LES CAUCHEMARS

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La patiente regarde autour d'elle. Elle se sent légèrement nerveuse. Les murs du cabinet sont ornés de tableaux paisibles et de bibliothèques pleines à craquer de livres. Elle s'assoit un peu en diagonale, les jambes croisées de manière maladroite. Le fauteuil en cuir est accueillant, mais elle n'arrive pas à trouver une position confortable. La jeune femme, qui fait acte de présence pour sa séance hebdomadaire, a du mal à se concentrer et peine à mettre des mots sur ce qui la hante depuis des années, devenant récurrent dans ses cauchemars : la forêt de Death Pines. Elle se remémore vaguement sa dernière nuit agitée, elle courant à travers bois dans les sombres profondeurs de Death Pines, poursuivie sans relâche par des monstruosités difformes. Elle n'échappe pas aux observations de la psychologue, qui la trouve particulièrement anxieuse aujourd'hui. Plus qu'à l'accoutumé.

— Madame Baker, comment allez-vous aujourd'hui ?

La patiente baisse la tête et tire les manches trouées de son pull bleu. Elle répond avec fébrilité :

— Pour être honnête avec vous, je ne vais pas bien, docteur. Je suis constamment fatigué, terrifiée… je ne sais plus où donner de la tête.

Le Dr Daniels ajuste ses lunettes du bout des doigts avant de croiser les jambes avec une élégance mécanique. Son stylo noir glisse entre ses dents, un tic inconscient trahit son intense réflexion. Elle observe la femme en face d'elle, détaille son expression, capte le moindre frémissement dans son regard. Puis, lentement, elle retire le stylo, le fait tourner entre ses doigts avant de l’abaisser sur son carnet. Son regard devient plus perçant, plus attentif. Enfin prête, elle incline légèrement la tête et engage la conversation d’une voix posée.

— Voulez-vous partager avec moi ce qui vous tracasse ?

— Oui.

— Serait-ce ces cauchemars dont vous me parlez sans cesse ?

— Oui, mais... hésite la jeune femme.

— Ne craignez pas de parler, Alison. Vous êtes en sécurité, ici. Il n'y aura aucun jugement entre ces murs.

La jeune femme torturée se frotte nerveusement les mains. Elle attache ses longs cheveux et fixe le sol avant de commencer à parler.

— Très bien... mes cauchemars sont devenus plus intenses, plus violents... je me retrouve sans cesse piégée dans cette forêt mystérieuse, poursuivie par ces… choses. Je ne sais pas quoi faire à ce sujet. J'ai essayé les somnifères, en vain. Je crains de m'endormir car mes nuits blanches sont devenues quotidiennes et... je sature. Je ne sais plus quoi faire, docteur. Je suis complètement perdue.

— Je vois. Vous ne vous êtes toujours pas pardonné cet événement tragique, n'est-ce pas ? Ce jour où votre petit frère Joshua a disparu dans la forêt de Death Pines.

Lorsque le Dr Maria Daniels prononce le nom de son petit frère, une douleur sourde et implacable s’abat sur la poitrine d’Alison. Une main invisible serre son cœur. Son corps se fige avant de se replier instinctivement sur lui-même, ses épaules se voute sous le poids d’un chagrin qu’elle peine à contenir. Les souvenirs de Joshua affluent en un tourbillon chaotique, des éclats du passé se mêlent à la souffrance du présent. Alison tente de reprendre le contrôle, aspire une goulée d’air, expire lentement… encore et encore. Mais son souffle tremble, son rythme vacille, et l’angoisse ne faiblit pas. Face à elle, le Dr Daniels l’observe avec attention. Dans un geste mesuré, elle décroise les jambes, se lève avec douceur et s’approche, dans le but d'apaiser la tornade intérieure de sa patiente.

— Vous permettez ? demande-t-elle, en posant ses mains sur l'arrière du crâne d'Alison. Vous avez besoin d'évacuer ce stress qui vous ronge de l'intérieur. Pour cela, vous allez vous allonger confortablement dans le fauteuil et fermer les yeux pendant quelques secondes en effectuant les exercices de respiration que je vous ai appris.

— Non, je ne veux pas fermer les yeux ! Je préfère les garder ouverts, répond Alison en fixant le plafond avec un regard vitreux.

— C'est d'accord. Allez, on inspire. Un... deux... trois... et on expire. Recommencez pendant deux minutes. Ensuite, quand vous vous sentirez un peu mieux, nous continuerons notre petite conversation de tout à l'heure.

— Ok, très bien.

Alison expire lentement, relâche les tensions accumulées en elle. Elle répète le processus plusieurs fois, se concentre sur sa respiration pour apaiser son esprit tourmenté et retrouver un certain équilibre émotionnel. Les exercices de respiration lui procurent peu à peu un sentiment de calme et d'apaisement, ça lui permet de faire face aux souvenirs douloureux de Joshua pendant quelques instants. Alison, désormais plus sereine, se remet en position assise sur le fauteuil pour continuer la séance.

— C'est bon docteur, je suis prête à continuer.

— Très bien. Dans ce cas, allons-y. Écoutez, Alison. Vous devez vous pardonner la disparition de votre petit-frère. Ce n'était pas votre faute. Ce genre d'accident, arrive souvent malheureusement.

— Dans ce cas, à qui était-ce la faute, docteur ? C'était mon idée d'aller à Death Pines avec Joshua. J'étais responsable de lui ! Et j'ai tout gâché. À la suite de cela, ma mère a décidé de couper les ponts avec moi. Elle ne veut plus me parler. Elle m'a totalement rayée de sa vie. répond-elle, des larmes silencieuses coulent le long de ses pommettes froides.

— Alors peut-être qu'il est temps d'aller affronter cette forêt une bonne fois pour toute, afin de faire la paix avec vous-même, ainsi qu'avec votre mère. Il est temps de passer à autre chose, Madame Baker. Si vous ne le faites pas, vous ne serez jamais en paix dans la vie. Mourir d'une routine monotone et pleine de tristesse et de remords, c'est ce que vous voulez ?

Alison se sent blessée et vexée par les remarques du docteur, qui a touché un point sensible, aggravant son état émotionnel déjà fragile. Elle ressent un mélange de tristesse et de colère, incomprise et infantilisée dans ce qu'elle traverse. Irritée, Alison se lève brutalement du fauteuil pour exprimer ses sentiments, ce qui surprend un peu le Dr Daniels, sa patiente ayant toujours paru introvertie et peu expressive.

— Bien sûr que non ! J'aimerais vivre une vie normale, être comme les autres ! Mais la vérité, c'est que je... pardon, excusez-moi. Je suis désolée d'avoir élevé la voix. Je ne sais pas ce qui m'a pris.

— Ne vous inquiétez pas, votre colère est légitime.

Alison est prise de tremblements, submergée par une profonde angoisse rien qu'à l'idée de revoir sa mère. La simple pensée de retourner dans sa ville natale lui provoque des sueurs froides. Elle refuse de relever le défi, de faire face à sa mère et de retourner à Alderton, un lieu qui évoque une enfance complexe et difficile.

Elle s'est fermement engagée à ne jamais revenir dans cette ville, qu'elle considère comme le berceau de ses douloureux souvenirs. Quant à la sinistre forêt de Death Pines, elle exclut toute possibilité d'y retourner, quelles que soient les circonstances. La simple évocation de ce lieu sinistre ravive en elle une profonde anxiété et une volonté ferme d'éviter à tout prix ces bois sombres.

— Je ne pense pas être encore prête à affronter ma mère, et encore moins à retourner dans cette forêt. Même avec toute la volonté du monde. Mon traumatisme est toujours là, et il me fait peur. J'ai peur de moi-même, à cause de ça, répond Alison, en s'asseyant de nouveau sur le fauteuil.

— lI est tout à fait normal que vous ayez peur. Le contraire aurait été très préoccupant. Mais sans cette émotion primitive, nous ne serions pas ce que nous sommes au fond de nous : des êtres humains. La peur fait partie de nous. Elle doit être affrontée. Ce n'est pas une faiblesse, mais une force. Et vous devez l'accepter. Sinon, vous n'avancerez pas dans votre vie. Après toutes ces années de souffrance, ne désirez-vous pas une vie normale ? Avoir enfin une vie sociale ? Rencontrer quelqu'un ? Trouver l'amour ? Toutes ces choses dont votre traumatisme vous a privé durant toute votre jeunesse ? Vous n'avez que trente ans, Alison. Vous êtes encore jeune, dans la force de l'âge. Ne gâchez pas ces prochaines années. Allez enfin de l'avant.

Alison se lève, puis commence à faire les cent pas dans le cabinet du Dr Daniels. La jeune femme imagine ce qu'aurait pu être une vie normale. Le docteur Maria Daniels décroise et recroise les jambes pour la troisième fois.

— Le bonheur se limite-t-il à ça ? Se marier avec un docteur, à construire une famille en faisant des enfants, acheter une grande maison avec un jardin, une piscine, et deux grosses voitures ? Est-ce que vous avez tout ça docteur ?

— Bien sûr que non. Le bonheur ne se limite pas à ça. Le bonheur est une chose personnelle qui nous tient à cœur. C'est à vous de trouver votre paix, peu importe comment.

Alison s'arrête à la fenêtre du bureau et la fixe intensément. Son regard se perd à l'extérieur de la ville de Southfall, sous la pluie depuis ce matin.

Les gouttes d'eau dégoulinent le long des vitres, distordant légèrement les lumières des rues et créant une ambiance mélancolique.

Elle observe silencieusement l'avenue animée, les passants pressés se protégeant sous leurs parapluies colorés. La pluie tend un miroir à sa tristesse et reflète son état d'esprit tourmenté. À travers la vitre, elle trouve tout de même un certain réconfort dans la contemplation de cette scène humide et grise.

— Eh bien... quand je suis arrivée à Southfall, je pensais que mes problèmes du passé seraient réglés pour de bon. Je pensais pouvoir prendre un nouveau départ... mais finalement ce n'est pas le cas. Je suppose qu'on finit toujours par être rattrapé par son passé. Vous avez peut-être raison, docteur. Je ne sais pas comment je vais faire, mais il est temps pour moi d'arrêter de fuir mes problèmes et de les affronter, même si c'est effrayant. Mais je ne sais pas par où commencer. Ça fait trop peur.

— Commencez par rendre visite à votre mère. Vous êtes la seule membre de sa famille qui lui reste, quoi qu'elle en pense. C'est votre rôle de le lui rappeler.

Malgré ses efforts pour rester calme, Alison sent de nouveau une tension croissante dans son corps et son esprit. Ses pensées s'embrouillent : ses souvenirs douloureux et les inquiétudes se bousculent en elle. Son souffle s'accélère et elle ressent une boule oppressante dans sa poitrine. Les symptômes physiques du stress l'assaillent, son estomac se serre et ses mains tremblent.

— Ça va être tellement difficile. Les souvenirs vont remonter à la surface... Je ne le supporterai pas.

Soudain, l'alarme du téléphone du Dr Maria Daniels se met à sonner, annonçant la fin de la séance pour Alison. Son visage se crispe et exprime son mécontentement face à cette interruption. La psychologue se lève de sa chaise, se dirigeant vers la porte pour accompagner sa cliente.

— Je suppose que nous avons terminé pour aujourd’hui. Avez-vous été satisfaite de notre séance d'aujourd'hui ?

— Oui, mais le temps passe tellement vite... j'ai l'impression de n'avoir rien dit, répond Alison, dépitée.

— Gardez-en pour notre prochaine séance, d'accord ? Même jour, même heure. À bientôt, Alison. Et n'oubliez pas : il est temps de faire face.

Alison se dirige vers la porte d'entrée que lui tient le Dr Maria Daniels et sort du bureau avant de se tourner vers elle.

— Oui. Il est temps de faire face une bonne fois pour toute. Merci, docteur.

— Toujours. Prenez soin de vous, Madame Baker.

Le docteur Maria Daniels ferme la porte de son bureau, laissant Alison seule dans le couloir sombre, long, étroit et mal éclairé qui mène à l'ascenseur. Lorsqu'elle tente d'allumer la lumière, elle réalise qu'elle ne fonctionne pas. Une vague de peur la submerge, l'atmosphère lui semble hostile.

"Putain, putain, putain !"

Alison prend une grande inspiration, afin d'atténuer son stress, et se met à courir en direction de l'ascenseur.

Heureusement, ses portes sont grandes ouvertes. Sans hésiter, Alison y entre et presse rapidement le bouton "0", espérant que l'ascenseur se mette en mouvement.

Mais l'ascenseur reste immobile, toujours figé au cinquième étage. La frustration et l'inquiétude montent en elle. Alison se met à marteler le bouton avec nervosité.

Sans crier gare, les portes se ferment et les néons clignotent violemment, plongeant Alison dans un état de stress critique.

Elle appuie frénétiquement sur le bouton "0", tandis que les autres boutons de l'ascenseur se mettent aussi à clignoter. Alison s'agenouille, hurlant de terreur alors que l'ascenseur se met brusquement à chuter.

Elle se réfugie dans un coin et couvre sa tête avec ses mains, puis ferme les yeux dans l'espoir que ce cauchemar cesse. Des voix monstrueuses résonnent dans sa tête, ajoutant une dimension horrifique à la situation déjà terrifiante.

"Tu vas payer pour tout le mal que tu as fait, Alison… Death Pines t'appelle ! Tu dois te repentir de tes péchés !"

Arrêtez, je ne veux plus vous entendre ! hurle Alison en plongeant sa tête entre ses genoux.

Tout à coup, l'ascenseur s'arrête brusquement et les lumières retrouvent leur stabilité. Alison, les yeux grands ouverts, se relève grossièrement et se précipite hors de l'élévateur. Laissant derrière elle cette scène cauchemardesque, elle réalise qu'elle est toujours à l'étage du cabinet du Dr Daniels.

S'appuyant sur ses émotions et sa volonté de s'éloigner de cet endroit irrespirable, Alison décide d'emprunter les escaliers pour descendre jusqu'au premier étage. Elle descend rapidement les marches, s'éloignant du souvenir traumatisant de l'ascenseur. Arrivée en bas, elle franchit les portes du bâtiment avec hâte.

Alison ressent un grand soulagement en quittant l'immeuble. Elle respire profondément, remplissant ses poumons d'air frais, cherchant à se débarrasser des résidus de terreur qui l'ont envahie. Épuisée, Alison presse son dos contre un mur. Elle se laisse glisser lentement le long de celui-ci et cherche à retrouver un semblant de stabilité. La jeune femme concentre maintenant son attention sur sa respiration.

Elle inspire profondément, essayant de calmer son rythme cardiaque effréné. Elle exhale lentement, laissant les tensions s'échapper avec chaque expiration.

— Putain ! Qu'est-ce qui ne va pas chez moi ? J'ai besoin de me reposer.

Elle prend le temps nécessaire pour se ressourcer. La jeune femme laisse la rue animée s'effacer dans son inconscient, avant de se mettre en route pour son appartement. Alison marche d'un pas déterminé dans les rues de Southfall, la pluie tombant autour d'elle. Elle relève la capuche de sa veste pour se protéger des gouttes qui perlent sur son visage. Les pans de la ville se succèdent, dévoilant des rues animées, des passants perdus et des enseignes aux façades usées.

***

Quelques minutes plus tard, Alison arrive enfin à son appartement, un petit studio qu'elle considère comme son havre de paix. Elle plonge rapidement ses mains dans ses poches à la recherche de son trousseau de clés. Mais au moment où elle s'apprête à franchir le seuil de son appartement, une main froide s'abat brutalement sur son bras, la saisissant fermement. C'est Georgina, une prostituée notoire de la ville de Southfall, à qui Alison a acheté de la marijuana pour se détendre et mieux dormir. Georgina, le regard dur, accroît sa prise sur Alison, qui tente tant bien que mal de s'en défaire.

— Où est mon argent, salope ?

— Putain, mais lâche-moi ! Je reçois ma paie demain !

— Demain sans faute, ou je te jure que je vais te péter les dents l'anorexique, répond Georgina en lâchant son bras.

"Connasse."

Alison entre enfin chez elle. L'intérieur de l'appartement est un petit studio F2. Les dimensions modestes de l'espace sont visibles, mais malgré cela, il s'en dégage une atmosphère apaisante et personnelle.

Un tas de paperasse est éparpillé sur le sol, témoignant du désordre déjà présent dans sa vie. Des documents, des factures et des papiers divers qu'elle a du mal à se séparer trainent un peu partout. Sur sa table basse, des assiettes et des verres sales se sont accumulés. Son absence de propreté est absorbée par ses sombres préoccupations.

Une télévision poussiéreuse occupe un coin de la pièce, référence à son isolement et sa déconnexion avec le monde extérieur, préférant se replier sur elle-même pour trouver un peu de réconfort. Une fois la porte fermée, Alison jette son sac en bandoulière près du lit avec une certaine négligence.

Épuisée par son besoin pressant de se détendre après cette journée éprouvante, elle s'affale sur le lit, et se laisse gagner par la fatigue et l'épuisement.

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