Prologue
Comme chaque début d'après-midi, le bar était rempli des habituels poivrots et vieux débris dont la vie n'avait de sens que dans les ondulations fraiches et sensuelles d'une bonne blonde. Que ce soit de la bière à leur main, ou des danseuses sous leurs yeux. L'ambiance allait bon train, éclats de voix à une table de poker amateur, rire au niveau des canapés de velours vert, usés et rapiécés, et sifflement au pied de l'estrade dansante. L'air sec et les faisceaux ocre de l'extérieur venaient souligner les douces valses des amas de poussière qui flottaient près des ouvertures.
Encore un chaud et calme après-midi qui ne faisait que faussement rythmer les vies monotones des gens du bar. L'hôtelier, derrière son comptoir, cracha d'entre ses deux pans de moustache rousse, direction le petit pot à ses pieds. Il ne ratait d'ailleurs jamais sa cible, et il en était fier. Une bière par ci, un bourbon par là et un fameux Whisky pour le vieux Lazarus, toujours le cul vissé sur son fauteuil dans le coin supérieur gauche du comptoir. Ce petit train-train, l'hôtelier s'y était accoutumé, et pour rien au monde il n'en changerait. Et même si ça ne faisait que 5 ans qu'il avait repris le flambeau familial il était bien fier d'avoir su se faire respecter en tant que nouveau gérant par tous ses habitués croulant sous l'âge. Il ne lui restait plus qu'à se dégoter une petite rondelette, assez peu farouche, qui lui pondrait deux trois branches à ajouter à son arbre généalogique et qui saurait au minimum faire des œufs au plat pour le petit déjeuné. Et ainsi, il pourrait finir sa vie le cœur empli de satisfaction.
Les rêveries de l'hôtelier se dissipèrent à la vue d'une silhouette inconnue, installer sur un coin isolé du comptoir. Un homme emmitouflé dans un long et large manteau de peau et le visage masqué sous son haut de forme était accoudé tête baissée. Certaines des voix des habitués s'étaient faites plus faibles et murmurantes. L'étranger posa une pièce sur le comptoir. L'hôtelier n'avait presque plus de nouveau visage dans son bar et se sentit légèrement déstabilisé par la silhouette assez massive de l'homme. Il s'approcha de lui pour prendre la pièce :
- Une bière !
La voix de l'étranger était étrange, étouffée comme s'il portait un masque et cliquetante dans les aiguës. Mais d'autres sons venaient s'y ajouter, sans pour autant venir de sa voix. Des roulements mécaniques, de légers souffles à intervalle régulier et un petit bouillonnement émanaient de cet homme. L'hôtelier s'écarta, intrigué, pour aller remplir une chope. Il la posa sur le comptoir et la fit glisser en direction de l'étranger, qui la stoppa d'une main. Il portait d'épais gants de cuir usés. D'ailleurs, tout son attirail était abîmé. Il ressemblait un a vagabond. L'hôtelier s'en éloigna et alla s'accouder près du vieux Lazarus :
- C'est rare les étrangers dans le coin. Après tout ici c'est qu'un petit village de mineur. À ton avis, il vient faire quoi ici ?
Le vieux barbu se pencha sur son fauteuil, faisant craquer ses coudes, puis se reposa dans son dossier en étouffant un rire toussotant :
- C'est vrai que toi t'es pas là depuis belle lurette. T'as jamais dû le voir passer, mais t'en as p't être entendu parler, non ? Va don le r'garder de plus près.
Le croulant continua à rire comme s'il s'étouffait dans sa barbe. L'hôtelier poussa un long soupir, à croire que sa curiosité ne voulait pas lui faire défaut. Il se rapprocha de l'étranger qui n'avait pas bougé. Il était toujours accoudé, les bras croisés sur le comptoir et la tête baissée en direction de sa bière intacte :
- Elle ne vous plait pas ? Vous préférez une brune ? J'en ai vous savez, suffi de demander.
- Non. Merci.
Décidément, la politesse l'étouffait pas celui-là. Le bruit de rouage d'horloge continuait de cliqueter sous son manteau :
- Vous êtes mécano ou une connerie du genre ? J'entends des bruits, c'est votre montre ? Elle fait un sacré bruit.
L'étranger ne répondit pas. Il glissa sa main dans le col de son manteau et sortit une belle montre à gousset, mécanique apparente et fines gravures en arabesque sur la monture. C'était du bel ouvrage et surement très cher.
- Oh je vois. Vous êtes marchand ? Vu le bruit y en a pas qu'une sous votre habit. Je vous le dis tout de suite, ce genre de fantaisie se vend pas ici.
Plusieurs rires montèrent dans le bar. Plus personne ne parlait d'ailleurs, ils étaient tous tournés vers l'étranger.
- Te fatigue pas p'tit gars ! Il te fait marcher, ça vient pas d'la montre le bruit, ça vient de lui. Tu le reconnais pas ?
- Je devrais ? s'enquit l'hôtelier en approchant un peu plus sa tête de l'homme
Sous l'ombre de son haut de forme se cachait un étrange masque qui prenait toute la partie basse de son visage. Ça ressemblait au masque des mineurs pour se protéger de l'air chargé de particule de charbon des mines. Mais celui de l'étranger était plus complexe et semblait animé par de minuscules rouages et piston qui tournaient sans cesse. Il portait également une large paire de lunettes rondes qui collait à son visage comme ceux des aviateurs :
- Tu vas me reluquer encore longtemps gringalet ?!
L'assistance se remit à rire. L'hôtelier se sentit brusquement vexer. Lui qui avait pourtant la main mise et l'autorité dans son bar, voilà qu'il se fait humilier par un hurluberlu fantasque :
- On peut savoir qui t'es et ce que tu fous ici ?! grommela-t-il en se redressant, les bras croisés.
- C'est l'Automate voyons ! T'en as pas entendu parler ?
- Je ne suis pas un automate ! Je vous l'ai déjà dit la dernière fois !
Les poivrots se remirent à rire. L'un d'entre eux se leva et vint s'accouder sur le dos de l'étranger pour parler à l'hôtelier :
- T'en as vraiment jamais entendu parler ? Tous les villes et villages en parlent. C'est un automate qui parcourt le pays sans relâche. Ça doit bien faire plus de 50 ans qu'on le voit partout.
- 57 ! gronda l'Automate, et retire-toi de mon dos !
Il dégagea l'habitué d'un mouvement de l'épaule qui s'accompagna d'une série de cliqueté et grincement.
- Putain, mais c'est vrai ! T'es un automate, ça s'entend ! s'esclaffa l'hôtelier. Mais comment ça se fait ?! Tu réagis comme un homme, t'arrive à faire des phrases et à parler, c'est pas possible !
- Je suis pas un automate.
- Ici et dans les villes alentour on l'appelle l'automate vivant, ça fait déjà trois fois qu'il vient dans notre village, la dernière fois c'était y a 20 ans, je crois. Et encore d'après lui il avait déjà plus de 30 ans quand il a commencé à voyager ce gars-là est surement plus vieux que Lazarus, tu le crois ça ? Et il est visiblement toujours pas tombé en rade !
L'hôtelier se tenait le front comme s’il pouvait tomber. D'une main il chercha appuie sur le meuble derrière lui :
- Mais je comprends pas, un automate c'est juste une succession de trucs mécanique qui le font bouger en boucle, comment lui il peut être vivant ?!
L'étranger se leva brutalement en tapant sur le comptoir :
- Parce que je suis pas un putain d'automate ! Merde !
Il tourna brusquement les talons et sortit du bar d'un pas lourd :
- Ah ! Bien joué, c'est toi qui gagnes, t'as réussi à le foutre en rogne. Bien joué petit. Hé hé, les fois d'avant ça avait été plus long à l'énerver.
- Mais c'est pas possible que ce soit un automate, vous avez trop bu ! C'est clairement un être humain !
- Et non ! Je t'assure, on l'a déjà vu sans son manteau la première fois, y a que du bois et de la mécanique là-dessous. Par contre sous le chapeau c'est autre chose, tu devrais voir.
- Et il veut quoi ?
- Il cherche.
- Il cherche quoi ?
- Ah ça. On n’a jamais été capable de le savoir. Certains disent qu'il le sait pas lui-même.
Encore un bar remplit d'idiot. Pas moyen de profiter des vapeurs d'alcool d'une bonne bière sans qu'on vienne le déranger. L'automate réajusta son manteau et rangea la montre à gousset qui pendait à sa chaine. Il avait oublié de la remettre dans sa poche intérieure avant de partir. Bien. Il ne lui restait plus qu'à se remettre en route. Ce n'était pas ici. Ce qu'il cherchait ne pouvait pas être ici. Sinon il l'aurait su. Sinon il se serait surement souvenu de ce qu'il cherchait. C'était tout ce qu'il avait comme certitude. Cette incontrôlable envie de trouver qui le poussait à continuer d'avancer. Il savait que le jour où il serait sur la bonne piste il découvrirait enfin pourquoi il continue de fonctionner. Après tout, un automate est fait pour s'arrêter :
- Voilà pourquoi j'en suis pas un.
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