Le procès d'un amour piégé
« L'amour est un piège dans lequel je suis tombé ! » s’exclame Domenico Scribus de la manière la plus théâtrale possible ! Il sait qu’il est arrivé à un moment clé de sa plaidoirie en faveur de Romane, la fille du Seigneur de Beaune, et il soigne son effet !
Domenico regarde les trois ecclésiastiques qui l’observent et l’écoutent, étonnés des paroles de l’enquêteur. Il se dit qu’il n’a pas forcément choisi le chemin le plus facile pour défendre la rousse qui a provoqué l’effondrement du pont… Mais il n’avait pas le choix vu sa situation…
Le procès avait pourtant bien commencé. Il avait tout préparé, le Romain. Il avait fourni à l’accusée une belle robe blanche choisie non seulement pour le côté pur de la couleur mais aussi et surtout pour la coupe qui dessine bien ses formes… Sans oublier le col en V qui met en lumière un décolleté censé faire oublier aux hommes d’Eglise qu’elle parle en vers et est accusée d’avoir causé l’écroulement du pont.
Quand elle est arrivée, son stratagème a fonctionné. Tout le monde s’est arrêté de parler pour l’observer… Mais ensuite, quand on lui a demandé son nom, ça a commencé à déraper :
« Mon nom est Romane,
On m’accuse d’être profane
On me dit que je vais brûler
Pour un pont qui s’est effondré
Je ne suis pas coupable
Cette situation n’est pas acceptable ! »
« Faites la taire ! C’est le Malin qui s’exprime ainsi, en vers ! » a crié le gros évêque qui préside la séance.
Et là, Domenico a compris qu’il allait avoir fort à faire !
Le procès a commencé avec des témoignages de domestiques qui ont attesté du caractère diabolique de la fille du seigneur. Mais Domenico n’a eu aucun mal à les contrer :
« Elle est possédée par Lucifer ! Une fois, elle est passée devant mon champ, et j’ai eu la pire récolte de ma vie ! »
« Tss… Ne dis pas n’importe quoi, l’ami ! Si tu avais arrosé un peu tes champs, tu aurais pu faire une récolte ! Lucifer n’a rien à voir là-dedans ! »
« Elle a l’esprit du diable qui a pris possession de son corps ! C’est ma grand-mère qui l’a dit ! »
« Ta grand-mère a aussi dit que l’Eglise puait plus qu’un ours sur le dos d’un cheval. Comment croire à sa parole ! »
Mais les attaques se sont vite reportées sur le pont. Romane n’a pas nié s’être cognée… Et elle ne peut pas non plus contredire la vieille femme qui dit que suite à ça, tout s’est fissuré… Un grand badaboum… Et plus de pont…
« Ce n’est là que pure coïncidence
Je ne comprends pas votre belligérance
Je ne peux vous prouver mon innocence
Mais jugez-moi avec bienveillance ! »
A la fin de journée, c’est enfin le moment pour Domenico de s’exprimer. Il est le dernier à parler. Il se lance dans sa plaidoirie qui l’amène à la phrase sur le piège de l’amour :
« Vous le savez comme moi, les apparences sont parfois trompeuses, et les voix de notre Seigneur sont parfois impénétrables. Encore plus quand il pleut comme ici ! Là, on ne voit plus rien, sauf des gouttes d’eau… Mais je m’égare et je risque de vous perdre…
Alors, je ne vais pas nier que la jeune Romane ici présente s’est cognée sous le pont. C’est un fait. Une évidence. Mais ce que je vais vous montrer, c’est qu’elle n’y est pour rien ! Parce que si à chaque fois qu’on a une bosse, un pont s’effondre… On n’est pas sauvé ! Mais, je m’égare… Là, n’est pas l’objet de cette allocution. »
Domenico sait que ces discours longs et pompeux qui n’ont que peu de sens sont nécessaires au bon déroulement du procès. Il compte endormir la vigilance des trois juges afin de pouvoir leur faire sa révélation à la fin et les convaincre de relâcher la jeune femme. Il continue donc ses élucubrations en se rapprochant de la fin de sa démonstration.
« Cette jeune femme a provoqué un grand accident, ça je ne le peux le nier. »
Les trois membres du clergé haussent les sourcils, en se demandant s’il est en train d’avouer que la sorcière a causé la chute du pont. Domenico, imperturbable, continue :
« Oh, je vois déjà vos regards accusateurs ! Mais il ne faut pas lui en vouloir, à cette pauvre Romane. Si elle a provoqué tout ça, ce n’est pas elle la coupable ! J’en suis tout aussi responsable qu’elle ! Oui, je le dis haut et fort : L’amour est un piège dans lequel je suis tombé ! »
La jeune Romane se lève alors pour reprendre la parole, l’interrompant dans sa démonstration :
« Oh mon Domenico !
Tu es vraiment le plus beau !
Je t’aime, je t’adore
Des baisers, j’en veux encore ! »
Domenico ne s’attendait pas à une telle déclaration, mais il voit le sourire des trois ecclésiastiques et se dit qu’il est en train de faire changer leur point de vue. Il se dit qu’il est temps d’asséner sa dernière preuve afin de l’emporter.
« Alors, messieurs, comme vous le voyez, cette femme n’est pas une sorcière. C’est une femme amoureuse ! Une personne normale qui a eu la malchance de se retrouver sous le pont au mauvais moment ! Car oui, le moment était particulièrement mal choisi. Quelle idée a eue cette jeune femme de se rendre là au moment de la livraison du vin ! Car oui, mon enquête le prouve, le pont s’est effondré au moment où ma belle Romane s’est présentée, mais aussi juste après le passage de la charrette remplie de lourds tonneaux de vin ! Et c’est ça qui a causé l’effondrement du pont ! Je vais vous le montrer ! »
Domenico est en plein mouvement, il gesticule, captive l’attention de son auditoire avec sa verve et sa démonstration. Il se saisit d’un parchemin qu’il a préparé et le déroule sous les yeux ébahis des trois juges. Ils y voient le dessin un peu rustre d’un pont, avec une jeune femme dont Domenico a accentué les courbes, d’un côté de la rivière. De l’autre, des bœufs grossièrement tracés avec leur lourd chargement. Et le pont est cassé et effondré sur une moitié du croquis…
« Vous voyez ! C’est clair comme de l’eau de roche ! N’importe quel manant pourrait le voir et je ne vais pas insulter votre intelligence en vous expliquant que le pont s’est effondré du côté de la charrette et non de ma protégée ! »
Domenico sourit car il voit bien que les trois prélats n’avaient pas remarqué ce détail, trop occupés à comparer le dessin et la jeune femme pour voir si vraiment son fessier était aussi rebondi que ça. Amusé, Domenico se dit qu’il a bien fait de glisser son anneau magique sous les coussins de l’évêque.
« J’espère que vous voilà convaincus ! Il faut mettre fin à cette mascarade ! Libérez cette jeune femme ! C’est la volonté de Dieu ! Il s’exprime d’ailleurs dans ses mots ! La poésie, c’est l’expression de la parole divine transformée en mots pour nos oreilles de mortels ! »
Domenico se rassoit sous les applaudissements de l’audience. Vidé de son énergie après sa démonstration où il a tout fait pour capturer les sentiments et l’attention des juges inquisiteurs. Ceux-ci se retirent pour délibérer. Il en profite pour aller discrètement récupérer son anneau et jette un regard vers la jolie rousse qui lui sourit en retour, l’air serein quant à l’issue du procès. Domenico est un peu moins rassuré, mais il a fait son maximum.
Les juges reviennent rapidement. Ils ont l’air lugubre, ce qui n’est pas bon signe. Domenico soupire… Romane, la jolie rousse, s’arrête de sourire. Tout le monde retient son souffle. L’évêque se lève et prend la parole, dans un silence pesant.
« Nous remercions Dieu d’avoir éclairé notre décision. Nous nous remettons au Saint Esprit qui guide nos pensées et notre jugement. Romane, fille du seigneur Jean de Beaune, levez-vous pour entendre la parole de Dieu ! »
Domenico soupire une nouvelle fois. Tout ça n’augure rien de bon. Il se prépare au pire.
« Romane de Beaune. Les faits sont clairs et avérés.
De votre destin, nous allons décider.
Vous êtes allée sous le pont,
Pour y cueillir des champignons.
Vous n’avez pas fait attention
Mais vous demandez notre absolution »
Domenico lève un sourcil, surpris par les vers exprimés par l’évêque qui continue, ses yeux dirigés vers l’accusée. Que signifie cette poésie ?
« Sire Domenico nous l’a clairement exprimé
Le pont était sûrement vieux et usé
Par ailleurs, vous êtes source de poésie
Et vous condamner serait une hérésie.
Il est évident que les bœufs sont responsables
Et que vous ne pouvez pas être coupable.
Dieu a parlé, nous a guidés
Vous êtes libérée ! »
La joie submerge Domenico. Toute la salle explose dans un grand cri de bonheur ! Les gardes libèrent Romane de ses entraves et elle se précipite dans les bras de son père qui l’embrasse sur le front, soulagé de l’issue du procès. Elle vient ensuite voir son sauveur devant lequel elle s’incline humblement :
« Je ne sais comment vous remercier
Je n’ai pas de mots pour exprimer
Toute la gratitude que j’ai à votre égard
Je vous dois la vie, c’est la fin de mon cauchemar.
Domenico, vous êtes mon sauveur
Je vous offre mon bonheur. »
Encore un destin changé grâce au formidable Domenico Scribus !
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