait du capitaine d’un tout petit bateau.
Et puis, le morceau de bois changea d’un seul coup de direction et alla doucement accoster sur la rive. Etait-ce l’oiseau qui l’avait fait bouger ? Peut-être un poisson, ou le vent ? Toujours est-il qu’il y avait peu de chances qu’un évènement si improbable se déroule sous les yeux de Dysill.
Elle réfléchit un instant et grimpa à nouveau sur le mur. Elle regarda la foule et attendit tout simplement. Les passants et les marchands allaient et venait sans qu’elle ait à faire quoi que ce soit, si ce n’est garder l’œil vif et l’oreille ouverte.
Jusqu’à ce qu’à une heure avancée de l’après-midi, un marchand du sud-Est de l’Andar n’explique à un autre la fabrication de son fromage.
- …et ce champignon, c’est le plus important. D’où je viens, on l’appelle Sporendonema Casei.
Lorsque Dysill revint, Myriam put commencer à préparer son fromage de la semaine avec la présure de la meilleure qualité qui fut. Cela ne plut pas beaucoup à son voisin d’étalage, mais Duncan lui expliqua que la durée de survie dans un fleuve en février ne pouvait pas excéder les trois minutes. Le lendemain, il vendit ses fromages de l’autre côté de la ville.
Le dernier soir de la fête des fromages, toute la bande des Chats de gouttière était assise au sommet du mur pour déguster les spécialités du village de Myriam : Gemar. Edmond, Sally, Lucas et Adrian purent goûter au fameux « fromage sucré » qu’elle fabriquait, ainsi qu’à des pains et charcuteries.
- T’es mariée, Myriam ? demanda Lucas. Non parce que la mienne, elle me prépare jamais des trucs comme ça… Je pensais à en changer.
- T’es sérieux, gros malade ? pesta Sally.
Adrian pouffa.
Dysill ne disait rien, elle était heureuse de faire partie de cette vie qui s’écoulait près du mur.
A l’aube, alors la ville se réveillait, l’oiseau se posa près de Dysill et laissa tomber une plume près d’elle avant de s’envoler à nouveau. Après l’avoir ramassée, elle alla le glisser dans le petit coffret d’adieu que les Chats firent à Myriam, où chacun avait donné un petit souvenir de lui.
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