Chapitre 8 : Abiel
Une fois par semaine, à heure fixe, se déroulait ce que les orphelins appelaient la sentence du Dragon. Scuttlebury, à défaut d'être une véritable ville, était parvenue à se faire une réputation plus reluisante que celle de ses enfants sans familles.
Depuis des générations, les résidents et travailleurs de la cité s'échinaient à récolter la seule denrée qui leur était abordable, le poisson. Située non loin du lit de la mer Eulalia, qui bordait la côte est du pays, la cité des orphelins donnait un point d'honneur à respecter leur tradition de pêcheur. Malheureusement, la venue de l'air industrielle ayant déversé leurs immondices dans cette même mer, la pêche fut de plus en plus infructueuse. Les poissons se faisant plus petits et chétifs, il était devenu presque impossible pour la ville d'exporter leur unique marchandise. C'était d'ailleurs durant cette dure période qu'était venu leur grand sauveur, Obadiah Wallace et sa pléiade d'automates révolutionnaires. Il avait alors généreusement offert à la ville une structure capable de la sortir de la misère. Ainsi fut construit le Dragon.
L'intérieur de son corps était en réalité plus simple qu'il n'y paraissait. Son ventre et son postérieur étaient composés de plusieurs bassins séparés dans lesquels se développait un magnifique écosystème, constamment surveillé et minutieusement entretenu par les villageois. Ainsi, chaque jour après la pêche quotidienne, les différents poissons étaient répartis par espèce dans les bassins dans lesquels ils allaient pouvoir se développer, se nourrir et grossir en toute sérénité. Lorsqu'ils atteignaient une taille suffisante, ils étaient transférés dans un ultime bassin situé dans la gorge du monstre de métal pour ensuite finir éjecter de force par le courant de l'eau. Il était dit des poissons capables de s'échapper de la gueule du dragon qu'ils étaient si robustes que leurs chairs étaient devenues un mets des plus raffinés. Les rumeurs firent le reste et en quelques années, les plus hautes maisons et les grands nobles du pays ne juraient plus que par les poissons bénits du Dragon de Scuttlebury. Quant aux autres, la poiscaille qui ne parvenait pas à franchir les dents de la sentence et qui s'y empalaient, on disait d'eux qu'ils ne seraient même pas bons à donner aux cochons. Ils étaient alors, à l'époque, utilisés pour fabriquer des appâts pour la pêche.
Nellie déversait son flot d'informations inutiles sans interruption, sans qu'Otto ne parvienne à la faire taire. Elle connaissait sur le bout des doigts le fonctionnement mécanique du dragon et ne manqua pas d'en faire part à son nouvel interlocuteur :
- Il faut savoir aussi que c'est que depuis que monsieur Abiel est à la tête de la fabrique qu'ils ne jettent plus ou ne font plus d'appâts avec les mauvais poissons ! Maintenant, tout poisson planté dans les crocs appartient aux orphelins !
Elle récita sa dernière phrase comme une tirade de propagande qu'elle avait sûrement dû entendre des centaines de fois :
- C'est qui Abiel ? ronchonna Otto pour faire mine de s'intéresser à son récit
- Monsieur Abiel Wallace, le fils de monsieur Obadiah, le fondateur de la Fabrique !
La jeune fille pointa du doigt la silhouette imposante de l'usine d'automate qui surplombait la ville, tout en décochant à Otto un regard plein d'incrédulité. Le vieux ronchon mécanique releva subitement la tête vers la jeune fille :
- Tu dis enfin quelque chose d'intéressant, crevette ! Tu connais donc le nom du fiston Wallace ?
- Bien sûr, tout le monde le connaît ici, il vient souvent voir les orphelins. Et ne m'appelle pas crevette, j'ai un nom !
- Pour moi, tu ressembles juste à une crevette brune qui gesticule dans tous les sens... En fait, tu es plus une sorte de mini-ouistiti.
Nellie s'apprêta à objecter, mais elle fut arrêtée par le vide devant elle. Otto partait à grande enjamber en direction de la fabrique. Elle lui courut après et le saisit par le bras :
- Hey ! Tu vas où comme ça ? Si tu comptes t'y rendre, ça sert à rien, tu pourras pas entrer. Et puis tu vas leur dire quoi ? Bonjour je suis un automate vivant, vous en faites pas des comme moi que je sache !
- C'que tu peux jacqueter comme connerie. Je compte pas me montrer, je suis pas suicidaire. Si jamais ils me voient, comme tu dis, je deviendrais un sujet d'étude. Je réfléchis. Je cherche un moyen pour pouvoir parler à ton Abiel !
Il reprit sa marche en dégageant son bras de l'emprise de Nellie. Cette dernière poussa un long et fort soupir :
- T'écoute vraiment rien, hein ? Je t'ai dit tout à l'heure qu'il venait souvent nous voir. Pourquoi tu attends juste pas qu'il descend ?
- Je suis pas du genre à attendre, figure-toi.
Otto s'arrêta néanmoins. Son envie de rabattre son bec au ouistiti lui faisait perdre toute réflexion. Évidemment, il était idiot d'essayer de se pointer aux portes de chez Wallace, mais Otto ne voulait pas patienter que les jolies petites fesses lustrées de ce cher Abiel daignent descendre en ville. Et bien entendu, il ne venait pas rendre visite à heure fixe aux orphelins. Ce serait trop facile...
- Si, il le fait.
Nellie avait répondu sur un ton neutre et las. Otto se tourna lentement vers elle. Elle arborait le visage découragé et excédé de celle qu'on n'écoutait jamais. Abiel était visiblement un de ses hommes désireux de pouvoir programmer sa vie comme celle d'un automate. Aussi, chaque jour de sentence, à 17h pile, lorsque l'horloge de la ville sonnait, Abiel posait le pied sur les pavés de la place centrale. Faire bonne figure auprès de la population déjà majoritairement ivre de la ville semblait lui tenir à cœur. Nellie fit un pas vers Otto :
- Il est plutôt gentil, il vient se soucier si on a eu assez à manger. Et les jours où la sentence est mauvaise pour nous, il fait sortir un poisson qui n'es pas à maturité du ventre du dragon et il nous le donne. Après tout, c'est lui qui a tous les droits dessus.
Nellie désigna le petit canal qui partait du dragon et courait le long de la ville. Elle expliqua brièvement que tous les bons poissons étaient acheminés jusqu'à la Fabrique où ils étaient ensuite exportés dans d'autres villes. Et que l'argent récolté revenait en très grande majorité aux pêcheurs et à la ville :
- Je sais pas ce que tu lui veux vraiment à monsieur Abiel, mais c'est un homme bon. L'emmerde pas trop quand tu le verras, d'accord ?
Otto poussa un long soupir en levant les yeux vers la jeune fille. À croire qu'il n'était qu'un fauteur de trouble :
- J'ai une meilleure idée, soupira-t-il. C'est toi qui lui parleras, je préfèrerais qu'il me voit pas.
- Ah, je me demandais à quel moment tu allais essayer de te servir de moi ! sourit-elle
- C'est ça, si tu veux, je suis un méchant automate exploiteur de gamine effrontée. Ça fait partie de ton stupide accord. J'ai juste besoin que tu lui parles de son père et de sa relation avec ses concurrents.
La jeune fille haussa les sourcils et lui lança un regard las :
- Dis plutôt que tu veux des informations sur Smith & Stanway ! Sois plus précis avec moi. Premièrement parce que je vois clair dans ton jeu et ensuite parce que comme ça je serais plus efficace !
Elle lui servit un magnifique sourire satisfait, camouflant son regard pétillant sous ses pommettes. Décidément, Otto n'avait pas une gamine ordinaire dans les pattes. Au moins, il n'avait pas à expliquer davantage, le simple fait de comprendre ses intentions semblait suffire à la jeune brune. Soit, ils attendraient que le fiston Wallace descende de sa fabrique. Otto s'affala nonchalamment sur le sol, le dos posé contre un mur. Nellie le suivit du regard avant de l'imiter :
- Tu sais la première fois que je t'ai vu, j'ai cru que tu sortais tout droit des histoires qu'Abiel nous raconte des fois. Tu sais, la légende de l'homme qui donne la vie aux automates ?
- Jamais entendu parlé...grommela-t-il
Nellie fit une moue boudeuse devant son indifférence et sortie Titus, son petit oiseau automate, de sa poche. Elle pressa sur une petite plaque qui se trouvait sur le dos de son ami mécanique qui se secoua doucement avant de se mettre à bouger. Il pivota sa petite tête dans plusieurs directions avant de s'arrêter face au visage de Nellie en poussant un piaillement mécanique. La jeune adolescente étira un très joli sourire et caressa du bout des doigts le plumage métallique de son ami. Il y avait quelque chose de fascinant dans la relation entre cette jeune fille et son automate. Titus sautillait sur place dans la paume de Nellie et balançait mécaniquement sa tête toujours face à elle. C'était comme si l'oiseau avait conscience de qui elle était.
Otto ne put s'empêcher de les fixer tous les deux, et le vague souvenir d'un vieil ami le mit quelque peu mal à l'aise. Il détourna subitement les yeux et sortit sa montre à gousset pour observer l'heure :
- C'est qui elle ?
Nellie posa son doigt à l'intérieur de la montre. Sur la moitié gauche se trouvait une petite photo sépia protégée sous une fine couche de verre, présentant une jeune femme au regard tendre. Ses cheveux habilement noués en chignon dégageaient son long cou pâle orné d'un fin collier où pendait une autre montre à gousset, semblable à celle d'Otto. Il resta quelques secondes à le regarder :
- Je ne connais pas son nom. Cette montre appartenait à un ami à moi. Il n'en a plus usage aujourd'hui. Mais sur elle je n'en sais pas plus.
Il referma la montre d'un coup sec avant de la ranger dans sa poche intérieure :
- Je pique un somme, réveil moi quand ton monsieur Abiel arrive.
Nellie ouvrit la bouche, mais aucun son ne sortit. Elle ne connaissait que trop bien ce ton fuyant et empreint d'une certaine tristesse qu'avait pris Otto en parlant de la montre. C'était la même voix que celle des orphelins à leurs arrivées à Scuttlebury.
Annotations
Versions