[13-07-2024 / 14-07-2024] Chaman
L'attente fut interminable, mais le jeune ours revint en courant. Apercevant les deux loups, il s'écria :
— Le conseil va se réunir autour de l'arbre sacré. Les loups d'or y sont conviés.
Durina et Taunya échangèrent un regard silencieux. Comment l'ours avait-il pu savoir qu'ils étaient là, alors qu'ils s'étaient dissimulés derrière Gardos ? Leurs cœurs battaient à tout rompre, mais ils n'avaient guère le temps de s'attarder sur cette question. La convocation du conseil était une affaire urgente.
Ils se mirent en marche, suivant le jeune ours à travers les galeries tortueuses de la montagne, où les reflets des ombres paraissaient murmurer des secrets anciens. La lumière tamisée par les parois rocheuses donnait une atmosphère presque mystique à leur progression. Après ce qui leur sembla une éternité, ils débouchèrent enfin dans une clairière inondée de lumière.
Une voix s'éleva en son centre, profonde et résonnante :
— Je suis l'esprit de l'arbre sacré. Je vous ai convoqués, vous, chaque race du royaume, à venir échanger sur plusieurs sujets. En attendant que vous soyez tous là, je vous invite à vous installer là où votre race est représentée.
Les deux loups se regardèrent, perplexes. Gardos leur fit signe de le suivre. Ils avancèrent prudemment vers le centre de la clairière, où un arbre immense, bien plus grand que le chêne de naissance, se dressait majestueusement. Ses branches s'étendaient comme des bras protecteurs au-dessus des assemblées.
Gardos s'installa en premier, suivi des deux loups qui prirent place à sa gauche. Ils attendirent en silence, observant les autres chefs de race arriver. Leurs regards étaient graves, chargés de l'importance de la réunion.
Ils n'eurent pas à attendre longtemps avant de voir apparaître Dorusa, leur chef, marchant avec une prestance imposante. Derrière elle, Ivandors, le chef des humains, avançait d'un pas sûr. Puis ce fut au tour de Rivars, chef des lièvres argentés, et d'Arkus, cheffe des hiboux de la nuit, de rejoindre le cercle. Leurs silhouettes se détachaient nettement dans la lumière dorée de la clairière.
D'autres figures, moins familières à Taunya, se présentèrent également, chacun prenant place dans le cercle sacré autour de l'arbre. Les discussions allaient bientôt commencer, et tous retenaient leur souffle, conscients que ce conseil pourrait changer le destin du royaume.
Durina sentit une tension palpable dans l'air, comme si la forêt elle-même retenait son souffle. Elle jeta un coup d'œil à Taunya, dont les yeux brillaient d'excitation et d'inquiétude. Ils savaient tous deux que les décisions prises ici auraient des répercussions profondes et durables.
Tous assis, ils firent une prière pour l'arbre sacré. Taunya et Durina, ne sachant que faire, tentèrent de les imiter. Une atmosphère solennelle imprégnait la clairière, le silence n'était perturbé que par le bruissement léger des feuilles.
Soudain, une voix résonna dans chaque esprit, douce mais impérieuse, demandant les intentions de chacun présent. Taunya prit une profonde inspiration avant de répondre mentalement : il était là pour sauver son humaine du démon qui la menaçait. Sa détermination était palpable, sa volonté de protéger son amie humaine inflexible.
Durina, quant à elle, se trouva désemparée. Elle avait suivi son père sur ordre de Lupya, mais elle se demandait ce qu'elle faisait réellement ici. Se sentant perdue et hors de sa place, elle songea à ouvrir les yeux et à quitter la clairière. C'est alors que l'esprit de l'arbre intervint, sa voix résonnant avec une sagesse apaisante :
— Ne t'enfuis pas. Ton père a besoin de toi et aura besoin de toi aujourd'hui, plus que jamais auparavant.
Ces paroles résonnèrent profondément en elle. Le doute s'estompa légèrement, remplacé par une curiosité mêlée de responsabilité. Elle comprit qu'elle avait un rôle à jouer, même si elle ne le saisissait pas encore entièrement.
Durina resta alors immobile, comme les autres, attendant patiemment que tous puissent ouvrir les yeux. Le murmure du vent dans les branches semblait les encourager à rester, à écouter, et à comprendre l'importance de ce moment sacré. Leurs cœurs battaient en synchronie avec la forêt, chaque souffle imprégné de la magie de l'arbre sacré.
Lentement, la voix de l'esprit de l'arbre se fit entendre au moment où tous purent ouvrir leurs yeux :
— Vos intentions sont bonnes, responsables et admirables. Commençons la réunion.
Tous se levèrent et attendirent que la voix reprenne :
— Le clan des humains, dirigé par Ivandors, cherche à rénover leur cité. Selon vous, comment pouvez-vous les aider ?
Chaque clan lança des regards différents à Ivandors. Il avait osé demander l'aide des autres races pour prospérer. Doruna prit la parole calmement :
— En tant que cheffe de meute des loups d'or, nous avons déjà forgé une alliance avec les humains. Nous les aidons à déblayer les débris de la cité en ruines et en échange, ils nous aident à créer des abris pour nos enfants et anciens. À mon avis, chaque race présente ici aurait quelque chose à y gagner en s'alliant avec eux.
Les yeux se tournèrent vers elle. Sous la pression des regards, elle se sentit vaciller. Ivandors prit la parole :
— Le groupe que je dirige ne vous veut aucun mal. Nous souhaitons simplement vivre en harmonie avec vous et nous entraider.
Il se mit à raconter comment des chasseurs humains avaient rejoint son groupe, ce qui avait engendré l'alliance avec les Loups d'Or. Dès qu'il eut fini, Rivars, chef des Lièvres Argentés, prit la parole, en colère :
— Si vous nous respectiez vraiment, commencez déjà par nous respecter maintenant. L'un des vôtres nous observe toutes les nuits sur notre territoire. Elle ne cherche pas à se faire voir, mais des petits disparaissent chaque fois qu'elle passe. Oui, c'est une humaine, et tu voudrais que tous ici présents s'allient avec vous ? Pour mon clan, ce sera un non !
Personne ne réagit immédiatement. Gardos, qui avait gardé le silence jusqu'à présent, prit la parole :
— Mon ami, le problème de cette humaine fait partie du second point à résoudre. C'est un cas particulier que même tes anciens peuvent comprendre. Personnellement, en tant que chef du groupe des ours de bronze, j'accepte d'aider les humains et les loups. J'impose cependant une condition, similaire à celle des loups d'or : si nous devenons vos alliés, aucun membre de vos deux races ne doit nous chasser.
— Je te le promets, sur mon honneur, répondit Ivandors.
— En tant qu'ours, nous pouvons vous faire connaître bien des choses. Nous en discuterons plus en détail après le conseil.
Le silence retomba sur la clairière, les mots de Gardos résonnant encore dans l'air. Les esprits se préparaient à examiner les implications de ces alliances et les décisions à venir. L'esprit de l'arbre sacré observait, prêt à guider les discussions vers une résolution harmonieuse.
L'esprit de l'arbre, s'étant fait discret en attendant, reprit la parole :
— Puisque le chef des lièvres argentés en a parlé, enchaînons sur le problème de cette humaine. Gardos, chef des ours de bronze, raconte-nous son histoire, toi qui la connais bien.
Gardos regarda l'arbre avec des larmes prêtes à couler. Il s'assit et commença à raconter l'histoire du démon Irsa :
— Au commencement, Irsa était un esprit de la forêt, chaman de la terre. Elle vivait dans la forêt que l'on appelle aujourd'hui "la forêt Sombrus". Irsa était un petit esprit sans ambitions, travaillant aussi dur que possible pour préserver la nature de son territoire. Il y a longtemps, la guerre entre l'obscurité et la lumière frappa à sa porte. La forêt devenait leur champ de bataille. Irsa essaya de les convaincre de cesser cette guerre, mais en guise de réponse, elle fut blessée par les chefs de faction. Elle s'enfuit jusqu'au grand arbre de son territoire et lui demanda conseil. Celui-ci lui dit d'attendre de voir si la guerre toucherait les arbres ou si elle les épargnerait.
Gardos fit une pause et observa son auditoire. Il vit que des regards de curiosité, alors il reprit :
— La guerre continua jusqu'à ce qu'une compagnie humaine vint attaquer les ténèbres. Ce groupe, allié aux loups des alentours et étant de la lumière, repoussa l'envahisseur sans faire de dommages à la nature. Le soir venu, les humains se reposèrent dans l'obscurité, ne voulant pas allumer de feu pour éviter d'être repérés. La nuit tombée, les humains furent attaqués par les loups à cause du chef humain. Celui-ci, pour se venger, avait tiré une flèche enflammée sur un arbre, le tuant sur le coup. Cet arbre abattu avait également tué plusieurs loups. Pensant à tort que c'était la compagnie de l'homme-loup, les loups attaquèrent le soir même. Ils décimèrent toute la compagnie sauf l'homme qui voulait abattre.
L'ours de bronze observa Ivandors, l'homme-loup en question. Celui-ci hocha la tête et Gardos reprit :
— Irsa ne voulait pas s'imposer dans ce conflit, mais elle protégea l'homme-loup qu'elle sentait brave. Avec la force de ses arbres, elle envoya l'humain dans une autre forêt, lui sauvant ainsi la vie. Pendant que les loups tuaient les humains restants, Irsa s'enfuit pour récupérer des arbres et les protéger. Elle arriva trop tard ; des humains, d'une autre compagnie, avaient commencé à détruire la forêt à coup de feu. Elle se dépêcha de se rendre là où l'ancien de la forêt lui avait conseillé. Elle déracina l'arbre en douceur et l'emmena loin de sa famille. Elle le replanta dans un autre territoire, espérant qu'il serait le premier d'une nouvelle forêt. Les années passèrent, et aucun autre arbre ne poussa. Le chêne qu'elle avait sauvé restait seul et lui en voulait de l'avoir sauvé.
Des larmes coulèrent des yeux de Gardos qui s'essuya le visage avec sa patte. Il calma ses larmes et enchaîna :
— L'arbre, en échange, la manipula. Irsa devint dépressive face à ce que l'arbre lui racontait. Il expliquait souvent comment les différentes races qui vivaient aux alentours de la forêt Sombrus l'avaient maltraité, lui, le grand arbre de ce territoire. Il racontait comment les humains récupéraient ses branches et sa sève, et comment les animaux à griffes se servaient de son bois comme griffoire. Les autres animaux utilisaient aussi ses branches pour dormir, déposer leurs excréments, et bien d'autres choses. Tout le passé de l'arbre la rendit triste. Elle ne s'était pas rendue compte que les autres races se moquaient de la nature.
Gardos s'arrêta, la fin de l'histoire de son amie approchait. Son amie, elle se résuma à cet histoire désormais :
— Puis un jour, Irsa tomba malade. L'arbre survivant avait empoisonné son esprit. Devenue faible, il lui proposa quelque chose d'interdit pour se venger. Elle accepta. Ce fut le premier esprit de la forêt à fusionner avec un esprit mineur. Irsa devint un chaman de la terre démoniaque. Elle commença par détruire des cités humaines en corrompant les arbres alentours. Elle détruisit des foyers, mais se sentait toujours faible. L'esprit de l'arbre lui avait pourtant promis force et puissance, mais elle n'obtint rien. Alors elle continua à dévaster tout sur son passage, réduisant des territoires en un claquement de doigts. Rien ne pouvait l'arrêter.
L'ours aurait pû s'arrêter-là, mais l'esprit de l'arbre sacré lui intima par la pensée à continuer son récit :
— Un conseil fut formé, le tout premier, et demanda aux Ours de Bronze de créer, avec l'aide des autres races, des puits pour capturer les esprits démoniaques. Ils forcèrent Irsa à se montrer et l'enfermèrent dans le puits d'Argos, un jeune ours. Depuis deux dizaines de lunes, elle y était enfermée, jusqu'à ce qu'elle sente la magie du puits faiblir lors des pleines lunes. Elle en profita pour lancer un appel et trouva un réceptacle faible qui lui conviendrait : l'humaine Codie. Faisant des terreurs nocturnes depuis sa naissance, Codie était une proie facile pour le démon. Irsa força l'humaine à venir la voir au puits, lui promettant de sauver chaque personne qu'elle devrait soigner. Codie accepta et la libéra, sans savoir que cela se retournerait contre elle par la suite.
Gardos reprit son souffle. Il avait fini de raconter l'histoire de son amie d'enfance.
Tous restèrent dans le silence. Personne n'osa le rompre. L'esprit de l'arbre sacré se dévoua :
— Que proposez-vous pour sauver l'humaine ? demanda-t-il aux autres races.
Personne ne répondit.
Le vent commença à souffler, signalant qu'il était l'heure de clore le conseil. Alors que l'esprit de l'arbre s'apprêtait à prononcer les mots de la fin, une chouette prit la parole :
— On ne peut pas remettre Irsa dans sa boîte, je suppose. Faudrait la placer avec l'humaine...
— Je ne suis pas d'accord. Codie est importante pour nous ! s'écria Ivandors.
— Sauf qu'en la laissant en liberté, elle pourra nous causer du tort ! répliqua le chef des Lièvres d'Argent.
Les trois chefs continuèrent à s'affronter verbalement jusqu'à ce que l'ours poussa un hurlement de rage. Le silence retomba instantanément, et l'esprit de l'arbre reprit :
— Je clôture le conseil. Ivandors, renseigne-toi auprès des sirènes pour savoir si elles connaissent un moyen de sauver l'humaine. En attendant, clan des chouettes, je vous invite à surveiller Irsa le plus discrètement possible. Lièvres d'Argent, si vous décidez d'attaquer les humains ou même Codie, le conseil se retournera contre vous. Pour les autres, rien ne change pour l'instant. Continuez à vivre en harmonie tous ensemble.
Tous se rassirent et fermèrent les yeux. Ils remercièrent l'esprit et se levèrent. Les chefs repartirent dans des galeries différentes. Taunya et Dorusa suivirent Gardos en silence jusqu'à sortir de la montagne sacrée.
La lumière du jour les accueillit, illuminant le sentier qu'ils devaient emprunter. Les arbres majestueux entouraient la montagne, leurs feuilles bruissant doucement sous la brise. Leurs pas résonnaient sur le sol couvert de mousse, créant une mélodie apaisante en harmonie avec la nature environnante.
Taunya jeta un coup d'œil à Gardos, dont le visage était marqué par la gravité de la situation. Dorusa, elle, restait silencieuse, ses pensées semblant aussi profondes que les forêts qui les entouraient. Le groupe avançait, chacun perdu dans ses réflexions, conscient que les décisions prises aujourd'hui auraient des répercussions sur l'avenir de leur monde.
Alors qu'ils s'éloignaient de la montagne sacrée, Taunya sentit une détermination nouvelle grandir en lui. Sauver Codie n'était pas seulement une question de devoir, mais aussi une question de justice pour toutes les créatures qui peuplaient leur royaume.
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