Chapitre 2 : Crowmeere
La cité de Crowmeere. La cité la plus fermée de tout le continent, enrobée de légendes et rumeurs toutes plus glauques les unes que les autres. Bien entendu, ses racontars n'étaient que des facéties inventées de toutes pièces par des piliers de bar, n'ayant jamais mis les pieds dans ladite cité. Pourtant cette sécurité plus que renforcée cachait forcément quelque chose. Loin de n'être que par pure curiosité, Otto comptait bien en découvrir le mystère. Il avait les yeux tournés vers le ciel, là où la ronde de corbeaux mécaniques dessinait un cercle parfait autour d'une des hautes tours. À mesure qu'il sortait de ses pensées, l'atmosphère de la grande rue principale gonflait autour de lui. Des dizaines de stands abordaient les deux côtés de l'allée qui traversait entièrement la ville, la scindant en deux. Les marchands qui y exposaient leurs étalages semblaient venir des quatre coins du monde. Des mélanges de parfums, de sons et de couleurs englobaient la quasi-totalité de la ville dans une valse exotique et pleine de vie. Entre les éclats de voix des crieurs cherchant à attirer leurs clients et les musiques de certains étalages, Otto avait la sensation de se trouver au beau milieu d'un festival. Ebenezer Cox et son fils Nicolae, avec qui il était arrivé, s'agitaient en tous sens derrière les tables en bois qui composaient leur stand :
- Allez, mon gaillard, on n’a pas le temps de lambiner. Prends donc les caisses et pose-les par-là ! intima le marchand.
Otto resta muet et s'exécuta non sans pousser un long soupir. Cox était en train d'étendre de longues nappes brunes au tissu épais sur les tables, tandis que Nicolae allumait un feu dans la petite cheminée portative qu'ils avaient installée un peu en retrait. L'étalage fut monté à une vitesse hallucinante, père et fils opéraient avec habileté et précision. Aucun doute sur le fait que ce rituel était plus qu'une habitude pour eux. Lorsqu'Otto finit de déposer la dernière caisse, un groupe de jeunes femmes s'était déjà agglutiné près d'un plateau à étage présentant de généreuses fraises. Le stand était étonnamment luxueux. La plupart des fruits et légumes se trouvaient encore dans les caisses dissimulées sous les tables, mais quelques échantillons de chacun d'entre eux étaient présentés, à la manière de bijoux, sur des plateaux d'argent. À présent, il se fondait parfaitement au décor exotique de la rue.
L'automate fut alors relégué au rang de décoration. Le gamin lui demanda de s'occuper de la soufflette à pied qui maintenait la cheminée active. Cox s'occupait de ses clients, conseillant, vendant, charmant la moindre passante ou passant. Quelquefois, Otto pouvait entendre des questions le concernant, mais Cox restait concis à ce sujet. Nicolae, lui, s'occupait d'emballer les marchandises demandées et de récupérer l'argent qu'il enfermait minutieusement dans une boîte à mécanisme codé, avant de noter le montant sur un calepin. Il n'avait plus rien à voir avec la petite crevette curieuse qui gesticulait dans la charrette. Son sérieux et son professionnalisme étaient impressionnants à son âge. Tous deux formaient un tandem des plus efficaces pour vendre leurs marchandises.
L'horloge de la ville ne tarda pas à sonner l'heure de midi. En quelques minutes à peine, la rue se vida de tout acheteur potentiel et l'intégralité des marchands se mit à souffler :
- Une bonne chose de fait ! Mon petit Nic, fait l'inventaire de ce qu'il reste pour savoir si on aura assez pour tenir les trois jours.
Cox écroula son large derrière sur un petit tabouret devant Otto :
- Vous ne ménagez pas vos efforts. Rappelez-moi pourquoi je vous sers de larbin ? J'me rappelle pas vous avoir proposé mes services sur la route, grommela l'automate visiblement las de sa condition.
- Désolé mon gars, mais il faut être très prudent ici. On dirait pas, mais on est constamment surveillé. Tiens, regarde !
Le marchand donna un bref coup de menton en direction d'Otto. Celui-ci se retourna. Derrière le stand se trouvait une petite place avec quelques bancs autour d'une fontaine. Près de l'un d'entre eux se trouvait un étrange petit poteau sur lequel était perché un corbeau. Il était fermement accroché à un palet argenté qui surmontait le poteau et sa tête balançait sèchement de droite à gauche à intervalle régulier :
- C'est un de leurs systèmes. Y en a partout. Si tu regardes bien, il y a cette sorte de palet dans toute la ville et y a presque toujours un corbac dessus. J'sais pas trop comment, mais grâce à eux ils savent tout ce qu'on fait.
- Qui ça "ils" ?
- L'autorité de cette ville. Ceux qui décident de ce qui est bien ou mal ici. Appelle-les comme tu veux. 'Fin bref. La surveillance se relâche dans l'après-midi, même si elle est toujours là. Le matin du premier jour, c'est toujours le plus strict. Si on fait pas assez de vente ou qu'on lambine, on est sûr d'avoir les Guetteurs aux fesses.
- Les Guetteurs ? s'enquit Otto sans lâcher le volatile mécanique des yeux
- Les gardes si tu veux. Tu peux facilement les reconnaître, ils portent des plastrons avec une gravure sur la poitrine. Évite-les le plus possible.
L'oiseau mécanique balança deux fois la tête en direction du stand avant de prendre son envol. Cox poussa un long soupir avant de se tourner vers son fils pour discuter du repas. Otto s'approcha du poteau pour observer ce fameux palet. Il semblait plutôt banal, un cylindre de métal de quelques centimètres d'épaisseur et aux bordures polies. Il était légèrement usé, des rayures et de petites bosses décoraient les arrêtés. L'automate remarqua des marques plus profondes sur la tranche. Il se mit à genoux pour les voir de plus près. C'était une inscription gravée dans le métal "Les Automates Wallace" Il se redressa et tourna les talons pour retourner au stand.
Cox était en train de touiller ce qui ressemblait à un ragoût de légumes dans une grande casserole en fonte :
- Dites, "Les Automates Wallace" ça vous parle ? demanda Otto
- Oh vous savez, moi et les automates, je m'en sers très peu en général alors j'y connais pas grand-chose. Par contre celui-là, ce Wallace, j'en entends souvent parler en effet. C'est lui qui fournit toute la ville ! T'as pas encore eu l'occasion de t'balader dans les rues, mais si tu regardes bien toutes les mécaniques de la ville portent sa marque. Même les grandes portes d'entrée de la ville y ont son nom dessus. Si tu veux mon avis, faut être fou pour fabriquer des trucs aussi énormes.
- Ce n'est pas votre avis qui m'intéresse. Vous savez rien de plus sur lui ?
Le marchand se redressa et fixa Otto des yeux en essuyant ses mains sur son pantalon :
- Pas qu'je sache non. Pourquoi ça t'intéresse ? C'est ton fabricant ?
Otto ne répondit pas. Il se contenta d'ignorer la question et sortit de sa poche une petite montre à gousset. Il l'ouvrit et inspecta son contenu quelques secondes avant de la refermer d'un coup sec :
- Je ne compte pas rester vous servir de décoration cet après-midi. Je voudrais visiter un peu cette ville.
- C'est pas très prudent. Mais si tu veux, on commence à manquer de charbon pour le fourneau. Je vais envoyer Nicolae en chercher, t'as qu'à l'accompagner.
Brusquement, la petite tête brune du gamin sortit de sous une des tables :
- C'est vrai ?! Je peux avoir le Tomate avec moi ?!
La crevette bondit hors de sa cachette et saisit Otto par la main avant de l’entraîner dans l'allée centrale.
- Tu vas voire c'est marrant ! Y a plein de gens et puis, et puis y a plein d'automates ! Et puis...
Nicolae déversa un puits de phrases sans queue ni tête tout en traînant Otto par le bras, remontant l'intégralité de la cité. Du coin de l'œil, l'Homme Automate réussit à repérer quelques vitrines de magasin appartenant à la ville. Mais leur devanture semblait morne et terne.
L'allée devant eux semblait s'étendre sur des dizaines de mètres, enfermées entre de hauts bâtiments. Brusquement, un homme fut jeté hors de l'un d'entre eux, quelques mètres devant. Le garçon se stoppa net et s'agrippa au manteau d'Otto. L'homme qui venait de rouler sur les pavés se redressa tant bien que mal et se mit à genoux face à la devanture du magasin duquel il avait été jeté :
- Non, non, non ! Je vous en supplie Monsieur, ne me renvoyez pas !
L'homme rampa à genoux vers l'entrée où se tenaient deux silhouettes. L'une d'elles, forte d'épaules et à la stature droite, sortit et saisit l'homme par le col :
- Debout, citoyen. Votre licenciement va prendre effet dès maintenant.
Otto n'eut pas besoin de voir une quelconque gravure sur le plastron de l'homme qui venait de sortir pour deviner qu'il s'agissait d'un Guetteur. Ce dernier saisit fermement le poignet du malheureux et lui enfila de force un bracelet, de loin, semblable à celui d'Otto :
- Citoyen, à compter de cette heure, vous avez 5 jours pour retrouver du travail. Passez ce délai, nous serons dans l'obligation de vous faire quitter la ville. Bonne journée.
Le Guetteur fit claquer ses talons et disparut dans une ruelle adjacente. La deuxième silhouette, toujours sur le palier poussa un long soupire :
- Je suis désolé, je n'ai plus de quoi te payer, il y a si peu de clients qui viennent faire réparer leurs automates ici. Ils sont tous envoyés chez Wallace. Si je gagnais assez pour te payer je te garderais ! Crois-moi.
La silhouette retourna lentement dans la boutique en fermant derrière lui, déclenchant la petite clochette accrochée au-dessus de la porte. Les quelques commerçants dont les stands se trouvaient à proximité murmuraient entre eux en observant le pauvre homme laissé seul et sans travail au beau milieu de la rue. Ce dernier, les jambes tremblantes et les épaules effondrées, se mit en marche avec difficulté. Il passa près d'Otto et Nicolae, les yeux exorbités tournés vers le sol, et continua le long de la rue. Le gamin, fermement agrippé au manteau de l'Homme-Automate, ne le lâchait pas des yeux :
- Nicolae.
Il tourna vivement la tête vers son interlocuteur. Otto fixait la porte du magasin.
- Va chercher le charbon sans moi. J'aimerais faire un tour dans cette boutique.
Il écarta doucement l'enfant et ouvrit la porte. Faisant sonner la petite cloche.
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