La religion de la civilisation Ovasis
Ceci est un extrait du journal anthropologique de Bethany Du Vost, la célèbre anthropologiste, spécialisée dans les tribus d’Amérique du Sud et leurs mœurs. Ce journal, intitulé « La religion de la civilisation Ovasis – Une étude anthropologique », a été perdu dans le sud-ouest de la forêt amazonienne et retrouvé, il y a deux mois, par deux chasseurs néo-zélandais.
***
« Jour 23.
J’ai enfin réussi à entrer dans la tribu Ovasakou. Les Ovasis ont fini par accepter de me laisser vivre avec eux, après mes récurrents aller-retour entre mon camp et le leur. La vraie étude commence et j’ai hâte de découvrir les rites et coutumes de cette microsociété si secrète.
Le village des Ovasis est des plus rudimentaires, mais répond à une organisation rigoureuse. Au milieu, nous avons un large cercle tapissé de feuilles avec, en son centre, un trou empli de cendre. Le tout s’étend sur plusieurs centaines de mètres. Sur ce lieu, les Ovasis se retrouvent pour manger. Ils font cuire la nourriture en la suspendant au-dessus du feu du milieu et s’installent sur les feuilles pour déguster leur précieuse pitance.
Autour, les habitations sont éparpillées sur près de trois kilomètres de diamètre. Entièrement constituées de fines lamelles de bambous disjointes, elles ne permettent qu’une faible intimité, mais cela ne semble pas gêner les habitants. Selon leur croyance, ils ne doivent jamais être à l’abri du regard des animaux.
Lorsque je demande plus d’explications à Tann, une mère nourricière du clan, elle me répond dans la langue du clan, le Gorvt.
« Les animaux sont les yeux de Boshi », dit-elle. « Il nous regarde à travers leurs yeux, alors on ne peut s’en cacher. Car il ne faut jamais se cacher de Boshi. Sinon, il nous puni. »
J’apprends donc que « Boshi » est le nom de leur divinité. Tann m’en apprends plus, notamment qu’il ne faut jamais regarder un animal dans les yeux, car ce serait se montrer impudent envers Boshi. Elle m’explique que seul le sorcier du village peut voir dans les yeux d’un animal, car il est élu.
Pour en apprendre plus, c’est désormais vers lui que je vais tourner mes recherches.
Jour 24.
Je n’ai pas le droit d’accéder à tous les lieux, car les femmes et les enfants sont considérés comme faibles par la communauté. Nous devons donc rester à l’abri, au centre du village, et ne pas nous mêler des affaires des hommes, comme la recherche de victuailles, la politique, ou même les rituels religieux. Ceci m’handicape grandement dans mes recherches.
Après un diner, j’arrive cependant à m’approcher de l’apprenti du sorcier (qui lui n’est jamais présent aux repas) et je m’empresse de lui demander une entrevue avec celui qui semble diriger les Ovasis. Le jeune élève montre des signes de malaise et refuse de me répondre avant d’avoir vu son maître. Son attitude n’est guère encourageante, je redoute la réponse.
Jour 27.
Aujourd’hui, je me sens nauséeuse. Ce matin, nous nous sommes réunies près du point d’eau recueillir des plantes guérisseuse, lorsqu’un cri a retenti. En me retournant, j’ai pu voir, comme les autres femmes du clan, un enfant qui chassait une abeille de son bras. L’enfant s’était fait piquer et, surpris, il a chassé l’insecte d’un revers de main brutal.
Avec cet incident, tout s’est accéléré dans le clan. Les hommes sont revenus vers nous en courant. Pour la première fois, le sorcier est apparu lui aussi. Tout le monde s’est agenouillé immédiatement devant lui, tout en gardant le regard baissé. Je devine que nous ne pouvons pas croiser son regard non plus.
L’enfant pleurait et tentait de rejoindre sa mère, mais celle-ci l’a repoussé violemment vers les hommes. Ces derniers l’ont fait ramasser le cadavre de l’abeille et ils l’ont emmené, sous le chef du sorcier.
Lorsque le petit est revenu, il était couvert d’une multitude de piqûres d’abeilles. Tann m’a expliqué qu’il devait être puni pour avoir voulu se déroger à la punition de Boshi.
« Boshi a envoyé une abeille pour le punir d’une erreur et pour qu’il apprenne. Mais il l’a chassé et l’a tuée. Il a masqué les yeux et a retenu le bras de Boshi. Il devait être puni pour cela, il devait être puni mille fois. »
Je suis écœurée par ces mœurs, mais je ne peux m’y opposer. Il me faut respecter leur croyance, même si cela va à l’encontre de mes valeurs.
Jour 30.
Le temps passe et je n’ai toujours pas eu de nouvelles concernant mon entretien avec le sorcier. Mes interrogations ne font qu’augmenter, sans pouvoir obtenir de réponses de Tann, qui ne semble pas tout savoir sur sa propre religion. Je me demande comment le sorcier a été « élu ». A-t-il été élu parce qu’il a croisé le regard d’un animal ou a-t-il été autorisé à croiser le regard d’une bête parce qu’il était le sorcier ? Dans l’un et l’autre cas, qu’est-ce qui l’a différencié des autres ?
Je me pose également des questions sur leurs croyances portant sur les animaux. Est-ce qu’il y a une classification dans les animaux ? Est-ce que certains ne sont pas touchés par Boshi ? Car nous mangeons bien de la viande, ce qui suppose qu’il y a des animaux « non divins» ? Ou attendent-ils la mort naturelle de la bête ?
Enfin, j’aimerais connaître la genèse de ces croyances. J’ai pu remarquer le parallèle entre le nom de leur dieu (Boshi) et celui du peuple Chibcha de Colombie (Boshica). Cependant, leurs mœurs ne montrent pas de ressemblances substantielles, donc j’ignore si elles ont un lien.
Ce soir, nous avons une grande fête, pour célébrer la naissance d’un enfant. Tann m’a expliqué que la fête allait être grandiose, bien plus que pour les autres naissances, car le nouveau-né est aveugle. D’après les Ovasis, cette cécité promet le bébé à de grandes choses. Il pourrait même être le prochain sorcier.
Lors de la célébration, tout le monde est invité à quitter la nudité pour être orné de peaux. Ces peaux sont très fines, comme tannées. Beiges et lisses, elles sont peintes vulgairement, à l’image d’animaux. Certaines ont des rayures, d’autres des taches, de diverses couleurs, et elles ont toutes des grands yeux jaunes dessinés dans le dos. Notre visage est également recouvert de peinture, toujours dans ce thème bestial. Des danses et des chants s’éternisent jusqu’au lever du soleil suivant en l’honneur du chétif enfant.
Jour 31.
Juste au moment où je désespérais, j’ai enfin eu réponse de l’élève du sorcier. Il est venu me chercher très tôt au matin et m’a conduite jusqu’à une cabane, plus grande que les autres, à l’écart. Je suis dans le domaine réservé aux hommes. Il va sans dire que je me sens très honorée.
J’ai pris mon calepin avec moi. Ce qui me permettra d’écrire toutes ses réponses, pour les dénaturer le moins possible. Pour l’instant je l’attends. Il y a une barrière de feuillage juste devant moi. Je devine que je devrais lui parler sans le voir.
En effet, l’apprenti m’apprend que le sorcier est installé derrière et me souhaite la bienvenue chez lui. L’élève fera donc le messager entre nous.
Je demande, avec mon Gorvt de moins en moins approximatif avec les jours, comment il est devenu sorcier.
« Je suis né une nuit d’hiver », me transmet l’apprenti mots à mots, « et lorsque ma mère m’a expulsé de son corps protecteur, j’étais mort. J’étais bleu et je ne respirais plus. Mon père était déçu et en colère. Il a pris mon corps et l’a jeté dehors. Ensuite, il a entendu un cri. J’étais vivant. Je pleurais dehors, une large araignée sur le ventre. Lorsqu’elle est partie, mes parents m’ont repris et ont prévenu le village de mon arrivée ».
Après un silence, je continue et lui demande si c’est le moment où il a vu dans les yeux d’un animal, dont on m’a parlé. Il me rectifie :
« Non, c’est après que j’ai osé regarder vers Boshi. Il m’a fallu beaucoup de temps et de soumissions pour m’en sentir digne. Et un jour, c’était le moment. J’étais dans la forêt, loin du clan, quand j’ai croisé un serpent. Il s’est levé comme pour arriver à ma hauteur, et j’ai croisé son regard. J’ai vu la lumière de Boshi, j’ai vu l’or qui étincelle dans ces pupilles, j’ai vu le savoir du monde entier. Alors, je suis revenu en courant au village et j’ai partagé mon savoir. À partir de ce jour-là, l’ancien sorcier n’était plus et c’était moi qui étais à sa place. »
« Et d’où vient cette vénération pour les animaux ? »
« Ça vient du début des temps. Lorsque le premier Ovasi sortit de la terre. Il entendit un oiseau lui parler. C’était Boshi. Il lui a appris tout ce qu’il devait savoir et lui a donné le pouvoir de vivre sur terre. Depuis, le savoir a traversé les âges. »
Cet entretien est fascinant. Je peux enfin avancer dans mon terrain et rapporter de vraies informations sur cette tribu si mal connue.
« Une dernière question : vous ne pouvez pas faire de mal aux animaux, mais vous en mangez. Comment ça se passe ? »
« Boshi amène la viande à nous, mais nous ne tuons pas d’animaux. »
« Vous attendez donc qu’ils soient déjà morts ? »
« Non. Les Ovasis ne mangent pas les animaux. »
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Ce fut le dernier fragment retrouvé de l’œuvre de Bethany Du Vost. La célèbre anthropologue qui fut violemment abattue et dévorée par une des plus grandes civilisations cannibales d’Amérique du Sud.
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